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Philippe Bilger
Comme magistrat déjà, la conception française de l’État de droit m’avait toujours semblé immuable, fixiste, destinée seulement à offrir des garanties aux mis en cause sans prendre en considération les exigences de protection du plus grand nombre et la sauvegarde de la société. Je ne parvenais pas à comprendre pourquoi notre démocratie se trouvait condamnée à cette approche trop restrictive et, pour tout dire, désespérante pour le commun des citoyens.
Le quinquennat presque terminé d’Emmanuel Macron nous a contraints de questionner la relation entre l’État de droit classique et la sécurité de la France.
Je n’aurais pas abordé ce thème, tant il crève les yeux et l’esprit de la multitude qui constate l’absence d’autorité régalienne de ce pouvoir et sa frénétique démagogie avant l’échéance présidentielle pour faire illusion, combler le vide et compenser ses faiblesses. Mais il y a eu en plus une offensive médiatique non seulement contre la Pologne mais pour pourfendre les candidats qui chez nous avaient la prétention de « s’en prendre au droit européen et de vouloir réviser la Constitution » (Le Monde).
Et sur quel ton, comme s’il s’agissait d’un crime contre la République alors qu’on aurait pu penser au contraire que le crime était constitué par la non-assistance à la République en danger !
Par exemple l’appel à des référendums constitutionnels est moqué ; le fait que « cette offensive se déroule dans une stupéfiante indifférence » est stigmatisé. Ce qui est faux. Car précisément sont vigoureusement attaqués ces projets consistant à se délier du droit européen seulement dans ce qu’il a de nocif pour notre nation, ou consistant à évoquer des modifications de notre Constitution pour mieux lutter contre l’immigration incontrôlée « qui n’est pas une chance pour la France »(FigaroVox, Patrick Stefanini) ou consistant encore à promouvoir le référendum pour battre en brèche les blocages parlementaires plus soucieux de la pureté des principes que de la protection des citoyens.
Comme si la seule éventualité de telles modifications représentait le comble de l’ignominie politique. Sont visés principalement Xavier Bertrand, Valérie Pécresse, Marine Le Pen, Eric Zemmour et en partie Arnaud Montebourg dont le grand tort est de n’avoir pas totalement abandonné la perception du réel et des enseignements qu’il devrait imposer.
L’alternative est de plus en plus limpide, entre un respect inconditionnel de l’État de droit même dans sa définition limitée et inadaptée et l’acceptation de la défense de notre pays comme impératif prioritaire, qu’il s’agisse de toutes les délinquances ordinaires, de la criminalité et du terrorisme islamiste dans son appréhension judiciaire et dans la menace qu’il continue de faire peser sur notre société. Non plus la révérence pour l’État de droit au risque de laisser meurtrir la France mais la sauvegarde absolue de notre pays jusqu’à rendre l’État de droit compatible avec lui.
On peut choisir comme exemples tout ce qu’on voudra, les transgressions singulières ou collectives de notre quotidienneté, dans ces lieux pas forcément abandonnés mais où la certitude de l’impunité permet de s’abandonner au pire sans la moindre crainte, les agressions en bande, les massacres homophobes, les résistances violentes à l’autorité, à Montgeron comme à Combs-la-Ville, le lassant déroulement d’une chronique odieuse qui nous oblige à économiser notre indignation parce que demain elle sera encore plus sollicitée, le formalisme des enquêtes et des procédures, les interventions tardives de la police impuissante, une justice trop lente pour condamner quand elle le fait, trop faible pour ce qu’elle devrait avoir de rigoureux, un état de notre pays lamentable, et, face à ces dérives, seulement le très fragile bouclier de l’État de droit tel qu’on se vante de l’honorer, inchangé, alors que tout change et se dégrade autour de lui ?
Je ne suis pas, loin de là, un adversaire des évolutions positives que notre droit, notamment administratif, peut susciter pour battre en brèche la passivité de l’Etat, par exemple dans le domaine pénitentiaire, et décréter le caractère inadmissible de certaines situations objectivement indignes.
Qu’on soit humaniste ou pragmatique – la conciliation des deux serait l’idéal -, le constat est vite fait. Aujourd’hui, s’ajoutant à la mansuétude d’un pouvoir plus préoccupé de se faire réélire (et pour certains de rester ministres et, plus tard, députés), il y a un décalage scandaleux entre un État de droit ressassé et une réalité qui le ridiculise au point de rendre son renforcement et, à la fois, sa simplification inéluctables si nos dirigeants avaient conscience de l’attente, de la peur et de l’espérance des Français.
Consentira-t-on encore longtemps à ce gouffre entre ce que la France exigerait et ce que l’État de droit interdit ?