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Le président américain compte bien avancer ses priorités stratégiques lors du sommet de l’OTAN qui commence ce lundi à Bruxelles. Ses alliés européens seront priés de suivre

Richard Werly

«Donald Trump était obsédé par l’augmentation des budgets consacrés par ses alliés à leur défense. Il voulait avant tout leur vendre des armes. Joe Biden, lui, est en train de réinventer la notion de monde libre. Il vient vendre à l’OTAN un leadership américain renouvelé, mais qui ne divise pas moins.» Spécialiste des questions de défense, Nicole Gnesotto voit déjà poindre le danger de l’ère Biden: une rivalité exacerbée entre l’Alliance atlantique et l’Union européenne, dont les efforts pour défendre sa souveraineté butent sur la nouvelle approche stratégique de Washington: «Biden n’est pas contre une défense européenne plus autonome. Mais il veut tracer une ligne, à l’ancienne, entre les bons et les méchants, poursuit la coordinatrice de l’essai collectif Le Monde en 2025 (Ed. Laffont). Ceux qui sont dans le monde libre doivent travailler ensemble au sein de l’OTAN, pour riposter aux attaques des puissances menaçantes: la Chine d’abord, la Russie ensuite.»

L’OTAN n’est plus «obsolète»

A Bruxelles où il participe, ce lundi 14 juin, à un sommet des chefs d’Etat ou de gouvernement des 30 pays membres de la plus puissante coalition militaire mondiale, le président américain entonnera donc sans doute un refrain bien différent de son prédécesseur. Après avoir, au début de son mandat, jugé l’OTAN «obsolète», parce que trop bureaucratique et bien trop coûteuse pour les Etats-Unis, Donald Trump avait ensuite surtout parlé budget, argent, et commandes de matériels. Oui à l’OTAN, si les alliés paient… Et pas question de laisser Emmanuel Macron semer le doute, lors du dernier sommet de l’Alliance à Londres, avec son entretien à The Economist jugeant l’Alliance atlantique «en état de mort cérébrale».

«Pour faire simple, Trump voyait l’OTAN comme un club d’Etats vassaux, juge un diplomate bruxellois. Il avait d’ailleurs, lors de l’inauguration du nouveau QG de l’Alliance à Bruxelles en 2017, pris ses distances avec l’article 5 de sa charte selon lequel «si un pays de l’OTAN est victime d’une attaque armée, chaque membre se considère attaqué». Biden, lui, est fidèle aux principes d’origine: l’OTAN est un instrument de défense collective. Contre les ennemis des Etats-Unis et de leurs alliés.»

2% du PIB pour la défense

Le débat ne tourne donc plus seulement autour des moyens et du fameux 2% budgétaire que tous les membres de l’OTAN ont promis de consacrer à leur défense (3,3% pour les Etats-Unis en 2020, 2,1% pour le Royaume-Uni et la France, 1,5% pour l’Allemagne). Il redevient géopolitique. Avec, en arrière-plan, la concurrence entre l’UE et l’OTAN puisque l’aspect militaire n’est plus le seul facteur, comme le montre le rapport «OTAN 2030» publié en novembre 2020, en partie pour répondre à l’interpellation du président français. Ce document de 67 pages plaide pour une révision stratégique destinée à maintenir, en particulier vis-à-vis de la Chine, une «supériorité technologique» occidentale via les infrastructures numériques et spatiales. Le secrétaire général de l’Alliance, le norvégien Jens Stoltenberg, s’appuiera dessus lors du sommet. Son but? Reformuler le concept stratégique adopté en 2010.

«Pour l’administration Biden, tout est désormais vu au prisme du rapport de force avec Pékin: les relations commerciales, les transferts de technologie, les investissements dans les infrastructures portuaires, juge Nicole Gnesotto. La question posée aux Européens est dès lors simple: si tous ces sujets sont empoignés par l’OTAN, à quoi sert l’Union européenne? L’autonomie des équipements militaires n’est pas le sujet. C’est l’autonomie de pensée des alliés qui est en cause, dans un monde en train de redevenir noir et blanc: l’Occident démocratique contre les autres…»

Emmanuel Macron isolé

Ce piège, un dirigeant a toutes les raisons de le redouter: Emmanuel Macron. Le président français, dont le pays a toujours été un allié turbulent, est l’un des défenseurs les plus virulents de la souveraineté européenne, y compris dans le domaine crucial du numérique. «L’Europe n’a jusque-là pas été assez souveraine et stratège, avait-il déclaré en 2019 aux rencontres franco-allemandes d’Evian. Nous risquons de voir une perte de notre modèle européen, face à la Chine et aux Etats-Unis, dont les modèles ne nous correspondent pas.»

Problème: cette souveraineté suppose de pouvoir assumer une ligne divergente vis-à-vis de la Russie, voire de la Chine, mais aussi d’avoir les moyens d’opérations militaires extérieures autonomes. Or l’annonce, la semaine dernière, de la fin prochaine de l’opération française Barkhane au Sahel démontre le contraire: «Depuis des mois, la France a tout fait pour convaincre ses voisins européens de partager le fardeau de la lutte antiterroriste au Sahel. Or cela n’a pas marché. C’est une impasse», jugeait, dans sa dernière édition, l’hebdomadaire L’Express.

Provocations turques

L’autre caillou dans la chaussure de l’Alliance est de taille: il s’agit de la Turquie, membre de l’Alliance depuis 1953, tout comme la Grèce, vis-à-vis de laquelle les autorités d’Ankara ont récemment multiplié les provocations maritimes, sur fond de gisements pétroliers disputés. Joe Biden rencontrera, en marge du sommet de Bruxelles, le président turc Erdogan. Mais là aussi, les intérêts américains diffèrent de ceux des Européens: «Le pouvoir turc a besoin d’apaiser les Etats-Unis, juge Rachel Ellehuus, du Centre d’études stratégiques et internationales de Washington. Etre dans l’OTAN est une garantie pour l’économie turque, rattachée à l’Occident.»

La probabilité d’un Biden apaisant vis-à-vis d’Ankara est dès lors forte. Alors qu’à l’inverse, la nouvelle administration américaine a durci le ton sur la Russie, compliquant là aussi la tâche des Européens et jouant de leurs divergences habituelles: d’un côté, les grands pays de l’UE (France, Italie, Allemagne) soucieux de conserver une forme de dialogue avec Vladimir Poutine, malgré l’Ukraine et maintenant la Biélorussie. De l’autre, le front de l’Est, emmené par la Pologne et des pays baltes, pour lesquels la seule sécurité qui vaille est celle offerte par les Etats-Unis. Et si le «commandant en chef» Joe Biden était en train, vis-à-vis de l’Europe, de réinventer le fameux «diviser pour mieux régner»?

Le Temps