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Nadia Marzouki

1L’œuvre d’Edward Saïd, décédé voici quelques mois, est souvent apparue comme une œuvre simpliste et manichéenne qui opposerait un Occident impérialiste à un Orient victime. En 1980 déjà, paraît aux Éditions du CNRS un ouvrage collectif, D’un Orient à l’autre, qui a pour projet implicite de répondre aux thèses prétendument caricaturales de L’orientalisme, paru deux ans plus tôt. Les auteurs de cet ouvrage suggèrent qu’Edward Saïd met en avant une vision trop univoque de l’impérialisme occidental, qu’il ne tient pas assez compte des stratégies de résistance développées par les acteurs des pays dominés. D’autres ont suggéré qu’en faisant de l’Orient une victime passive et de la culture occidentale une entreprise essentiellement prédatrice, Saïd apportait de l’eau au moulin des fondamentalismes politiques ou religieux antidémocratiques de l’Orient ou du relativisme anti-humaniste de certains secteurs académiques occidentaux. Bref, Saïd finit par apparaître pour certains comme le représentant d’un regard « occidentaliste » unilatéral et stigmatisant, symétrique des constructions orientalistes dénigrantes qu’il déplorait. Ces critiques et ces opinions semblent pourtant incongrues quand on les confronte aux textes d’Edward Saïd qui témoignent de sa méfiance à l’égard de toute perspective unilatérale et de tout fondamentalisme autoritaire. Plutôt que de s’appesantir sur cette controverse, on peut interroger le caractère paradoxal de l’œuvre d’un penseur qui est à la fois le chantre d’une modernité humaniste et l’auteur de concepts destinés à déconstruire cette modernité.

2 Oublier : tel est le point de départ de l’activité de l’intellectuel selon Edward Saïd. Oublier d’utiliser le savoir comme une stratégie de pouvoir et la connaissance comme une méthode de domination de l’objet d’étude, oublier de hiérarchiser, d’étiqueter, de classer dans l’espoir de faire valoir son identité et sa culture propres comme supérieures à celles de l’autre. Après l’intellectuel héroïco-critique de Julien Benda et l’intellectuel organique de Gramsci, Edward Saïd invente ainsi l’intellectuel « exilique » [1][1]E. Saïd, Des intellectuels et du pouvoir, Seuil, 1994.. Pour lui, l’exil est plus que la métaphore de la condition de l’intellectuel, il en est l’essence.

3 L’exilé ne se sent à sa place ni dans sa terre natale, ni dans son pays d’accueil. Or le sentiment qu’il éprouve de ne pouvoir habiter nulle part est aussi une chance, intellectuellement. Car l’exilé perçoit naturellement toutes les choses dans une perspective à la fois comparatiste et historique. D’une part, il analyse chaque évènement d’un point de vue double ; d’autre part, plutôt que de prendre les évènements ou les discours comme des données, il cherche à savoir comment ces derniers ont été construits. C’est ce type de regard, naturel chez l’exilé, que l’intellectuel doit s’efforcer d’adopter. Si douloureux qu’il soit pour les personnes vivant effectivement loin de leur pays, l’exil est d’un point de vue théorique la définition du statut de l’intellectuel. Quel que soit le lieu où il vit et où il s’exprime, l’intellectuel est dans une position d’outsider dès lors qu’il choisit de ne faire primer aucun attachement, aucun intérêt particulier sur ce que Saïd appelle le devoir de vérité et d’universel.

• L’intellectuel amateur

4 Saïd prône une autre forme de fragilité pour l’intellectuel : l’amateurisme, par opposition au professionnalisme. « La menace qui pèse le plus lourd sur l’intellectuel actuel en Occident, c’est une attitude à part entière qui s’appelle le professionnalisme, c’est-à-dire le fait de penser le travail intellectuel en termes de gagne-pain, un travail effectué en vue de se rendre vendable, présentable, apolitique, inexposé et objectif [2][2]E. Saïd, Des intellectuels et du pouvoir, p.92, op. cit. ». Cette tendance à la spécialisation a deux conséquences négatives, en apparence paradoxales. Le savoir se déconnecte de la question de la responsabilité, du choix, de l’engagement, puisqu’il n’est plus qu’affaire de méthodologies impersonnelles. Mais en même temps ce savoir d’expertise se laisse facilement séduire par les commandes des gouvernements en place. À l’heure où les experts de toutes sortes se bousculent aux portillons du pouvoir, l’intellectuel digne de ce nom doit au contraire revendiquer le droit à la liberté qu’offre l’amateurisme. À l’inverse du potentat universitaire spécialisé dans une sous-discipline bien cloisonnée, l’intellectuel amateur prend le risque de sortir de sa spécialité, de s’intéresser sans honte aux questions politiques de son temps, de s’adresser à un public de profanes, d’utiliser d’autres moyens d’expression que la publication universitaire. À plusieurs reprises, Saïd demande pourquoi les intellectuels occidentaux ont si peu réagi contre l’impérialisme. Le silence des écrivains du xixe siècle tels Austen et Conrad peut être mis sur le compte soit d’une fascination réelle pour l’entreprise impériale, soit d’une ignorance due à une certaine forme d’insularité culturelle. Le silence des intellectuels américains depuis les années 1960 en revanche s’explique par une neutralisation de leur hypothétique « capital théorique libérateur » qui s’opère au sein de l’université. « Quant aux intellectuels qui s’occupent de principes, la munificente université américaine les a rendus inoffensifs. Des sectes nouvelles, comme le postmodernisme, l’analyse de discours, la nouvelle histoire, la déconstruction, le néopragmatisme les propulsent dans la stratosphère. Une apesanteur stupéfiante les libère de la gravité de l’histoire et de la responsabilité individuelle. Ils n’accordent pas la moindre attention aux affaires publiques [3][3]E. Saïd, Culture et impérialisme, Fayard, 2000, p.422. ». Cette promotion de l’intellectuel amateur par opposition au mandarin et à l’homme d’appareil appelle toutefois une remarque. Saïd a beau proclamer son refus de toute démarche essentialiste, d’une certaine manière, il n’y échappe pas non plus. Lorsqu’il construit cette opposition, il le fait en référence à un contexte précis, celui du champ universitaire américain. De ce point de vue, l’opposition qu’il décrit n’a pas de valeur universelle : elle ne convient pas nécessairement pour la France, et on peut supposer qu’elle n’a pas la même réalité dans les années 1960 qu’aujourd’hui. Pourtant on observe dans le texte de Saïd un glissement entre une opposition contextualisée et une opposition érigée en archétype. Saïd semble dénoncer cette opposition comme si elle était absolue. Or ce glissement du contextuel à l’essentiel vient sans doute du fait que Saïd utilise le terme d’intellectuel uniquement au singulier, ce qui revient à substantialiser la notion. N’y a-t-il pas quelque chose d’étonnant dans ce refus de parler des intellectuels au pluriel chez un penseur qui, par ailleurs, accorde tant d’importance à l’idée que les identités culturelles sont relatives et historiquement construites ? Déroutante également sa façon de concevoir l’intellectuel d’après un schéma qui finalement renvoie à des catégories et à des évènements purement occidentaux. À aucun moment Saïd ne rend compte vraiment du champ intellectuel concret dans le monde arabe. Quand il en parle, il semble transposer un schéma très abstrait, lui-même inspiré d’un schéma occidental. Il ne s’intéresse pas à la différence que recouvre le terme intellectuel dans le monde arabe, à la différence qui sépare le théologien réformiste, l’islamiste engagé, le nationaliste néo-nassérien, l’universaliste humaniste, etc. D’une certaine façon, cette tendance à l’essentialisation de l’intellectuel dans Des intellectuels et du pouvoir ne s’explique-t-elle pas par un certain souci narcissique et aristocratique de la part de Saïd de se mettre en scène, d’exalter son « moi » d’intellectuel exemplaire ?

• L’intellectuel socratique

5 Saïd se réfère souvent à Sartre dans ses propos sur les intellectuels, pour souligner l’idée selon laquelle l’intellectuel est nécessairement un homme public, engagé dans les affaires publiques. On pourrait dire aussi qu’il y a quelque chose de socratique dans cet intellectuel idéal. D’abord dans le refus de la dramatisation ou de la tragédie, dans la volonté lucide de faire face à la réalité. Car le sentiment de non-appartenance que partagent l’exilé et l’intellectuel est à prendre comme une donnée. En effet, Saïd insiste sur le fait que l’exil est un problème auquel il n’y a pas de solution. Prendre le parti du pouvoir ou du pays d’accueil, transformer sa vie d’exilé en une esthétique, retrouver dans le pays natal un sentiment d’appartenance sont autant de solutions illusoires.

6 Socratique également est le refus de tout dogmatisme, quel que soit le camp d’où il vient. Toujours sceptique, souvent ironique mais surtout pas cynique, l’intellectuel se garde de faire de sa condition d’exilé une esthétique ou un dogme qui le placerait au-dessus des autres. Il s’efforce de faire servir son scepticisme à un idéal moral et politique. Saïd conçoit l’intellectuel non pas comme un spectateur irresponsable, mais comme une « énergie ». Par nature engagé et responsable, il n’est pas nécessairement voué à prendre parti de façon doctrinaire. Le travail dans lequel doit se déployer l’énergie de l’intellectuel, c’est un travail de liaison, de mise en relation, de déconstruction. Les mots clés de Saïd pour définir le travail de l’intellectuel sont le contrepoint et l’interdépendance. Faire apparaître les cultures, les identités et les histoires en contrepoint les unes des autres permet de faire exister l’universel, c’est-à-dire pour Saïd l’interdépendance.

7 S’il y a dans l’œuvre de Saïd un souci de l’universel, il faut distinguer entre l’universalisme d’usurpation et l’universalisme véritable. L’universel usurpé correspond à un ordre local et relatif qui a réussi à prendre le dessus sur d’autres ordres locaux en raison de circonstances historiques déterminées. L’universalisme d’usurpation est impérialiste et idéologique et ne recouvre aucune réalité. Il reflète simplement un rapport de force ou, pour reprendre les termes de Farhad Khosrokhavar auxquels Saïd aurait certainement souscrit, un « communautarisme majoritaire exacerbé ».

8 Cependant Edward Saïd évite de tomber dans le piège qui consisterait à opposer à cette conception occidentalocentrée de l’universel une conception symétrique, orientale ou tiers-mondiste, de cet universel. Il ne réagit pas non plus en niant toute pertinence à la catégorie d’universel, au profit des catégories de différences, de minorités ou de particularisme. À l’universel totalisant et essentialisant, Saïd oppose un universel défini comme interdépendance, comme nécessité. L’universel chez Saïd ne désigne pas une transcendance, un devoir-être ou un idéal humain que certaines communautés ou peuples n’auraient pas encore atteint. L’universel se lit dans la transversalité des rapports entre les peuples et dans l’interdépendance des écritures de leurs histoires respectives. Il est immanent à la réalité. « Nous devons commencer par admettre que la carte du monde ne comporte pas d’espaces, essences ou privilèges sacralisés par un dogme ou par un Dieu. […] L’histoire humaine est suffisamment tissée, dense et accessible pour qu’on n’ait pas besoin de recourir, dans nos explications, à des acteurs extra-historiques ou surnaturels [4][4]E. Saïd, ibid, p.433. ».

9 L’universalisme de Saïd consiste en une croyance en la relativité des rapports de force culturels et en la transversalité des identités et de leurs écritures. Or cet universalisme n’est pas simplement un système de pensée, il est la définition même du mode de vie des générations futures. Prenant acte de la croissance inouïe des phénomènes de migrations, d’exil, de transferts de population depuis la fin du xixe siècle, Saïd, s’inspirant des thèses de Paul Virilio, conçoit l’errance et l’exil comme la condition des hommes de demain. D’après lui, on peut lire dans l’intensification d’une certaine « humeur oppositionnelle », qui émane de tous les mouvements de libération dans le monde, les prémisses d’un « positionnement théorique commun » inédit, fondé sur le souci d’une « contre-articulation internationaliste ». De la multiplication des conflits locaux et des mouvements de populations qu’ils entraînent, émerge une nouvelle façon de penser le rapport au monde et au pouvoir, qui ne serait plus impérialiste et agressive, mais « exilique » et transgressive. Autrement dit, dès le début des années 1980 Saïd pressent ce que de plus en plus de politistes constatent et conceptualisent aujourd’hui, à savoir la déterritorialisation des religions, la désincarnation des idéologies, le découplage entre les notions de conflit et de territoire, bref l’inutilité aujourd’hui d’une conception géostratégique des rapports de force.

10 L’universalisme, explique Saïd, n’est pas une idéologie, mais la donnée de base d’une époque où les hommes peuvent de moins en moins espérer vivre de façon autonome, dans un espace clos. À l’avenir, l’homme ne pourra plus trouver refuge que dans l’universel. Il est intéressant de remarquer que pour Saïd cette condition de l’homme de demain n’est autre que celle de celui qu’il appelle le « Juif non-juif ». Reprenant les thèses d’Isaac Deutscher, Saïd rappelle qu’il y a à l’intérieur du judaïsme une tradition du « Juif non-juif », tels Spinoza, Heine, Freud, qui entretiennent un rapport ambigu et critique à leur religion. Or cette figure du « Juif non-juif » est aussi pour Saïd la figure emblématique de l’intellectuel, du fait de son statut d’exilé permanent. Dans Freud and the non-european[5][5]E. Saïd, Freud and the non-european, Verso, New-York, 2003., le Freud de Moïse et le monothéisme apparaît d’une certaine manière comme l’archétype de l’intellectuel idéal, voire comme le modèle auquel Saïd lui-même s’identifie. En soutenant la thèse de l’origine égyptienne et non juive de Moïse et du judaïsme, Freud fait apparaître que l’identité ne peut jamais se penser à l’intérieur d’elle-même et se place lui-même en porte-à-faux par rapport à sa propre religion et à sa communauté d’origine. En ce sens là, le « juif non-juif » que représente Freud est une incarnation parfaite de l’intellectuel « exilique ».

11 On présente souvent les thèses d’Edward Saïd dans une perspective simpliste et polémique. À l’orientalisme triomphant des scientifiques occidentaux, Saïd se contenterait, dit-on, d’opposer un « occidentalisme » tout aussi monolithique et tout aussi arrogant. C’est faire là un faux procès à un auteur qui n’a eu de cesse de dénoncer les démarches essentialisantes et étroitement partisanes, d’où qu’elles viennent. À plusieurs reprises, Saïd déplore les attitudes de style impérialiste adoptées par certains intellectuels des pays anciennement colonisés après la conquête de leur indépendance. Trop nombreux furent les nationalistes arabes, tentés d’imiter les schémas impérialistes pour faire valoir leur culture non seulement au détriment des anciennes puissances coloniales mais même au détriment des autres pays anciennement colonisés, regrette Saïd. Cet acharnement à renvoyer dos à dos les dogmatismes orientaux et occidentaux lui a d’ailleurs valu les critiques de nombreux intellectuels et hommes politiques arabes qui allèrent jusqu’à l’accuser de trahison. Inlassablement, Saïd rejette la stigmatisation unilatérale car elle est appauvrissante. Il exprime sa méfiance à l’égard de toute valeur transcendante, car celle-ci est toujours manipulatrice. On peut s’étonner ainsi de l’image caricaturale que l’on diffuse souvent des thèses de Saïd quand on sait à quel point il s’est efforcé de rappeler que la vérité n’est pas dans l’essentialisation.

12 La seule vérité qui compte aux yeux d’Edward Saïd, c’est celle qui se cache dans les objets hybrides, composites, dans les détails et la nuance. Chercher la vérité, c’est prendre au sérieux l’existence de réseaux multiples entre les hommes et les objets, c’est chercher à comprendre ces constructions relatives et interdépendantes. De même qu’il refuse de chercher une solution à la donnée – plutôt qu’au problème – de l’exil, de même, Saïd décide de ne pas choisir entre culture et impérialisme. « Ma solution personnelle aux contradictions entre engagement et théorie est un élargissement de la perspective, qui permet de voir simultanément la culture et l’impérialisme [6][6]E. Saïd, Culture et impérialisme, op. cit., p.281. ». Autrement dit, il ne s’agit pas de jeter aux oubliettes les œuvres de Joseph Conrad, de Jane Austen ou de Rudyard Kipling sous prétexte qu’elles ont contribué à l’expansion de l’idéologie impérialiste. Il faut continuer à lire ces auteurs et à rendre justice à leur travail.

13 Loin de dénigrer dans sa totalité le canon occidental, comme le croient certains adeptes d’un post-colonialisme ressentimental et comme le lui reproche – à tort – la critique conservatrice, Saïd est un fervent défenseur de l’autonomie des valeurs esthétiques (outre le fait que ses goûts personnels sont très classiques et légitimes, comme en témoignent entre autres le choix de ses objets d’étude littéraire et son activité pianistique et musicologique). Mais il ne s’en tient pas là et, partisan d’un humanisme intégral, il propose d’enrichir la palette de la critique littéraire en analysant aussi les œuvres dans la perspective du contexte historique qui les influence et qu’elles influencent. Que ce soit pour définir le rôle de l’intellectuel, la condition d’exilé ou le rapport entre culture et impérialisme, la stratégie d’Edward Saïd ne varie pas. Contre la fuite dans l’idéologie, dans le fantasme, dans le dogme ou dans l’esthétisme, il fait valoir le principe de réalité.

• Dire la vérité au pouvoir

14 Toutefois, il semble y avoir dans l’œuvre de Saïd une certaine hésitation s’agissant de la définition de la vérité. Refusant catégoriquement de concevoir la vérité comme une essence transcendante aux hommes et aux choses, il est naturellement conduit à suggérer qu’il n’y a de vérité que relative. Reprenant à son compte l’argumentaire développé par Virginia Woolf, Saïd affirme que la seule chose que peut faire l’intellectuel, plutôt que d’imposer une vérité, c’est de montrer le chemin qu’il a emprunté pour y parvenir, les différentes astuces qu’il a utilisées pour construire cette vérité. « On ne peut montrer que la manière dont on vient à s’attacher à l’opinion que l’on a. […] On ne peut pas dire la vérité, on doit se borner à montrer le chemin suivi pour montrer l’opinion qu’on soutient [7][7]V. Woolf, « Une chambre à soi », cité par E. Saïd, Des… ». Autrement dit, l’intellectuel doit d’emblée faire apparaître la vérité comme construite. Mais en même temps, on sent bien que Saïd a du mal à se contenter de cette définition relativiste de la vérité. À plusieurs reprises, il rappelle en effet que le rôle de l’intellectuel c’est de « dire la vérité au pouvoir ». Que signifie-t-il par cette expression ? Comment l’intellectuel peut-il « dire la vérité au pouvoir » si la vérité n’existe que de façon relative ? « Dire la vérité au pouvoir », cela signifie dans un premier temps démasquer la façon dont le pouvoir est parvenu à construire et à imposer une vérité, montrer au pouvoir que l’on n’est pas dupe, remplacer le slogan par une analyse. Mais Saïd a beau s’efforcer de tenir un discours cohérent avec cette définition de la vérité comme construction, on sent bien que ce qui guide son travail, c’est une approche beaucoup plus morale de la vérité. Car qu’est-ce qui confère à l’intellectuel la légitimité nécessaire pour parler vrai au pouvoir ? Ce qui fait l’autorité de l’intellectuel selon Saïd, ce n’est pas tant la rationalité de son discours que son éthique personnelle, son engagement indéfectible à certains principes.

15 En plus de cette vérité définie comme construction scientifique, Saïd ne peut s’empêcher de croire en une vérité dont les critères sont à chercher non plus du côté du raisonnement mais du côté de l’éthique. Saïd parle des « critères de vérité attachés au malheur et à l’oppression ». Conscient que cette double approche de la vérité, à la fois relativiste et morale, est bien palpable dans son œuvre, Saïd anticipe les critiques en affirmant d’emblée que pour lui, ce n’est pas faire preuve de mysticisme que d’arrimer ses recherches scientifiques à un souci de cohérence morale. « Parler de cohérence dans le maintien des normes du comportement international de la défense des droits de l’homme n’est pas chercher au fond de soi une lumière dictée par je ne sais quelle inspiration ou intuition prophétique [8][8]E. Saïd, Des intellectuels et du pouvoir, op. cit. p.114. ».

• Un humaniste intégral

16 On peut tout de même rappeler ici que l’expression « to speak truth to power » est un lieu commun de la culture politique radicale anglo-américaine. Cette expression fait directement référence à l’ethos « protestant-prophétique » de tous les grands dissidents et intellectuels « radicaux » (au sens américain de « radicals »). Il est remarquable de voir comment là encore, tout en prétendant dépeindre un portrait idéal, rationnel et universel de l’intellectuel, Saïd se réfère à un schéma et à une formule culturellement bien déterminés et dont la tonalité éthico-religieuse est très claire.

17 Il y a ainsi deux facettes dans l’œuvre de Saïd. D’une part, celle-ci met en évidence le caractère construit des vérités historiques, la nécessaire superposition des strates identitaires à l’intérieur d’un peuple, l’interdépendance entre les peuples, l’hybridation des cultures et des identités, l’errance des générations à venir. En ce sens-là, la pensée de Saïd va dans le sens d’un dépassement de la perspective de la modernité humaniste et occidentale. Mais d’autre part, Saïd met en avant sa foi en ces catégories, plutôt « périmées » en Occident, que sont l’humanisme, la vérité et la modernité. S’il évoque son intérêt pour les thèses de Virilio, il n’en reste pas moins fidèle à Auerbach. Défenseur du tiers-monde et critique virulent des discours universalistes ethnocentriques, il n’hésite pas à s’affirmer comme humaniste intégral dans un contexte académique où cette étiquette n’est pas très appréciée.

18 On peut replacer cette ambivalence de l’œuvre de Saïd dans la perspective du rapport lui-même ambivalent que Saïd entretenait à l’œuvre de Foucault. D’une part, Saïd a toujours été très admiratif de la méthode foucaldienne d’archéologie et d’analyse des pratiques discursives. L’orientalisme a lui-même été perçu comme une œuvre foucaldienne. Mais d’autre part, avec le temps, Saïd se montre de plus en plus réticent par rapport au relativisme nietzschéen de Foucault et à l’usage anti-humaniste radical qu’en font certains penseurs américains.

19 Cette dualité s’explique sans doute par la double appartenance culturelle d’Edward Saïd. Il rappelle ainsi qu’à l’heure où les universités occidentales créent des disciplines toutes plus indifférentes à la question de la modernité les unes que les autres, de nombreux intellectuels et artistes arabes, eux, s’échinent encore à essayer de croire en la possibilité d’instaurer la démocratie dans leur pays et s’engagent pour la modernité. La double perspective systématisée par Saïd n’autorise en aucun cas à conclure à une volonté de sa part de se maintenir en retrait, à une forme d’indécision ou de lâcheté ; car nul ne peut mettre en doute la force de l’engagement politique et scientifique de Saïd. Ce que révèle, en revanche, ce souci permanent de la double perspective, c’est une démarche multidimensionnelle, intégrale, tant sur le plan épistémologique (où la vérité est conçue à la fois comme construction relative et comme nécessité morale) que sur le plan éthico-politique (où l’engagement est conçu à la fois dans la perspective de la déterritorialisation des idéologies et dans la perspective d’un humanisme classique). •

Notes

  • [1] E. Saïd, Des intellectuels et du pouvoir, Seuil, 1994.
  • [2] E. Saïd, Des intellectuels et du pouvoir, p.92, op. cit.
  • [3] E. Saïd, Culture et impérialisme, Fayard, 2000, p.422.
  • [4] E. Saïd, ibid, p.433.
  • [5] E. Saïd, Freud and the non-european, Verso, New-York, 2003.
  • [6] E. Saïd, Culture et impérialisme, op. cit., p.281.
  • [7] V. Woolf, « Une chambre à soi », cité par E. Saïd, Des intellectuels et du pouvoir, op. cit.
  • [8] E. Saïd, Des intellectuels et du pouvoir, op. cit. p.114.

Source : https://doi.org/10.3917/mouv.033.0162