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Pierre Conesa, Essayiste et ancien haut fonctionnaire français au ministère de la Défense. Spécialiste des questions stratégiques militaires, il est maître de conférences à Sciences Po et à l’ENA.

Pour reprendre le sous-titre de votre ouvrage, en quoi l’Arabie saoudite est-elle un pays invendable ?

Pierre Conesa : Elle est invendable en termes d’atteinte aux droits de l’homme, qui sont extrêmement nombreux dans le royaume. Les exécutions capitales sont très communes ; rapportées à sa population, l’Arabie saoudite est le pays qui compte le plus de décapitations dans le monde. Notons également que les droits des femmes sont presque inexistants. Loujain al-Hathloul en a d’ailleurs fait les frais. Cette militante féministe avait été arrêtée une première fois en 2014 pour être entrée sur le territoire saoudien au volant d’une voiture depuis les Émirats arabes unis. Elle avait été libérée après plusieurs semaines de détention. La conduite n’était alors pas encore autorisée pour les femmes. En 2018, elle était à nouveau arrêtée puis condamnée à 1001 jours de prison en vertu d’une loi « antiterroriste » ; elle a finalement été libérée en février 2021, mais reste assignée à résidence. Sa famille a dénoncé des actes de torture et de harcèlement sexuel lors de son emprisonnement. En 2014, c’est Raif Badawi qui fut lui condamné à 1000 coups de fouet et à 3 ans de prison pour « insulte à l’islam ». Il est encore enfermé à ce jour, bien que sa peine ait été suspendue pour raisons médicales après 50 coups de fouet. C’est donc en partant de ce postulat que j’ai tenté de comprendre le mécanisme avec lequel la richesse permettait de vendre un pays invendable.

Afin d’éviter d’être mis au ban des nations, le royaume saoudien multiplie les contrats de lobbying. Vous expliquez d’ailleurs que le lobby saoudien est puissant par sa diversité et sa constante évolution. Quels sont les contours de cette arborescence et comment a-t-elle pu se mettre en place ?

Deux épisodes ont démontré l’efficacité du lobby saoudien. Le premier est le 11 septembre 2001 : sur les 19 terroristes ayant perpétré l’attentat, 15 étaient saoudiens. Pourtant, lorsque George Bush prend la parole et définit son « axe du Mal », seuls l’Iran, l’Irak et la Corée du Nord figurent parmi les pays ennemis. Le second épisode marquant est l’assassinat de Jamal Khashoggi (1) dans le consulat saoudien à Istanbul en 2018. Bien qu’un rapport de la CIA ait prouvé l’implication du prince héritier Mohammed ben Salmane, en tant que commanditaire du meurtre, aucune sanction internationale n’a été prise. Pour comprendre comment le royaume est parvenu à éviter ces dernières, il faut opérer un retour en arrière. Jusqu’à la fin des années 1970, l’Arabie se préoccupait peu de l’opinion publique internationale et vivait dans une superbe indifférence. Mais, en 1979, trois épisodes vont créer un traumatisme. Il s’agit tout d’abord de l’attaque de la Grande Mosquée par des disciples du grand mufti Abd al-Aziz ibn Baz. Le régime s’est aperçu que ce qu’il avait contribué à créer était en train de se retourner contre lui. Ensuite, l’invasion de l’Afghanistan par les Soviétiques pousse à l’exil nombre de jeunes désœuvrés qui trouvent en Afghanistan une terre de djihad idéale. Cela va réconcilier la hiérarchie religieuse et la dynastie saoudienne. Enfin, le phénomène majeur qui achèvera de la déstabiliser, c’est l’essor du Qatar. En effet, ce dernier devient richissime à partir de 1975, grâce à la découverte d’immenses nappes pétrolières et gazières, qu’il exploite avec l’Iran. Cela lui permet de développer une diplomatie particulière — bien étudiée par Christian Chesnot et Georges Malbrunot —, celle du carnet de chèques. C’est ainsi que ce petit pays, qui était pratiquement inexistant au sein du Conseil de coopération du Golfe, devient un acteur majeur jouissant d’une image positive sur la scène mondiale. Bien qu’il soit proche des Frères musulmans, il apparaît comme plus modéré et moins dangereux que les Saoudiens, ce qui va particulièrement gêner ces derniers. Toutefois, les ouvrages de Chesnot et Malbrunot vont montrer que ce type de diplomatie n’est pas sans risques, car elle permet de tracer facilement les transactions, ce qui déstabilisera fortement le Qatar. L’Arabie saoudite note alors que ce type de diplomatie dite « du carnet de chèques » ne peut se pratiquer de manière directe et décide d’engager des sociétés de relations publiques.

Le 12 septembre 2001, le lendemain des attentats ayant touché les États-Unis, l’entreprise de relations publiques américaine Qorvis se rapproche de l’Arabie et lui propose ses services. Elle parvient à agir auprès du Congrès et les 28 pages du rapport d’enquête sur la responsabilité des Saoudiens à Washington seront censurées par George W. Bush et classées secret défense. La logique du lobby saoudien n’est pas de faire parler de l’Arabie saoudite, mais au contraire d’éviter que l’on parle d’elle. Il y a ainsi trois cibles sociologiques. Le premier cercle est celui des décideurs politiques. Lorsque l’un d’eux se rend en Arabie, il en revient avec une lettre d’intention (Valls, Trump), dans laquelle Riyad s’engage à discuter d’un certain nombre de contrats. Mais cela reste un contrat de façade pour justifier l’utilité de tels voyages. Le deuxième cercle est celui des hommes d’affaires. Ceux-là se rencontrent au Davos du désert, et, invités par un conseiller du Prince, semblent goûter à l’intimité de ce pouvoir si mystérieux. Prenons l’exemple du projet de ville technologique Neom, dont le montant doit s’élever à près de 500 milliards de dollars : l’opportunité d’en obtenir un contrat empêche toute critique. Or, si l’on observe l’ensemble des projets de tech cities lancés par l’Arabie saoudite ces dernières années, aucun n’a encore abouti, et ce pour une raison simple : les PME ne peuvent se risquer à être jugées devant une cour de justice de la charia ou à engager un sponsor qui rendra 51 % du capital. Ainsi, seules de grandes entreprises peuvent investir, car elles ont les moyens d’amortir les dépenses du système. Enfin, la troisième cible sociologique est constituée des responsables des communautés musulmanes à l’étranger, qui contribuent à faire croire que critiquer l’Arabie saoudite, c’est critiquer l’Islam. Pour cela, le levier le plus utilisé est celui de la délivrance de visas pour le pèlerinage aux lieux sacrés. Les agences de voyages dont le produit phare consiste en ce type de séjours éviteront toute remarque sur la monarchie. Notons par exemple que le CFCM, le Conseil français du culte musulman, n’a jamais émis de communiqué à propos de la guerre au Yémen.

Cette arborescence se développe donc autour de l’Arabie saoudite et des cinq sociétés de relations publiques majeures : les deux françaises Publicis et Havas, et les trois américaines Interpublic, WPP et Omnicomm, qui elles-mêmes contractent avec des sous-traitants et autres filiales de façon que les cibles sociologiques n’aient pas l’impression d’être instrumentalisées par le pouvoir saoudien. Qorvis a ainsi été rachetée par Publicis en 2012, ce qui permet à cette dernière de déléguer les dossiers les plus gênants sans être impliquée. Élisabeth Badinter, sa principale actionnaire, est pourtant une fervente défenseure de la laïcité et de l’interdiction du voile. Le système semble ainsi plutôt bien fonctionner.

Vous expliquez que les sociétés de relations publiques « ne quitteront le navire que lorsqu’il sombrera ». Pourquoi, malgré sa cruauté avérée, les agences de relations publiques dont vous parlez (Omnicom, Havas, Publicis, WPP, Interpublic), continuent-elles de travailler avec ce régime ?

L’arborescence complexe qui a été créée permet difficilement de remonter jusqu’à ces sociétés. L’affaire Khashoggi en est un exemple typique. Bien que la CIA ait démontré la liaison avec Mohammed ben Salmane, aucune société n’a remis en cause son contrat. On s’aperçoit donc que le lien contractuel doit être tellement juteux que, même dans un cas tel que celui-ci, les entreprises ne sont pas prêtes à y renoncer.

Quel est le degré de dépendance de l’Arabie saoudite aux agences de relations publiques qu’elle emploie ?

Il est difficile de répondre à cette question en termes de degré de dépendance. Aujourd’hui, si la communication relève en effet de ces sociétés, il existe malgré tout quelques initiatives différenciées. Il s’agit par exemple du tourisme. Ces actions relativement limitées ont pour but de banaliser l’image de l’Arabie saoudite. Cependant, il faut pour cela disposer d’infrastructures, d’hôtels ouverts… Les entreprises de communication quant à elles restent toutefois chargées de la communication officielle.

La perte de contrats avec ces agences de relations publiques est-elle imaginable ? Et quelles en seraient alors les conséquences ?

Il existe peu d’informations sur le degré de dépendance de chaque agence avec le royaume et celles-ci ne sont évidemment pas prêtes à en donner et n’ont pas répondu à nos demandes d’interview. Mme Badinter a par exemple été interpellée plusieurs fois à ce sujet. Notons toutefois que des efforts pourraient être réalisés en France. Prenons l’exemple du Congrès américain ou du Parlement européen. Tous deux tiennent à jour un répertoire des lobbies, c’est-à-dire que ces derniers ont pour obligations de déclarer leurs contrats et leurs commanditaires. Il n’existe rien de la sorte en France. La raison est à chercher dans la Constitution même de notre Ve République. Imaginée par Charles de Gaulle, elle cherchait à éviter les interventions parlementaires de la IVe République. Ainsi, la Constitution de la Ve République a tout simplement fait de l’élu local un élu national, c’est-à-dire porteur des valeurs de l’ensemble de la nation. Les lobbies n’existent donc ni constitutionnellement, ni juridiquement. Derrière cette hypocrisie, l’action de ces derniers reste donc très floue, voire inconnue. Si les lobbies pharmaceutiques ou agroalimentaires sont régulièrement mis en avant, les lobbies étrangers sont pourtant aussi importants.

Quelles pourraient être les principales failles de cet intense lobbying ?

La résistance de l’opinion publique est la principale faille de ce système. Si l’on peut encore dire que ce pays est invendable, c’est qu’il n’est pas encore parvenu à faire complètement oublier sa nature. Il sera intéressant d’observer la politique de Joe Biden envers l’Arabie saoudite à l’avenir. Déjà, il a décidé de ne rencontrer que le roi et non le prince héritier. C’est un premier pas. Le roi a pu se sentir déstabilisé par des initiatives de Mohammed ben Salmane, comme l’affaire du Ritz (2) qui s’attaquait à des proches du régime. Bien que des réformes modernes soient mises en place, il est difficile de savoir comment elles ont été reçues dans l’ensemble de l’Arabie. La communication du royaume dont nous parlons est essentiellement dirigée vers l’extérieur. La réaction de la hiérarchie religieuse est donc importante, car elle est un pilier du régime. Sans elle, la dynastie des Saoud n’a aucune légitimité sur ce terrain. Or cette colonne n’a pas encore prouvé qu’elle était favorable à tant d’ouverture et reste conservatrice.

Entretien réalisé par Léa Robert le 5 juillet 2021.

Notes

(1) Jamal Khashoggi était un journaliste saoudien. Directeur de Al-Arab News et rédacteur à El Watan, il a également contribué au Washington Post. Tombé en disgrâce pour ses articles hostiles à la famille royale et notamment au prince héritier Mohammed ben Salmane, il a dû fuir son pays pour les États-Unis en 2017.

(2) Le 4 novembre 2017, dans le cadre d’une campagne anticorruption menée par Mohammed ben Salmane, 381 riches dignitaires saoudiens (princes, ministres, hommes d’affaires) ont été retenus pendant plusieurs semaines dans l’hôtel Ritz-Carlton à Riyad. Les accords négociés avec des suspects auraient permis de rapporter près de 107 milliards de dollars au gouvernement début 2018.

Légende de la photo en première page : Le 20 février 2019 à New Delhi, le prince héritier d’Arabie saoudite, Mohammed bin Salman, inspecte la garde d’honneur lors de sa cérémonie de réception au Rashtrapati Bhawan. © MEAphotogallery – FlickrPour aller plus loin…Pierre Conesa, Le lobby saoudien en France : Comment vendre un pays invendable ? – Éditions Denoël, avril 2021, 256p. (Co-écrit avec Sofia Karampali Farhat, Haoues Seniguer et Régis Soubrouillard)

Source: https://www.areion24.news/2021/08/17/le-lobby-saoudien-comment-vendre-un-pays-invendable%e2%80%89/3/