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« La Russie est un rébus enveloppé de mystère autour d’une énigme » (Winston Churchill). Les choses ont-elles changé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ? L’on évoque souvent la détérioration de la relation entre la Russie et les États-Unis au cours des dernières années, des derniers mois (Cf. la déclaration finale du dernier sommet de l’OTAN).
Depuis, le 20 janvier 2021, nous sommes passés de la crise de défiance entre Moscou et Washington à un retour d’un minimum de confiance entre les deux chefs d’État qui s’est concrétisée lors de rencontre Biden-Poutine de Genève le 16 juin 2021. Moins commentée est la problématique de la relation de la Russie avec d’autres perturbateurs de l’ordre international.
À titre d’exemple, qu’en est-il de la relation de Moscou avec la Turquie ? Un retour sur le passé s’impose pour appréhender une histoire ancienne de luttes d’empires qui marque encore de son empreinte la relation bilatérale entre Ankara et Moscou. Elle permet, du moins en partie, de mieux appréhender le présent fait d’un cocktail subtil de coopération et de compétition entre deux États particulièrement attachés à leur statut, de facto si ce n’est de jure, d’empires.
UNE HISTOIRE ANCIENNE DE LUTTE D’EMPIRES
Comme toutes les histoires anciennes d’empires, les relations entre la Russie des Tsars et la Sublime Porte ont été émaillées de luttes féroces entrecoupées de périodes de calme.
Les premiers conflits entre Russes et Turcs apparaissent à la fin du XVIIe siècle. L’ennemi est encore « modeste » mais réalise des avancées territoriales considérables de 1670 à 1700. La Russie s’est rendue maîtresse de l’Ukraine de la rive gauche (Kiev incluse) en 1667 et devient la voisine de l’Empire ottoman en Bessarabie comme le long de la côte occupée par les Khans de Crimée, vassaux des Turcs, soit sur tout le littoral nord de la mer Noire. Par la paix de Radzin les Turcs reconnaissent cette mainmise russe sur l’Ukraine, la qualité officielle du tsar avec son droit de protection sur l’église orthodoxe de Jérusalem. Les Russes mettront désormais tout en œuvre pour que le patriarcat de Moscou, créé en 1589, soit considéré par les orthodoxes comme supérieur à celui de Constantinople, ceci impliquant un droit de protection pour les chrétiens de rite grec de l’Empire ottoman.
C’est Pierre le Grand qui sera le premier à fouler le littoral maritime de la Russie méridionale ; mais son entreprise s’explique surtout comme l’exécution des engagements de ses prédécesseurs. La paix de Karlowitz (1699) confirmée par celle de Constantinople (1700) attribue la possession d’Azov aux Russes. 1764 : les troupes russes envahissent la Pologne dont l’Empire ottoman garantit l’intégrité mais qui n’interviendra que quatre ans plus tard et dont l’armée est défaite en Bessarabie et en Crimée. 21 juillet 1774 : signature du traité de Kutchuk-Kaïnardja très défavorable à la partie turque : la Russie qui s’est imposée en Pologne et sur la mer Noire apparaît de plus en plus comme une grande puissance. Sous Sélim III les Turcs perçoivent le traité comme un accident qu’il convient d’annuler. La situation, néanmoins, se consolide. Sous Mahmud II, qui règne à partir de 1808, les Russes annexeront la Bessarabie ; ils renoncent cependant à la Moldavie à l’ouest du Pruth et à la Valachie.
Objectif lointain du tsar dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle : séparer la Grèce où des intellectuels affichent un désir d’indépendance de l’Empire ottoman. Nicolas Ier, partisan de méthodes plus musclées que son prédécesseur Alexandre, lance à la Porte un ultimatum dont découlera le traité d’Akkerman (1826) : droit de commerce aux Russes sur toutes les mers ottomanes et protection sur la Moldavie, la Valachie et la Serbie, mais rien sur la Grèce. Intervention alors de la Grande-Bretagne, et ce seront d’abord les accords de Londres : médiation de l’Angleterre, la France et la Russie entre Turquie et Grèce ; puis la proclamation de la guerre sainte par le sultan et la déclaration de guerre russe ; enfin le traité d’Andrinople et l’indépendance de la Grèce (moins la Crète) en 1830.
Une situation belliqueuse qui se poursuivra jusqu’à la Première Guerre mondiale. Malgré une bonne partie de l’opinion publique qui souhaite un rapprochement avec la France et l’Angleterre Enver (ministre de la Guerre) et Talaat (ministre de l’Intérieur) Pacha négocient secrètement un traité d’alliance avec l’Allemagne signé le 2 août 1914. Après la défaite de 1914-1918, le dépeçage de l’Empire ottoman et la révolution kémaliste en 1919-1920, il y aura une période d’accalmie dans les relations russo-turques. Un traité de non-agression et de neutralité sera signé en décembre 1925 et à la même date en 1929, puis en octobre 1931. La Turquie retrouve par la Convention de Montreux en juillet 1936 le plein contrôle des Détroits.
Ankara décidera de rester en dehors du conflit de 1939-1945 qui ne lui apporterait nul bénéfice. Suivent des pactes d’assistance mutuelle avec la France et l’Angleterre, puis l’annonce d’un pacte de non-agression avec l’Union soviétique le 24 mars 1941, mais aussi la conclusion d’un traité d’amitié avec l’Allemagne le 18 juin de la même année. La Turquie restera complètement isolée du conflit jusqu’au printemps 1944 lorsque Roosevelt et Churchill demandent au président Ismet Inönü, au pouvoir depuis la mort de Mustapha Kemal Atatürk le 10 novembre 1938, de prendre une part effective à la lutte contre le Reich hitlérien. Ankara arrête alors plutôt symboliquement ses exportations de chrome en direction de l’Allemagne ; ses relations politiques et commerciales avec ce pays sont rompues le 2 août, mais c’est seulement le 23 février 1945 qu’elle lui déclarera la guerre, sans participer pour autant activement au conflit.
La Turquie adhère aux Nations unies, participe à la guerre de Corée en 1950 et sera membre de l’OTAN, en même temps que la Grèce, en septembre 1951. C’est dire qu’elle s’est clairement ancrée pendant la guerre froide dans le monde libre, l’Ouest, et surtout aux côtés des États-Unis. Elle adopte la doctrine Truman et sera le premier pays musulman à reconnaître Israël en 1952. Une demande soviétique de révision de Montreux, en 1946, restera sans effet. Staline ne s’étant d’ailleurs pas privé, l’année précédente, de revendiquer Kars et Ardahan, à l’extrême est du pays, mais sans aboutir. En février 1955, la Turquie rejoindra avec l’Iran, l’Irak, le Pakistan, la Grande-Bretagne et les États-Unis le groupe du pacte de Bagdad devenu le CENTO (Central Treaty Organization) en 1959 après la révolution irakienne.
Une fois mis en place le Pacte de Varsovie le 14 mai 1955, la république turque deviendra un avant-poste de l’OTAN. Elle a une très grande importance stratégique, partageant une longue frontière avec l’Union soviétique. Ankara jouit d’un soutien américain sans faille mais l’affrontement russo-turc s’en trouve relancé. Durant la coexistence pacifique, de 1955 à 1968, elle n’a pas été le théâtre direct des querelles entre blocs. Mais elle a dû, en membre loyal de l’OTAN, accueillir les installations militaires qui la protégeaient des Soviétiques, ce qui ne fut pas sans poser des problèmes aux gouvernements de l’époque. Ankara, au demeurant confronté à une crise économique chronique dut faire face à des tentatives de déstabilisation sociale par l’URSS. Le terrain des affrontements entre l’Occident et l’Union soviétique s’étant élargi aux Proche- et Moyen-Orient, la période de « détente », de 1969 à 1979, n’en fut pas une pour la Turquie.
Coup d’État de 1971, problème chypriote et partition de l’île en 1974, révolution islamique en Iran, tensions entre extrême droite et extrême gauche qui s’enveniment, nouveau coup d’État en septembre 1980 : les secousses internes, en Turquie, viennent toujours se mêler au conflit Est-Ouest. Politique et géopolitique y sont indissolublement liées.
Ankara, une fois le mur de Berlin tombé, s’attendait à une amélioration des rapports avec Moscou. Il n’en fut rien. David comme Goliath se réclament d’une légitimité en Asie centrale revendiquée par les deux parties comme leur arrière-cour, leur jardin respectif. Notamment l’Azerbaïdjan, l’Arménie, la Géorgie, le Turkménistan, l’Ouzbékistan, le Kazakhstan, le Kirghizstan, le Tadjikistan, sont devenus leur « aire de jeu » et de confrontation.
Guillaume Berlat
Source: https://prochetmoyen-orient.ch/