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S’il y a bien quelque chose qui m’exaspère et qui nourrit la crise de confiance dans les institutions et dans ceux qui les dirigent, c’est bien cette idée d’une insondable stupidité selon laquelle les chiffres sont les chiffres et ne se discutent pas. N’a-t-on pas vu récemment Santé Publique France communiquer sur ce thème : « Seuls les chiffres ne se discutent pas ». Bonjour la science !L’utilisation des chiffres de l’INSEE dans la communication du gouvernement sur le pouvoir d’achat en donne une autre illustration.
Selon l’INSEE, « au deuxième trimestre 2021. le pouvoir d’achat du revenu disponible brut des ménages rebondit (+0,6 % après -0,9 %) : il est supérieur de 1,4 % à son niveau d’avant-crise. Mesuré par unité de consommation pour être ramené à un niveau individuel, il augmente de 0,5 % (après -1,0 %). »
Le gouvernement, comme l’ont fait en leur temps tous les gouvernements qui l’ont précédé, tire argument de la hausse de 1,4% par rapport à l’avant -crise pour triompher en vantant son bilan : regardez comme nous avons bien travaillé et combien les choses vont mieux. Pourtant beaucoup de gens pensent que leur pouvoir d’achat a baissé ou n’a pas augmenté et que l’on se moque d’eux en leur disant le contraire.
« Mais les chiffres ne mentent pas, n’est-ce pas? ». Et si vous avez l’impression que votre pouvoir d’achat a stagné ou a baissé, ce n’est qu’un sentiment et ce sentiment vous trompe, comme il vous trompe sur la délinquance qui, elle, soi-disant n’augmente pas! « , alors que ce que vivent les Français est aux antipodes. « La vérité est dans nos chiffres, pas dans ce que vous ressentez ». Pourtant, comme me l’a confié un jour un économiste réputé: quand tant de gens pensent que nos statistiques mentent, ce ne sont pas eux qu’il faut remettre en cause mais nos statistiques et ce que nous en faisons. Il avait raison. Non parce que les statistiques mentent ou parce que les statisticiens trichent, mais plutôt parce qu’on emploie les statistiques sans précaution, souvent à tort et à travers, en leur faisant dire ce qu’elles ne disent pas ou ce qu’elles ne peuvent pas dire. Les chiffres sur le pouvoir d’achat offrent un cas d’école de ce qui nourrit chez un si grand nombre de gens le sentiment qu’on leur ment avec les statistiques.
Ce que publie l’INSEE, c’est le total des revenus perçus par tous les ménages, divisé par le nombre de ménages pour obtenir le revenu moyen par ménage, ou divisé par le nombre de personnes, appelées unités de consommation (1 pour un adulte, 1/2 pour un enfant) pour obtenir le revenu par tête. Ces chiffres étant ensuite corrigés par l’évolution de l’indice des prix à la consommation, calculé à partir d’un panier de consommation moyen, pour en déduire l’évolution de la moyenne du pouvoir d’achat.
Rien n’interdit de calculer des moyennes pour tout mais il est parfois très difficile, voire impossible de leur donner une signification autre qu’arithmétique, ce qui pour les gens n’a aucune signification du tout puisque sans aucun rapport avec ce qu’ils vivent parce que le Français moyen de la statistique n’existe pas. Pour ce que le gouvernement essaye de faire dire aux chiffres du pouvoir d’achat, la moyenne n’a de sens que lorsque les données observées sont groupées autour de celle-ci. Or, pour le pouvoir d’achat, c’est exactement le contraire, notamment parce que, même pour un niveau de revenu identique, les charges sont très différentes d’une personne à une autre: que peut bien signifier la moyenne entre les dépenses d’un jeune ménage dont presque la moitié du revenu est absorbée par les dépenses de logement et celles d’un ménage de retraités de la génération du baby-boom, propriétaire de son logement et qui a depuis longtemps remboursé tous ses emprunts immobiliers ? On peut toujours faire une moyenne entre le ménage dont les revenus sont situés dans le bas de l’échelle et qui dépense beaucoup pour se nourrir et le ménage dont les revenus sont situés dans le haut de l’échelle et qui consacre une grande partie de son revenu à ses loisirs, ou entre l’habitant du centre de Paris qui paye un loyer très élevé et qui n’a pas besoin de voiture et l’habitant d’un village dans un département rural où le coût du foncier est faible et la voiture indispensable à la vie quotidienne, mais à quoi bon si personne ne se reconnait de près ou de loin dans cette moyenne ? Quel sens peut bien avoir la moyenne du budget d’une famille avec trois enfants que leurs parents élèvent ensemble et les budgets de deux parents divorcés accueillant à tour de rôle leurs trois enfants dans le cadre d’une garde alternée ? Quand l’OCDE calculait que sur la période 1974-2002, en France, les 10% des revenus les plus élevés absorbaient 30% de la hausse des revenus, que pouvait bien signifier la moyenne ? Le statisticien vit dans l’univers des moyennes et de la comptabilité nationale qui suit une logique macro économique dans laquelle l’achat d’un logement est un investissement qui n’est donc pas inclus dans l’indice des prix à la consommation servant à calculer le pouvoir d’achat, alors que la hausse du coût du logement est la cause principale de l’étranglement du pouvoir d’achat des ménages. Et, en comptabilité nationale, l’individu disparaît dans les grands agrégats. Or, chacun n’est pourtant concerné que par ses fins de mois et par ce qui lui reste une fois payées ces dépenses quasi obligatoires que les statisticiens appellent les « dépenses contraintes » telles que les loyers, l’eau, l’électricité, le téléphone, le chauffage, l’essence, la cantine, les assurances, les restes à charge de la sécu ou de la maison de retraite, les remboursements d’emprunts ou encore les nouvelles consommations auxquelles l’état de la société ne permet pas d’échapper telle que le téléphone mobile ou, pour beaucoup de gens désormais, l’informatique…
Des moyennes plus ciblées donnent une vue bien différente de la situatuion sociale.
Ainsi, un organisme de micro crédit qui suit les comptes d’un panel de 7500 personnes qui gagnent moins de 2000€ mensuels vient-il de révéler qu’au 10 du mois, l’essentiel des charges étant payé, le reste à vivre calculé sur les 10 premiers mois de 2021 s’élevait en moyenne à moins de 100€. Or, près des deux tiers des Français gagnent moins de 2000€ par mois. On peut toujours discuter de la représentativité du panel, il n’empêche, ce genre données nous fait redescendre du ciel des moyennes de la comptabilité nationale aux réalités terrestes de la vie quotidienne de beaucoup de Français.
En vérité, il n’y a rien de plus personnel que le pouvoir d’achat et le niveau de vie qui en découle qui dépend pour chacun des besoins qui lui sont propres, de son histoire familiale, de son parcours personnel et du milieu dans lequel il le contraint plus ou moins à évoluer, de l’endroit où il est plus ou moins obligé d’habiter, des accidents de la vie, de son histoire familiale, de sa santé, de la génération à laquelle il appartient… Des livres entiers ont été écrits sur ce sujet (1). Il faut en retenir au moins une chose: brandir à la face de tous les Français le chiffre de l’INSEE sur le pouvoir d’achat pour leur signifier que, même s’ils ne le savent pas, leur situation personnelle s’est améliorée, c’est tout simplement se moquer de la grande majorité d’entre eux qui se sent de plus en plus étranglée financièrement et dont les fins de mois sont de plus en plus difficiles.
Henri Guaino Président d’honneur de Notre France
(1) Pour un développement plus détaillé voir par exemple les pages 65 à 72 de mon livre « En finir avec l’économie du sacrifice » Odile Jacob 2016