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Thomas Picketty

A moins de cinq mois du premier tour, que peut-on espérer de l’élection présidentielle prévue en avril prochain ? On peut poser la question à deux niveaux : celui du scrutin de 2022, et celui plus large de la place de la présidentielle dans le système politique français.

S’agissant de l’élection de 2022, force est de constater qu’elle est mal engagée. Face à la droitisation extrême du paysage politique, évolution à laquelle le macronisme au pouvoir n’est pas étranger, il est devenu presque impossible de débattre des grands enjeux sociaux et économiques qui vont structurer notre avenir commun.

Pour gagner la bataille de l’émancipation, de l’intelligence et du capital humain, l’enjeu central reste et demeure celui de l’investissement dans l’éducation et la formation. Malheureusement les derniers chiffres issus de la loi de finances pour 2022 sont formels : la dépense publique par étudiant a chuté de 14% en France entre 2008 et 2022 (-7% depuis 2017).

Il s’agit d’un gâchis monumental pour le pays et pour sa jeunesse. Il est urgent que les candidats s’engagent sur des objectifs précis permettant aux universités de disposer enfin des mêmes moyens que les filières sélectives et de développer les cursus pluridisciplinaires et les niveaux d’encadrement dont les étudiants ont besoin.

Pour faire face au défi climatique, on sait qu’il faudra mieux répartir les efforts et mettre fortement à contribution les plus aisés. Exonérer les plus grandes fortunes de toute imposition alors même qu’elles ont triplé de volume en France depuis 10 ans relève de la stupidité économique et de l’aveuglement idéologique. Cet abandon de toute ambition en matière de souveraineté fiscale et de justice sociale aggrave le séparatisme des plus riches et nourrit la fuite en avant vers le régalien et l’identitaire.

Mais quoi que l’on fasse pour ignorer le primat du social et des inégalités, la réalité reviendra au galop. En France, les 50% les plus pauvres ont une empreinte carbone d’à peine 5 tonnes par habitant, contre 25 tonnes pour les 10% les plus riches et 79 tonnes pour les 1% les plus riches. Les solutions consistant à ratiboiser tout le monde au même taux, à l’image de la taxe carbone du début de quinquennat, n’ont pas beaucoup de sens et ne pourront jamais être acceptées.

On pourrait multiplier les sujets : la fiscalité locale doit être repensée pour permettre aux communes les plus pauvres et à leurs habitants de disposer des mêmes chances que les autres ; le système de pensions doit devenir universel et juste, en mettant l’accent sur les petites et moyennes retraites ; un nouveau partage du pouvoir doit s’appliquer entre salariés et actionnaires dans la gouvernance des entreprises ; la lutte contre les discriminations doit devenir une priorité assumée et mesurable.

Les candidats doivent également dire s’ils vont se contenter du taux minimaliste de 15% sur les multinationales ou s’ils s’engagent à porter ce taux unilatéralement à 25%, comme le recommande l’Observatoire européen de la fiscalité, et à partager les recettes avec les pays du Sud, durement touchés par le réchauffement et le sous-développement. Au-delà de ces nécessaires décisions unilatérales, il est urgent de proposer à nos partenaires européens la mise en place d’une Assemblée transnationale permettant de prendre à la majorité des mesures sociales, fiscales, budgétaires et environnementales communes. Cela ne pourra sans doute se faire dans un premier temps qu’avec quelques pays. La question n’en est pas moins cruciale : les débats laborieux sur le plan de relance ont montré les limites de l’unanimité à 27, et on ne pourra pas éternellement se reposer sur la seule action de la Banque centrale européenne, dont il faut par ailleurs renforcer la supervision démocratique et parlementaire.

Tous ces débats vont en partie avoir lieu, mais ils sont rendus largement inaudibles par l’émiettement des candidatures à gauche. Que les responsables concernés (insoumis, socialistes, écologistes, communistes, etc.) ne comprennent pas que ce qui les rapproche est autrement plus important que ce qui les sépare est consternant. Si l’on veut sauver la présidentielle, il est urgent que les différents candidats se réunissent pour débattre de leurs points communs et de leurs différences et fassent arbitrer ces dernières par les électeurs de gauche d’ici janvier.

La faiblesse du débat actuel montre également une fois de plus les méfaits du présidentialisme à la française. On ne reviendra certes pas à l’élection indirecte du président, et la proportionnelle intégrale n’est pas non plus la panacée. Au-delà du nécessaire renforcement des droits du parlement et de l’inversion du calendrier électoral, il faut aérer le système démocratique français en y introduisant de nouvelles formes de participation citoyenne, en particulier avec le référendum d’initiative populaire. Le nombre de signataires fixé par la révision constitutionnelle de 2008 est absurdement élevé, et seule une nouvelle révision pourrait débloquer la situation. Le débat présidentiel de 2022 pourrait être l’occasion d’avancer sur ce point.

A condition d’intégrer également la question clé du financement des campagnes politiques, qui faute d’être correctement traitée risque de corrompre la démocratie référendaire autant que la démocratie représentative. Des propositions ont été faites pour réduire drastiquement le poids des dons privés et pour mettre en place des bons pour l’égalité démocratique. Elles ont commencé à être reprises par des candidats et des parlementaires, et rien n’empêche leur adoption avant même les prochaines échéances, ce qui pourrait contribuer à redonner foi en la politique.

La leçon générale est claire : pour sauver la présidentielle, il faut aussi et surtout que les citoyens et les élus de tous bords se mobilisent pour dépasser le présidentialisme.

Source:https://www.lemonde.fr/blog/piketty/2021/11/16/peut-on-sauver-la-presidentielle/