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par Denis COLLIN

Les son­da­ges se suc­cè­dent à un rythme sou­tenu. Les maga­zi­nes et émissions de télé­vi­sion font leur « une » sur Eric Zemmour et la gauche est en pleine déconfi­ture. Il paraît même que les dif­fé­rents partis ont déjà fait une croix sur la pré­si­den­tielle et se bat­tent comme des chif­fon­niers pour les cir­cons­crip­tions légis­la­ti­ves. Ici et là, des voix s’élèvent encore pour deman­der un « can­di­dat unique » de la gauche, mais le cœur n’y est pas. Paradoxalement, der­rière les rideaux de fumée des médias, les inquié­tu­des des Français sont à cent lieues du spec­ta­cle poli­ti­que. L’hôpi­tal tra­verse une crise pro­fonde : les lits fer­ment en cas­cade en raison de la poli­ti­que gou­ver­ne­men­tale, des sus­pen­sions d’infir­miers et de méde­cins hos­ti­les ou « passe sani­taire », des démis­sions de per­son­nels soi­gnants. Des ser­vi­ces entiers sont au bord de la rup­ture. La flam­bée des prix de l’énergie et la reprise de l’infla­tion rabo­tent le pou­voir d’achat des tra­vailleurs, pen­dant que les pro­fits du capi­tal conti­nuent leur montée vers le ciel ! Interrogés par les son­deurs, les Français met­tent en tête de leurs prio­ri­tés la défense du pou­voir d’achat et de l’emploi et le sys­tème de santé. Plus que jamais, ils sont pour la défense de notre sys­tème de pro­tec­tion sociale et s’inquiè­tent de la réforme des retrai­tes pro­je­tées par les prin­ci­paux can­di­dats et qui risque d’être sai­gnante. Logiquement, la gauche devrait avoir un « bou­le­vard » pour les élections pro­chai­nes. Mais il n’en est rien.

Il n’en est rien parce que la gauche n’existe plus. Ou plus exac­te­ment , ce que l’on appelle « gauche » aujourd’hui n’a plus de rap­port avec ce que l’on dési­gnait par ce terme jusque dans les années 1980. La gauche était l’alliance plus ou moins conflic­tuelle entre les partis du mou­ve­ment ouvrier (socia­lis­tes ou com­mu­nis­tes) et la frac­tion laïque, anti­clé­ri­cale de la bour­geoi­sie qui avait formé la colonne ver­té­brale du radi­ca­lisme. Cette alliance s’est nouée au moment de l’affaire Dreyfus. Le « pro­gramme commun de la gauche » signé entre Georges Marchais et François Mitterrand a été à la fois le projet le plus ambi­tieux de cette gauche et son der­nier chant.
La colo­ni­sa­tion du Parti socia­liste par la « deuxième gauche », rocar­dienne et CFDTiste, a pré­paré la suite : les années 1980 ont été le théâ­tre d’une trans­mu­ta­tion du PS qui a aban­donné pro­gres­si­ve­ment toute réfé­rence au socia­lisme pour faire de l’Europe des euro­péis­tes sont hori­zon his­to­ri­que. Pendant ce temps le déclin du PCF a laissé sans contre­poids la « deuxième gauche » qui, sous l’égide de Delors et d’une partie des mit­ter­ran­dis­tes (de Fabius à Bérégovoy), a déman­telé tout ce qui pro­té­geait encore la France de la « concur­rence libre et non faus­sée ». Sur le der­nier sur­saut que fut « la gauche plu­rielle », je ne peux que ren­voyer au livre coécrit avec Jacques Cotta, L’illu­sion plu­rielle. Pourquoi la gauche n’est plus la gauche (éditions JC Lattès 2001). Je ne compte déjà plus Hollande dans les « expé­rien­ces de gauche ». Jacques Cotta a très bien montré ce qu’il en était dans L’impos­teur (Balland, 2014).

Faisons l’état de forces « de gauche ». Le PS reste un réseau d’élus mais n’est plus un parti, parti qu’il est pour rejoin­dre les radi­caux de gauche dans la mar­gi­na­li­sa­tion. Le choix de Hidalgo, arché­type de la gauche « bobo » pari­sia­niste qui peut dire et faire à peu près n’importe quoi et de pré­fé­rence le pire, vient cou­ron­ner cette auto­des­truc­tion qui a com­mencé sous la pré­si­dence de Macron et a trouvé une pre­mière explo­sion lors des pri­mai­res de 2017. Après avoir assisté à la dési­gna­tion de Hamon, tous les barons socia­lis­tes ou pres­que se sont ral­liés à Macron, un trans­fuge du gou­ver­ne­ment Hollande promis au sort que l’on sait. Exit donc le PS.
Les Verts n’ont pra­ti­que­ment aucun rap­port avec ce qu’était tra­di­tion­nel­le­ment la gauche. Ils ras­sem­blent une frac­tion des clas­ses éduquées, assez aisées pour faire ses cour­ses dans les bou­ti­ques « bio » et bien déci­dées à rem­pla­cer le vieux capi­ta­lisme qui pue par le capi­ta­lisme vert. En chemin, ils cher­chent à agglo­mé­rer tous les cin­glés du mou­ve­ment « woke » et din­gues dans le genre de la mal­heu­reuse rivale de Jadot, madame Rousseau. Les Verts sont en réa­lité un cou­rant du macro­nisme. Macron en a déjà absorbé une partie et Jadot est can­di­dat pour entrer au gou­ver­ne­ment avec quel­ques-uns de ses potes après l’élection de 2022.
Le PCF : on pou­vait penser que le nou­veau ton adopté par Fabien Roussel était de bon augure. Plus de laï­cité, moins de conces­sions à la « gauche socié­tale », un retour aux préoc­cu­pa­tions des tra­vailleurs, y com­pris sur la sécu­rité et sur l’immi­gra­tion. Mais Roussel n’est pas seul. Une partie du PCF (les Ian Brossat et tutti quanti) est ral­liée la « gauche socié­tale », à laquelle Roussel doit aussi faire des conces­sions. Et sur­tout sa can­di­da­ture ne peut être qu’une affir­ma­tion soli­taire, sans volonté de ras­sem­ble­ment, un ultime sur­saut pour sauver ce qui reste des bijoux de famille du PCF.
Je laisse de côté LO et le NPA. LO est malgré tout plus sym­pa­thi­que que le NPA parce que plus ouvrié­riste et plus laïque. Mais ces grou­pes comp­tent pour des prunes et feront comme tou­jours de la figu­ra­tion – ce n’est même pas sûr pour le NPA parce qu’il lui faudra fran­chir l’obs­ta­cle des 500 signa­tu­res.
Reste Mélenchon et ses trou­pes gazeu­ses, hier sous la ban­nière de « la France insou­mise » aujourd’hui rebap­ti­sée « Union popu­laire ». Mélenchon est la grande occa­sion perdue. Il a fait une belle cam­pa­gne en 2017, dépas­sant le tra­di­tion­nel dis­cours et les tra­di­tion­nels codes de la gauche pour s’adres­ser à la nation. Il avait sorti les dra­peaux tri­co­lo­res et la Marseillaise, exalté la patrie et la défense des acquis sociaux. Les études d’opi­nion mon­trent qu’il avait su faire bas­cu­ler en sa faveur une masse impor­tante de l’électorat de gauche, une partie de l’électorat popu­laire FN-RN et pas mal d’abs­ten­tion­nis­tes. Au soir du pre­mier tour, la voie était tracée : avec 19 %, il avait rem­porté une vic­toire éclatante, non contre Macron, mais contre le défai­tisme et la décom­po­si­tion poli­ti­que et morale de la gauche. À partir de là pou­vait se cons­ti­tuer un puis­sant parti du peuple tra­vailleur, un parti large, plu­ra­liste, démo­cra­ti­que qui pou­vait pren­dre le relai de la défunte gauche. Malheureusement, Mélenchon est bon pour faire des dis­cours mais pos­sède un art qui n’est qu’à lui de sabo­ter ses pro­pres cons­truc­tions. La struc­tu­ra­tion de LFI en « grou­pes de base » aussi éparpillés que pos­si­bles (même une fédé­ra­tion locale était inter­dite !) afin d’assu­rer le carac­tère « gazeux » de ce mou­ve­ment et l’impos­si­bi­lité que s’y mène quel­que dis­cus­sion poli­ti­que que ce soit. La police poli­ti­que interne, assu­rée par Manuel Bompart a eu tôt fait d’éliminer les éventuelles paro­les dis­cor­dan­tes. Le res­pon­sa­ble de la com­mis­sion « agri­culture », un fidèle mélen­cho­niste, fut tout sim­ple­ment « licen­cié » par un tweet pour avoir signé un rap­port qui défen­dait l’élevage au moment où l’abruti ani­ma­liste Bastien Lachaud menait sa croi­sade… Semaine après semaine s’égrenaient les exclu­sions, les rup­tu­res, les dis­so­lu­tions de grou­pes indo­ci­les : Kuzmanovic, Cocq, Girard, Liem Hoang Ngoc, etc., vieux mélen­cho­nis­tes et socia­lis­tes fron­deurs étaient tous « mis en dehors » de LFI. La ligne gau­chiste l’empor­tait à l’automne 2017 ainsi que le ral­lie­ment aux isla­mis­tes, culmi­nant dans la mani­fes­ta­tion du CCIF du 10 novem­bre 2019. Les résul­tats de LFI aux Européennes furent le prix du ral­lie­ment au GUE (com­pre­nant Tsipras). Manon Aubry, la tête de liste est typi­que­ment une « euro­péiste de gauche » et n’a plus grand-chose de commun avec les dis­cours de Mélenchon pen­dant la cam­pa­gne 2017. Persuadé qu’il a perdu en 2017 parce qu’il lui man­quait 600.000 voix qui pou­vaient venir des « quar­tiers », Mélenchon crache sur tout son passé pour conqué­rir ces très dou­teux électeurs tout en per­dant la grande masse de ceux qu’il avait ral­liés à sa cause en 2017. Jupiter rend fous ceux qu’il veut perdre, disait-on.

La gauche, c’est fini. Tout sim­ple­ment. Et du même coup l’oppo­si­tion droite-gauche comme axe de la vie poli­ti­que fran­çaise. La droite clas­si­que est en pleine déconfi­ture et peine à trou­ver un can­di­dat. Ni Bertrand, ni Pécresse ne feront l’affaire. La droite aussi risque de se retrou­ver réduite à un réseau d’élus locaux. Zemmour s’affirme en ava­lant l’électorat de Fillon et la partie la plus bour­geoise de l’électorat lepé­niste. L’opé­ra­tion en cours vise à faire appa­raî­tre le seul cli­vage poli­ti­que qui plaise aux domi­nants : Macron contre Zemmour, « libé­raux » contre « bona­par­tis­tes », pseudo affron­te­ment au sein de la classe domi­nante, avec des can­di­dats qui par­ta­gent les mêmes posi­tions sur le plan social et diver­gent sur les ques­tions « socié­ta­les ».
L’oppo­si­tion à Zemmour va deve­nir l’axe du ral­lie­ment de la gauche à Macron. C’est pour­quoi la presse mains­tream offre à l’éditocrate Zemmour une cou­ver­ture digne de celle qu’a offerte en 2017 au can­di­dat de la banque et des grou­pes de médias. Penser qu’on sor­tira de cette situa­tion en récla­mant un can­di­dat unique de la gauche c’est rêver debout. Il faut sortir du spec­ta­cle poli­ti­cien et s’adres­ser à tous ceux qui, quel­les que soient leurs opi­nions sur l’un ou l’autre des pan­tins du spec­ta­cle média­ti­que, se trou­vent confron­tés aux fins de mois qui com­men­cent le 10, à la crise des hôpi­taux, aux fer­me­tu­res d’usine, à tous ceux aussi qui se déso­lent de l’affai­blis­se­ment global du pays et qui en ont assez d’avoir des gou­ver­ne­ments qui ne sont que les petits « tou­tous » des États-Unis.
En par­lant d’un nou­veau Conseil National de la Résistance, Montebourg dit juste. Mais à la grande majo­rité des Français, le CNR, ça ne dit pas grand-chose ! La cam­pa­gne « TER », c’est très bien, mais il faut aussi faire le « clash », taper fort sur l’UE et les trai­tés qui nous enchaî­nent, ne pas hési­ter à fran­chir les lignes jaunes établies par la caste. Comme disait le cama­rade Danton, il faut de l’audace, encore de l’audace et tou­jours de l’audace. Et il en faut vrai­ment beau­coup pour sortir de la nasse.

La Sociale