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Souveraineté, laïcité, rapport du politique au religieux, séparatisme… Autant de sujets qui, contrairement à ce que pourrait laisser croire l’actualité, ne datent pas d’hier.  Dans une analyse érudite en deux parties (dont voici la première) l’économiste Jacques Sapir se penche sur la riche réflexion qu’a pu nourrir le Duc de Saint-Simon (1675-1755) sur ces concepts.

Souveraineté, laïcité et séparatisme : les enseignements de la vision du Duc de Saint-Simon (1/2)

La relation entre la souveraineté et la laïcité, est étroite, et elle vient de loin. Ce constat pourrait sembler paradoxal. Il se vérifie néanmoins avec les « Mémoires du Duc de Saint-Simon »[1]. Les commentaires sur la visite du Tsar Pierre le Grand en 1717 à Paris en sont un exemple. On y découvre aussi une réflexion sur le séparatisme. C’est dire l’actualité d’une lecture ou d’une relecture attentive de ces « Mémoires ».

Le Duc, qui fut un grand ami du Régent Philippe d’Orléans, insère dans ses « Mémoires » ses opinions qui, souvent tranchées, manifestent parfois une grande modernité. Il fut ainsi amener à cotoyer un certain nombre de hauts responsables de son époque. Il est donc certain qu’il rencontra l’ambassadeur et confident du Tsar, le Prince Kourakine. Il est patent qu’il a cherché à mettre en scène ses propres opinions, et c’est ici ce qui nous intéresse. Car le Duc est un catholique fervent – on connaît les liens qu’il avait avec Armand Jean Le Bouthillier de Rancé, le réformateur de la Trappe[2]– mais un catholique penchant pour le gallicanisme (et en particulier le gallicanisme régalien[3])  et donc, en cela, on peut le considérer comme un souverainiste avant l’heure. Ceci rend encore plus intéressant ses réflexions.

I. Séparation De LA « foi » et DE la religion

Commençons tout d’abord par la présentation qu’il fait dans ses Mémoires du projet de Pierre le Grand de se convertir au catholicisme comme la conséquence de sa volonté de « moderniser » la Russie. Il écrit ainsi : « Ce monarque qui se voulait tirer, lui et son pays, de leur barbarie (…). Cette grande raison rendait nécessaire la religion catholique… »[4]. Il précise que Tsar entend alors laisser à ses sujets la « liberté de conscience ». Point intéressant : quelle est la position du Duc sur cette « liberté » ?

Yves Coirault, à qui nous devons l’appareil critique de ces « Mémoires », précise que l’on trouva dans l’inventaire de la bibliothèque du Duc des ouvrages du penseur et historien protestant réfugié à Rotterdam, à la suite de la révocation de l’édit de Nantes, Pierre Bayle. Ce dernier avait, dès 1686, défendu ardemment cette liberté[5]. Bayle se heurta violemment avec un autre français de religion protestante, Pierre Jurieu qui considérait que les protestants français devait soutenir, à la suite de la révocation de l’édit de Nantes, Guillaume III d’Orange, contre Louis XIV. Tel n’était pas l’avis de Bayle qui considérait que les protestants français devaient rester français avant tout. Ici apparaît en filigrane la notion de « séparatisme ». Nous y reviendrons.

Dans son « Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ : ‘’Contrains-les d’entrer’’ », Bayle va dénoncer l’intolérance du Roi mais prône aussi une tolérance civile de TOUTES les confessions chrétiennes, du judaïsme, de l’islam et même pour les athées. En 1690 il fait paraître un « Avis important aux réfugiés »[6]exhortant les protestants au calme et à la soumission politique, ce qui provoque la colère de Pierre Jurieu. On peut donc penser que Saint-Simon a remarqué l’utilisation de l’idée de « liberté de conscience », qui permet alors de dissocier le monde spirituel du monde politique. Cette liberté de conscience assure aux individus la liberté dans l’intime avec pour contrepartie la soumission à des règles dans la vie publique.

En fait, cette distinction entre la foi privée et la vie publique est ancienne. Elle nous renvoie à la Rome républicaine et impériale. Dans la Rome de la République, la religio, mot qui nous donnera la religion, définit en fait un ensemble de rites et de pratiques publiques. Il s’agit en réalité des croyances, des rites, des fêtes et des traditions qui unifient d’abord le « peuple » de Rome, comprit comme un ensemble politique et non sur un base ethnique, puis l’Empire. C’est ce qui permet à la République et plus tard à l’« Empire » de fonctionner par delà les races, les cultures et les superstitio, qui décrivent en réalité les croyances de chacun, ce que nous appellerions aujourd’hui des « religions » ou encore la foi personnelle[7]. Car, si les Romains pouvaient en certains cas prendre une distance moqueuses envers les personnes exécutant certains rites comme les augures[8], ils croient tant dans leur relation personnelle avec certains dieux (la superstitio) que dans les rites qui les lient à la Cité (la religio).

On doit à Cicéron un bon résumé de cette conception de la religio[9]. Il la présente comme ce que l’on appellerait aujourd’hui, au prix d’un anachronisme, la « citoyenneté », c’est-à-dire une participation active à la vie de la cité et à la définition du « bien commun ». Cette définition de la religio est donc aux antipodes de la nôtre, non seulement parce qu’il ne s’agit littéralement pas de la même chose, mais aussi parce qu’il faut que le symbolique soit directement présent dans la vie publique.

En fait, l’étymologie du terme indique bien ce dont il s’agit. Le mot religio  est bâti sur le modèle de « diligere ». Le verbe « religere » signifie « élire » ou « choisir » ou encore « porter attention». Il faut ici comprendre que ce n’est pas tant dans le sens commun pris aujourd’hui par ces termes mais dans celui de scrupule ou de discrimination. Il faudra attendre le Bas-Empire, pour qu’au III-IVème siècle après Jésus Christ un auteur chrétien, Lactance [10], donne à ce mot une autre étymologie : « religere » ou « relier » voir « rassembler » [11]. On a changé de registre parce que l’on a changé non pas de croyance, mais de type de croyance avec l’irruption d’une religion révélée monothéiste. Ajoutons, aussi, que Lactance, qui fut le précepteur de Crispus, l’un des fils de Constantin, partage avec ce dernier une vision théologico-politique du monde et de l’histoire centrée sur les thèmes de la Providence et de la colère divine[12].

Ainsi, au départ, dans le monde romain, la religio relevait de l’affaire d’Etat qui permettait de spécifier ce qui découlait dans l’ « imperium » romain, du pouvoir sacré [13]. Avec la fin de la République cependant un changement majeur s’opère. Il est probable qu’il est rendu plus facile par l’horreur que provoque la guerre civile. Auguste va s’approprier l’Auctoritas en se déclarant ainsi « Pontifex Maximus » (tout comme Jules César qui occupa cette fonction en son temps) en même temps que s’installe l’Empire. L’Empereur concentre désormais en sa personne tant l’Auctoritas que la Potestas. C’est le système «romain » du haut-Empire. C’est celui là qui voit, alors que l’ensemble impérial mélange populations aux coutumes et religions diverses, s’imposer la nécessité d’une différence radicale entre religio et supestitio. Si cette dernière est libre, la première implique de sacrifier au culte de l’autorité impériale, d’où le conflit tant avec les juifs que les chrétiens.

Revenons alors au Duc de Saint-Simon et à Pierre le Grand. Il est patent que le Duc procède à une séparation entre ce qui relève de la foi intime des formes politiques que prend cette foi quand elle s’institutionnalise dans l’espace public. Rappelant les efforts du Tsar, dégoûté par le comportement de la cour de Rome, il raconte comment ce dernier envoya le Prince Kourakine trois ans à Rome pour s’informer des pratiques du pape. Ce qu’il en apprit ne lui plut guère et « sur le rapport long et fidèle que Kourakine en fit au Czar, ce prince poussa un soupir en disant qu’il voulait être maître chez lui… »[14]. Le commentaire qu’il apporte à cette description ne peut que renforcer l’idée que pour Saint-Simon, la religion ne doit pas interférer avec le politique ni même avec le juridique.

II. Laïcité et souveraineté

Reprenons alors le texte de Saint-Simon qui ne se contente pas de l’anecdote concernant le Tsar. L’essentiel est bien la souveraineté face aux empiètements du Pape. En cela, son gallicanisme est avant tout régalien. C’est parce qu’il entend bien être pleinement souverain que Pierre le Grand renonce à son projet de conversion au catholicisme et ce en dépit de sa volonté d’occidentaliser la Russie. Cette idée que les papes cherchent constamment à réduire la souveraineté des Etats se retrouve d’ailleurs dans de multiples autres passages des « Mémoires » et en particulier quand le Duc relate un long entretien privé qu’il eût avec le Régent au sujet de la bulle Unigenitus [1].

Cette bulle pontificale, dite encore Constitution apostolique Unigenitus, avait été prise en 1713 pour condamner les jansénistes. Elle passa mal en France parce que ses termes, et la façon dont elle avait été publiée, étaient en opposition avec les prérogatives traditionnelles de l’Église de France [2]. La question était certes théologique, mais elle se doublait d’un problème essentiel de souveraineté. A l’époque, l’Eglise en tant qu’institution est un corps politique. Peut-elle échapper au pouvoir souverain ? Une bonne partie de l’Eglise de France penchait pour un concile national à la place de la « Constitution ». Philippe d’Orléans, quand il devint Régent, était lui aussi opposé à cette « Constitution » pour des raisons bien plus politiques que théologiques.

Le long plaidoyer que fait le Duc en privé contre la « Constitution » et pour les « libertés de l’Eglise de France » n’est donc en rien théologique. On ne peut rattacher Saint-Simon si peu que ce soit au jansénisme. L’argumentation est toute politique. On en perçoit le ressort profond : si l’Eglise est chose publique, elle est politique. Si elle est politique, alors ce qui la concerne doit aussi concerner au premier chef qui exerce la souveraineté, c’est à dire, pour le Duc, le Roi et, plus précisément, son délégataire du temps de la minorité de ce dernier, le Régent. On en revient alors au principe établi sous Philippe-Auguste : le roi est empereur en son royaume.

On comprend alors l’importance, chez Saint-Simon, de la distinction entre la foi, qui est toute dans le monde du spirituel, et la religion, chose politique. C’est ce qui motive son ralliement à l’idée de liberté de conscience. Il met au centre de ses préoccupations la souveraineté du Prince et, par voie de conséquence, il convient de séparer la foi, qui concerne au premier chef la conscience et l’intime de chaque individu, de l’exercice de la religion. Le chemin qui mène à la laïcité ne procède donc pas de la liberté de conscience, qui en serait en quelque sorte les prémisses, pour aller par paliers successifs vers l’organisation politique, que l’on prétend résider dans la loi de 1905, ainsi que le sous-entendit Emmanuel Macron. C’est au contraire à partir de l’organisation politique, dominée par la souveraineté, que dans un monde de pluralité de croyances la liberté de conscience s’impose comme principe moral mais aussi de paix publique. On voit bien quelles sont les préoccupations de Saint-Simon. En cela, il rejoint le Jean Bodin auteur de l’Heptaplomeres[3].

Il faut alors revenir sur la distinction romaine entre les deux régimes de croyances, l’intime, ou privé, et le politique ou publique.

Entre le moment où César se fit accorder la dictature à vie, et la victoire d’Octave à Actium (-31) se déroulent les derniers soubresauts de la mort de la République[4]. Pourtant, Octave va restituer certains des pouvoirs que les trois triumvirs (Marc-Antoine, Lepide et Octave lui-même) s’étaient attribués en -43. Il réunira la Sénat en janvier -27 en déclarant « remettre les affaires publiques à la décision du Sénat et du peuple romain ». César usait d’une formule quelque peu différente avant son assassinat, demandant que l’on s’en remette au peuple[5].

Ce faisant, Octave-Auguste n’abandonne nullement le pouvoir[6]. Mais, comme le note Claudia Moatti, il s’inscrit du moins par le langage dans une certaine forme de continuité avec la république[7]. Elle utilise une métaphore heureuse : « les colonnes sont les mêmes mais le monument a changé »[8].

Octave, désormais renommé Auguste, va d’ailleurs reprendre des réformes inspirées par celle de César, qui apparaît comme le dernier des populares et procéder à une intégration des italiens ainsi qu’à une réforme sociale. Ses pouvoirs correspondent à ceux d’un consul et d’un tribun (sur les plans civils et militaires) mais sans précision géographique (ce qui était le cas sous la République) ni limitation de durée[9]. Toutes les charges sont en théorie votée par le peuple. Cela renforce l’idée que l’Empereur est un délégataire de la souveraineté populaire, mais qu’il ne l’a pas abolie[10]. Bien entendu, ceci fait partie des représentations qu’Auguste cherche à mettre en avant et à imposer. Il se présente comme celui qui a remis la res publica entre les mains du Sénat et du peuple[11], et celui qui a aboli certaines des mesures prises du temps du triumvirat[12]. Pour couronner ce retour à la paix civile, il codifie l’emploi de la formule SPQR (Senatus PopulusQue Romanus)[13], qui inverse cependant la formule utilisée par Cicéron (Populus SenatuQue). Cette formule se retrouve dans les Philippiques[14], suite de discours polémiques et de combats prononcés ou écrits contre Marc-Antoine (et qui seront probablement la cause de la proscription et de la mort de Cicéron en -43). Il convient de remarquer que, pour Cicéron, le peuple a délégué sa souveraineté au Sénat, comme le montre la métaphore de la « mise en tutelle ». S’il y a continuité, ou apparence de continuité sur ce point, c’est bien avec la représentation conservatrice de la fin de la République. Mais, cette continuité est cependant présente. Ici encore, donnons la parole à Claudia Moatti : « L’idée de continuité ne devient explicite et n’est exploitée que lorsque se pose un problème de légitimité politique »[15]. Le lien entre la légitimité et la souveraineté est ici évident[16]. Claudia Moatti constate qu’Auguste a un besoin pressant de légitimité, et ce besoin, il ne peut l’assouvir qu’en reprenant, ne serait-ce que de manière formelle, l’idée que la souveraineté appartient au peuple, et que ce peuple la lui a déléguée.

On revient ici à cette idée de la délégation. On présente souvent les empereurs romains comme des souverains tout puissants. C’est oublier un peu vite d’où leur vient la souveraineté. Ainsi, dans la loi d’investiture de Vespasien (69-79 de notre ère), la Lex de imperio Vespasiani, la ratification des actes de l’empereur avant son investiture formelle est dite « comme si tout avait été accompli au nom du peuple » [17]. On perçoit que l’origine de la souveraineté réside dans le peuple, même si ce dernier en a délégué l’exercice à l’empereur. On peut assurément relever la présence dans cette loi d’investiture d’une clause discrétionnaire, qui autorise l’empereur à agir « hors des lois » dans l’intérêt et pour la majesté de l’État. Mais on peut aussi considérer cela comme une première formulation de l’état d’exception. D’ailleurs Paolo Frezza parle de la « potestas nouvelle et extraordinaire» de l’empereur[18]. Bretone lui oppose cependant le sens profond de cette clause discrétionnaire, qui peut être l’origine d’un pouvoir autocratique[19], et conclut : « la subordination du souverain à l’ordre légal est volontaire, seule sa ‘majesté’ pouvant lui faire ressentir comme une obligation un tel choix, qui demeure libre » [20]. De fait, l’empereur réunit dans ses mains tant la potestas que l’auctoritas[21].S’y ajoute l’imperium, que détenaient avant lui les magistrats républicains. On pourrait croire que cela clôt le débat, une subordination volontaire n’étant pas une subordination.  Mais, la phrase de Bretone, quand il écrit, « seule sa ‘majesté’ pouvant lui faire ressentir comme une obligation », invite à réflexion. Elle peut signifier qu’un empereur qui violerait les lois existantes pour son seul « bon plaisir » et non dans l’intérêt de l’État, perdrait alors la « majesté » (maiesta) qui accompagne l’imperium. Dans ce cas son assassinat deviendrait licite car le « dictateur » se serait mué en « tyran ». Et l’on sait que nombre d’empereurs sont morts assassinés, ou ont été contraints de se suicider. L’empereur est donc un dictateur, au sens romain du terme, qui peut s’affranchir de la légalité si nécessaire pour le bien de l’État et du « peuple » dans ce que l’on appelle des cas d’extremus necessitatis [22], mais il ne dispose pas de ce pouvoir de manière « libre » comme le dit Bretone. Il doit en justifier l’usage, quitte à se faire assassiner.

De fait, on constate que d’Auguste au IIIème siècle de notre ère, il y a une continuité de l’usage des mots de la République[23]. Ce n’est pas une simple fiction impériale, même si se développe en province un sentiment monarchique contre le Sénat romain[24], et cela ne se résume pas à une forme d’hypocrisie de l’empereur. La référence à la res publica est nécessaire à la légitimité de l’Empereur. Ce dernier détient un « mandat » du peuple. De fait, l’Empereur « appartient » à la res publica et non l’inverse ainsi que le fait dire l’auteur de l’Histoire Auguste à propos d’Hadrien : « sa mission était de gouverner en sachant que la res publica était la chose du peuple et non la sienne propre »[25].

On comprend alors la centralité du « culte de l’empereur », de cette religio qui devient nécessaire pour garantir l’unité

Car la laïcité est fondamentalement un principe d’organisation de l’espace politique et non une simple règle délimitant les périmètres respectifs de l’Etat et des Eglises. La foi, et ici il n’est pas juste question de la foi religieuse, n’est pas une conviction rationnelle même si elle peut s’appuyer sur des éléments qui sont de l’ordre du rationnel : elle est en un mot une conviction intime[26]. Il en découle l’inanité de toutes les tentatives pour aboutir à une fois unique par la pratique de la « dispute », de la discussion rationnelle. Si l’on veut que l’organisation politique soit fondée sur une base rationnelle, cela impose la séparation de toute religion en une foi et une organisation politique du culte sur lequel le pouvoir souverain doit s’exprimer en dernier ressort. En ce sens, c’est bien la souveraineté qui est la force motrice du raisonnement. Pour qu’elle puisse s’exprimer, qu’il s’agisse de la souveraineté du Prince ou de la souveraineté populaire, il faut donc que soient clairement séparés les espaces de l’intime et les espaces publics qui sont par nature politiques. On notera que chez Saint-Simon, comme dans le Jean Bodin tardif du début du XVIIème siècle, comme chez Pierre Bayle, il y a la reconnaissance de l’indépassable altérité des croyances religieuses.

III. LE SOUVERAIN ET LES SÉPARATISTES

Le problème se pose de savoir comment doit se comporter le souverain face aux croyants de diverses religions si ces derniers entendent vivre de manière « séparée » par rapport aux autres habitants de l’État. Saint-Simon aborde ce problème par rapport aux protestants au tout début du tome VI de ses mémoires[1].

Il fait état d’une discussion qu’il eut avec le Régent, vers la fin de 1716, au sujet d’un hypothétique rappel des « huguenots » (protestants). Sa réaction est toute politique. Il tombe d’accord avec Philippe d’Orléans pour considérer la révocation de l’Édit de Nantes, et les « dragonnades » qui en résultèrent, comme un crime affreux. Il s’accorde aussi avec son interlocuteur pour considérer que les conséquences pour la France furent dramatiques. Il eut d’ailleurs des mots très durs déjà dans le « parallèle » sur les règnes des trois premiers Bourbon, que l’on trouve dans ses mémoires[2] : « La révocation de l’édit de Nantes sans le moindre prétexte et sans aucun besoin, et les diverses proscriptions plutôt que déclarations qui la suivirent (…) dépeupla un quart du royaume, qui ruina son commerce, qui l’affaiblit dans toutes ses parties, qui le mit si long temps au pillage public et avoué des dragons, qui autorisa les tourments et les supplices dans lesquels ils firent réellement mourir tant d’innocents de tout sexe par milliers, qui ruina un peuple si nombreux, qui déchira un monde de familles, qui arma les parents contre les parents pour avoir leur bien et les laisser mourir de faim, qui fit passer nos manufactures aux étrangers, fit fleurir et regorger leurs États aux dépens du nôtre et leur fit bâtir de nouvelles villes… ». On n’est pas loin des termes usés par le jeune Voltaire à propos de la Saint-Barthélemy[3].Saint-Simon ajoute, alors : « Telle fut l’abomination générale enfantée par la flatterie et par la cruauté[4]». Il n’épargne guère Louis XIV dont il écrit « Le Roi étoit devenu dévot, et dévot dans la dernière ignorance ».

On pourrait donc penser qu’il conseillerait au Régent, son ami, le rappel des huguenots ; il n’en est rien. Il va alors développer le danger pour l’État de « partis religieux », qu’il s’agisse du « parti huguenot » sous Charles IX, Henri III, Henri IV et Louis XIII, mais aussi du parti catholique, la « Ligue », qui menaça Henri IV. Il conclut qu’il est alors impossible de rappeler les huguenots sans que, du fait du traumatisme de la révocation de l’Édit de Nantes, ils ne cherchent à se reconstituer en un « parti » et de ce fait ne recommencent à menacer l’État.

On voit bien que Saint-Simon envisage la question religieuse en séparant ce qui relève de la foi – et dont il laisse à la conscience le droit de décider librement même si lui-même n’est pas enclin à une proximité avec les protestants[5] – de ce qui relève de la « religion » en ce qu’elle a de politique. Dès que l’on entre dans ce domaine, le « souverainisme » de notre Duc lui fait haïr tout ce qui pourrait être assimilé à une forme de « séparatisme », et ceci en assumant l’anachronisme des termes, mais non point de la pensée.

Cette haine du « séparatisme », autrement dit de l’organisation en communauté séparée au sein de la communauté nationale vient de ce qu’il y voit, non sans de bonnes et judicieuses raisons, l’occasion pour des puissances étrangères de subvertir l’État, d’en usurper les droits et les fonctions. On ajoutera, et cela sans trahir le Duc, que cette organisation en communautés séparées porte en elle la guerre civile comme la nuée porte l’orage. On voit tout ce qu’a d’actuel la réflexion de Saint-Simon. Mais, s’il est donc fermement opposé à la constitution de « partis » religieux, s’il considère qu’il ne peut y avoir qu’une source d’autorité légitime dans l’État, il en déduit la nécessaire séparation entre foi et religion, laissant donc la première complètement libre.

On retrouve, alors, une nouvelle fois, le principe de laïcité comme principe d’organisation, un principe qui n’est ni la loi de 1905, ni l’idée de tolérance ou de liberté de conscience, mais bien un principe politique portant sur l’organisation du monde politique.

IV. CONVERGENCE ENTRE SAINT-SIMON ET JOHN LOCKE ?

On peut remarquer une possible convergence entre Saint-Simon et la « Lettre sur la Tolérance » de John Locke, qui fut publiée en latin en 1689 et rapidement traduite en anglais[6].

Il convient de rappeler l’argumentaire de Locke. Ce dernier, après avoir rappelé qu’il n’est pas de juge des consciences autre que l’individu et que si la coercition peut contraindre à l’obéissance elle ne peut contraindre la croyance, avance l’idée que le pluralisme des religions pourrait être en lui-même un facteur de paix civile. Mais, il avance une sérieuse limite à cela. Toute religion qui avance que « faith need not be kept with heretics » (« Il n’est pas besoin de garder la foi avec les hérétiques ») ou qui encore soutien que « kings excommunicated forfeit their kingdoms » (« les rois excommuniés perdent leurs royaumes »), autrement dit toute religion qui se refuse à admettre la légitimité des autres croyances, se met hors du champ de la pluralité des religions. Ce faisant, il vise très précisément l’Église catholique[7]. Locke précise alors : « (une) église ne peut avoir le droit d’être tolérée par le magistrat qui est ainsi constitué que tous ceux qui y entrent passent ipso facto dans l’allégeance et le service d’un autre prince« . En effet, si cela devait être toléré, « le magistrat ferait place à une juridiction étrangère sur son propre territoire et … autoriserait son propre peuple à s’enrôler comme soldats contre son propre gouvernement[8]« .

On retrouve, ici, un souci convergeant avec celui de Saint-Simon. La souveraineté implique la légitimité, et cette dernière ne peut s’accorder de « partis séparés » au sein de la société. Si elle veut être tolérée, une croyance doit donc accepter des règles tant politiques (ne pas se constituer en « parti séparé ») que vis-à-vis des autres croyances. Par conséquent, seules les églises qui enseignent la tolérance doivent être autorisées dans la société. C’est donc ici que l’idée de tolérance intervient. Mais Locke est allé plus loin. En 1667 il a écrit les Essais sur la Tolérance, texte qu’il convient de ne pas confondre avec la Lettre sur la Tolérance. On y trouve le passage suivant: « Il est dangereux qu’un grand nombre d’hommes manifestent ainsi leur singularité, quelle que soit par ailleurs leur opinion. Il en irait de même pour toute mode vestimentaire par laquelle on tenterait de se distinguer du magistrat [comprendre l’autorité civile] et de ceux qui le soutiennent ; lorsqu’elle se répand et devient un signe de ralliement pour un grand nombre de gens…le magistrat ne pourrait-il pas en prendre ombrage, et ne pourrait-il pas user de punitions pour interdire cette mode, non parce qu’elle serait illégitime, mais à raison des dangers dont elle pourrait être la cause? [9]»

Pour Locke, la crainte de la constitution de « partis séparés » dans la communauté nationale au nom de raisons sectaires, crainte qui s’enracine dans les troubles dont il est le témoin, va jusqu’à le convaincre que certaines entraves au libéralisme peuvent être acceptées si elles sont justifiées par la paix civile et la souveraineté. Simone Goyard-Fabre insistera sur ce que la Raison, chez Locke, accepte comme limitations du fait des situations concrètes qui incitent à des compromis raisonnables avec le principe lui-même[10].

V. LE PRÉSENT À LA LUEUR DU PASSÉ

Les « Mémoires » du Duc de Saint-Simon, raisonnent de l’écho de la dispute entre Bayle et Jurieu à Rotterdam, mais aussi de la dialectique entre la souveraineté et la laïcité. Celle-ci est éclairée par les réflexions de John Locke. On peut en tirer plusieurs constats.

La notion de laïcité, tout d’abord, ne se laisse pas réduire à loi de 1905, qui ne fait qu’organiser la séparation des églises et de l’État[11]. La laïcité renvoie à la séparation entre la sphère privée et la sphère publique, et en ce qui concerne les croyances religieuses à ce qui relève de la foi individuelle de l’expression politique. Cette séparation se retrouve chez tous les auteurs cités, que ce soit chez un aristocrate catholique (Saint-Simon), un théologien et historien protestant (Bayle), un philosophe déiste (Locke). Cette séparation était implicitement ou explicitement pratiquée chez certains dirigeants de ce temps, du Régent au Tsar Pierre le Grand. Elle ne date donc pas de 1789 comme le prétendent certains[12].

Cette séparation découle directement de la notion de souveraineté, qui peut ainsi se déployer entièrement. La laïcité est donc fille de la souveraineté et plus précisément de ce que cette dernière implique. Mais, c’est une fille particulière, car, permettant la paix publique dès lors que l’on est en présence d’une hétérogénéité des croyances, elle permet à l’ordre politique de s’exprimer pleinement et au débat de fonder l’intérêt commun, qui est l’une des sources de la souveraineté. La mère est donc renforcée par la fille !

La souveraineté a donc nécessairement en horreur les « partis religieux » ou les communautés organisées de manière séparées sur la base de croyances particulières. Ce qui est vrai dans l’ordre monarchique ancien l’est aussi quand la souveraineté prend la forme de la souveraineté populaire. Un peuple ne peut souffrir des communautés séparées ou alors, tel le Liban d’aujourd’hui, il perd sa souveraineté. Ce refus de l’organisation de communautés séparées, de ce séparatisme, n’est nullement le refus des croyances. Il signifie seulement que lesdites croyances doivent rester au niveau des consciences et ne pas se traduire en des règles de droits spécifiques, des séparations, ni, parfois, en des formes d’accoutrements qui conduiraient, pour reprendre Locke à ce qu’un « …grand nombre d’hommes manifestent ainsi leur singularité… ».

[1] Saint-Simon, « Mémoires », Tome VI, pp 3-8. Coirault Y., « Saint-Simon et les huguenots : convergence et variations », In: Dix-huitième Siècle, n°17, 1985. Le protestantisme français en France. pp. 151-160

[2] Saint-Simon, « Mémoires », 1715 : «Révocation de l’Edit de Nantes ». Des trois premiers rois Bourbons. In: Cahiers Saint Simon, n°13, 1985. Saint-Simon et les questions protestantes en France. pp. 29-33

[3] O. R. Taylor, « Voltaire et la Saint-Barthélemy », Revue d’Histoire littéraire de la France, Vol. 73, No. 5 (Sep. – Oct., 1973), pp. 829-838.

[4] Idem, p. 30

[5] Comme l’établit Yves Coirault in « Saint-Simon et les huguenots : convergence et variations », op.cit..

[6] Klibansky R. et J. W. Gough (edits.), « Espitola de Tolerantia/A Letter on Toleration », Oxford, Clarendon Press, 1968.

[7] Marshall J., « John Locke, Toleration and Early Enlightenment Culture », Cambridge, Cambridge University Press, 2006, pp. 690-691. Voir aussi, Klibansky R. et J. W. Gough (edits.), « Espitola de Tolerantia/A Letter on Toleration », op.cit., pp. 160-161.

[8] Klibansky R. et J. W. Gough (edits.), « Espitola de Tolerantia/A Letter on Toleration », op.cit., p 133.

[9] Locke, J., Essai sur la Tolérance, Paris, Éditions ressources, 1980 (1667).

[10] Goyard-Fabre S., John Locke et la raison raisonnable, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1986.

[11] https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000508749

[12] Voir Bouchet J., 2018, Les Ennemis de la Laïcité, Paris, Lemme Edit.

[1] Saint-Simon, « Mémoires », Tome VI, pp. 221-224.

[2] Andurand O., « La Grande Affaire. Les évêques de France face à l’Unigenitus », Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017. Voir aussi : Maire C., « De la cause de Dieu à la cause de la Nation : le jansénisme au XVIIIe siècle », Paris, Gallimard, 1998.

[3] Bodin J., Colloque entre sept sçavants qui sont de différents sentiments des secrets cachés des choses relevées, traduction anonyme du Colloquium Heptaplomeres de Jean Bodin, texte présenté et établi par François Berriot, avec la collaboration de K. Davies, J. Larmat et J. Roger, Genève, Droz, 1984, LXVIII-591.

[4] Moatti C., Res Publica, op.cit., p. 252.

[5] Moatti C., Res Publica, op.cit., p. 172.

[6] Voir Roddaz J-M, « Imperium : nature et compétences à la fin de la République et au début de l’Empire », in Cahiers du Centre Gustave Glotz, vol. 3, 1992, p. 189-211.

[7] Moatti C., Res Publica, op.cit., p. 253.

[8] Moatti C., Res Publica, op.cit., p. 254.

[9] Giovannini A., Les institutions de la république romaine des origines à la mort d’Auguste, op. cit.. Ferrary J-L., « A propos des pouvoirs d’Auguste » in Cahiers du Centre Gustave Glotz, vol. 12, 2001, p. 101-154.

[10] Moatti C., Res Publica, op.cit., p. 254.

[11] Moatti C., Res Publica, op.cit., p. 255.

[12] Millar F., « Triumvirate and Principate » in Journal of Roman Studies, Vol. 63, 1973, p. 50-67.

[13] Moatti C., Res Publica, op.cit., p. 259.

[14] Cicéron, Philippiques, traduction de A. Boulanger et P. Wuilleumier, Paris, Les Belles Lettres, 1963 et 1964.

[15] Moatti C., Res Publica, op.cit., p. 282.

[16] Voir Sapir J., Souveraineté, Démocratie, Laïcité, op. cit.

[17] Voir Bretone M., Histoire du droit romain, Paris, Editions Delga, 2016, p. 215.

[18] Frezza P., Corso di storia del diritto romano, Rome, Laterza, 1955, p. 440.

[19] Brunt P.A., « Lex de imperio Vespasiani » in The Journal of Roman Studies, vol. 67, 1977, p. 95-116.

[20] Bretone M., Histoire du droit romain, op.cit., p.216.

[21] Sur ces concepts, voir Sapir J., Souveraineté, Démocratie, Laïcité, Paris, Michalon, 2016.

[22] Schmitt C., Théologie politique, traduction française de J.-L. Schlegel, Paris, Gallimard, 1988 ; édition originelle en allemand 1922, pp. 8-10.

[23] Moatti C., Res Publica, op.cit., p. 287.

[24] Veyne P., Le Pain et le Cirque, Paris, Le Seuil, 1976, 1995

[25] Voir Histoire Auguste, trad. D’André Chastagnol, Paris, Robert Laffont, 1994, Vie d’hadrien, 8.3. Texte latin : « saepe dixit ita se rem publicam gesturum ut sciret populi rem esse non propriam », www.thelatinlibrary.com/sha.html

[26] Kant, E., Critique de la raison pure, Préface de la seconde édition (1787 Traduction et analyse par Ole Hansen-Løve. Collection dirigée par Laurence Hansen-Løve Edition numérique : Pierre Hidalgo, p. 26 (http://www.ac-grenoble.fr/PhiloSophie/wp-content/uploads/ebooks/kant_preface_crp.pdf )

[1] Saint-Simon, « Mémoires », édition établie par Yves Coirault, Paris, Gallimard, La Pléïade, Tome VI, 1716-1718.

[2] On lira à ce propos la relation du portrait de l’abbé de Rancé par Rigaud qui se trouve dans les « Mémoires » au tome III.

[3] Delumeau J., « Gallicanisme », in Encyclopædia Universalis [en ligne], URL : https://www.universalis.fr/encyclopedie/gallicanisme/ . Voir aussi, Sild ., Le Gallicanisme et la construction de l’Etat (1563-1905), Thèse de Droit, Université Panthéon-Assas, 2015, 678 p.

[4] Saint-Simon, « Mémoires », Paris, op.cit., Tome VI,, p. 349.

[5] Abel O., « Pierre Bayle. Les paradoxes politiques », Paris, Michalon, coll. « Le bien commun », 2017, 125 p. Voir aussi, Wiep van Bunge & Hans Bots (édits.), Pierre Bayle (1647-1706), le « Philosophe de Rotterdam » : Philosophy, Religion and Reception, Leiden, 2008.

[6] Bayle, P., texte disponible Gallica, que l’on peut lire en ligne à l’adresse suivante https://gallica.bnf.fr/document?O=N082284.

[7] Un foi qui n’est pas nécessairement religieuse mais qui revoie à un ensemble de convictions intimes.

[8] Cicéron  (traduction de José Kany-Turpin ; préface de José Kany-Turpin), De divinatione, Paris, Flammarion, 2004, 388 p.

[9] Cicéron (trad. Esther Breguet, Albert Yon, préf. Bernard Besnier), La République suivie de Le Destin, Paris, Gallimard,‎ 1994.

[10] Voir, Lactance, Institutions divines. Livre I-VI ; introduction, texte critique, traduction par Pierre Monat, Paris : Éditions du Cerf, 1986-2007.

[11] Saint-Sernin, C., Auctoritas et potestas Quel type de légitimation pour le pouvoir? Texte posté sur http://www.democratie-spiritualite.org/sites/democratie- spiritualite.org/IMG/rtf/C_Saintsernin_Auctoritas_et_potestas_2.rtfc

[12] Fontaine J. et M. Perrin, Lactance et son temps, Paris, Beauchesne, 1978. Voir aussi Peterson E. et C. Schmitt, Théologie et Politique : la controverse. Le Monothéisme comme problème politique Suivi de Catholicisme romain et forme politique, Introduction de Bernard Bourdin, Paris, Les Editions du Cerf, 2020.

[13] Chastagnol A., Stéphane Benoist, Ségolène Demougin, Le pouvoir impérial à Rome : figures et commémorations, Genève, Librairie Droz, 2008.

[14] Saint-Simon, « Mémoires », Tome VI, p. 350.

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