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Défense, Diplomatie, France, Mondialisation, Politique étrangère, Puissance, Social, Souveraineté, Souveraineté numérique, Stratégie, Union Européenne
Entretien avec Nicole Gnesotto
Nicole GNESOTTO,Professeure émérite du CNAM, où elle a créé la chaire « Union européenne », et vice-présidente de l’Institut Jacques-Delors. Spécialiste des questions européennes et de défense, elle a occupé diverses fonctions au ministère des Affaires étrangères, à l’Union européenne et à l’Ifri.
Pierre VERLUISE ,Docteur en Géopolitique, fondateur du Diploweb.com.
Pierre Verluise : (P. V.) : Le titre de votre ouvrage a le mérite de la clarté et de la franchise : « L’Europe, changer ou périr ». Vous vous interrogez dans la troisième partie de votre ouvrage sur l’Europe en puissance, en commençant par ce que vous appelez « les fausses pistes ». Quelles sont-elles ?
Nicole Gnesotto (N. G. ) : Pourquoi ce titre ? Parce que l’Union européenne continue de vivre sur des modèles qui ont été imaginés et mis en œuvre à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, et que ce monde est désormais totalement révolu. Si l’on veut que l’Europe soit efficace et puissante dans la mondialisation des années 2020, il faut changer en effet de logiciels et non pas s’agripper à ceux qui ont été mis en place il y a plus de soixante-dix ans.
Le format originel de l’Europe communautaire, celle qui naquit au sortir de la Seconde Guerre mondiale, était en effet parfaitement adapté au monde des années cinquante et à la Guerre froide qui s’installait : l’Europe détruite était forcément dépendante des États-Unis pour sa défense et de la création d’un marché ouvert et concurrentiel pour retrouver de la croissance. Le modèle atlantique fondait donc la sécurité de l’Europe, le modèle libéral assurait la prospérité. Et tout cela a formidablement fonctionné pendant toute la Guerre froide, soit près de quarante ans. La sécurité et la croissance étaient là et avec elles le soutien massif des citoyens européens.
Mais ce monde s’effondre avec la disparition de l’URSS en 1991. Depuis, le modèle atlantique est parcouru de fissures ou de failles, depuis le pivot asiatique décrété par Barack Obama (2009-2017), les politiques agressives et anti-européennes de Donald Trump (2017-2021), et la brusque trahison de Jo Biden sur l’Afghanistan en 2021. De la même façon, le culte du marché dérégulé et sans contraintes atteint ses limites : le commerce n’adoucit pas les mœurs, la crise économique déferle à partir de 2008, la mondialisation n’est pas synonyme de prospérité indéfinie mais d’inégalités croissantes, y compris en Europe.
L’Europe se retrouve donc en crises multiples, dont la COVID-19 n’est que le dernier épisode, mais comme elle ne veut pas modifier ses principes originels, elle court après des solutions qui ne règlent rien. Trois fausses pistes sont en effet à l’œuvre dans le débat européen : celles d’une renationalisation des politiques européennes, celle d’un État fédéral européen, celle de l’immobilisme et de la conservation des modèles initiaux. La première a pris du plomb dans l’aile, depuis que le Brexit s’est avéré synonyme de déroute intégrale pour le Royaume-Uni, et depuis que la COVID-19 a montré l’efficacité d’un échelon européen pour emprunter 750 milliards d’euros en quelques semaines ! La deuxième est la plus impopulaire de toutes les solutions possibles : l’Europe fédérale fait peur, même si elle avance doucement à chaque crise. La troisième piste est, hélas, la plus probable : le conservatisme, le retour aux règles d’avant la COVID-19, la perpétuation des modèles atlantique et libéral d’antan.
P. V. : Une fois les fausses pistes écartées, concentrons-nous sur vos propositions. Comment penser et mettre en œuvre la puissance autrement ? Cela a-t-il encore du sens de faire l’éloge de la souveraineté européenne ? Pourquoi faudrait-il politiser la politique de défense ? Pourquoi ne pas parier sur les États-Unis qui – tout de même – ont fait leurs preuves ? Que nous dit V. Poutine de notre impuissance relative et comment la dépasser ?
N. G. : La souveraineté n’est pas l’indépendance, avec laquelle elle se trouve souvent confondue, et qui inquiète bon nombre d’États membres. La souveraineté, c’est l’expression d’une décision politique collective des Européens. L’UE pourrait par exemple, en toute souveraineté, décider que, dans telle ou telle crise, elle collera à la politique américaine : non pas parce que les États-Unis l’exigent, mais parce que les Européens décident que c’est leur intérêt. De la même façon, il peut arriver que la souveraineté européenne amène un consensus pour que l’UE se distancie, voire s’oppose, à telle décision des États-Unis, sur la Chine par exemple, ou sur le conflit israélo-palestinien. Elle devra le dire et l’assumer, sans pour autant que cette divergence de politique entre Européens et Américains ne signifie la fin de leur alliance. Même liberté à retrouver dans la mondialisation économique : c’est à l’Europe, pas au marché, de décider les secteurs où elle assumera les risques de l’interdépendance, et ceux qu’elle sur lesquels elle voudra garder une forme de contrôle.
La mesure de la puissance ne passe plus uniquement par la force militaire (…)
Assumer cette liberté de décision est un préalable indispensable à la mise en œuvre d’une puissance européenne. Mais le deuxième préalable est tout aussi important : casser le lien, établi depuis le général de Gaulle, entre la défense et la puissance. Cette équation est devenue en effet redoutable. Elle correspondait parfaitement à la réalité de l’après-guerre, mais depuis que la mondialisation révolutionne la géopolitique mondiale, la mesure de la puissance ne passe plus uniquement par la force militaire [1]. Il faut aussi aller la chercher dans des domaines devenus cruciaux, les technologies, l’industrie, le commerce, les flux migratoires, la monnaie, car beaucoup de problèmes ne se résoudront pas les armes à la main.
Autrement dit, pour que l’UE soit influente sur la scène internationale, il y a urgence à « politiser la politique de défense » européenne. Passer d’un exercice technique à une stratégie globale, diplomatique d’abord, militaire ensuite. Comment faire ? En replaçant la force militaire à sa juste place : un facteur incertain en terme d’efficacité dans la gestion des crises, mais un facteur indispensable, essentiel même, à la crédibilité politique des Européens dans le monde. La défense non plus comme préalable à la puissance, mais comme l’ultima ratio confortant une priorité nouvelle accordée à la diplomatie, à l’intelligence, la négociation, la persuasion. Éviter la guerre autant que possible, pouvoir intervenir avec force si nécessaire, tel devrait être le principe stratégique des Européens.
Les risques de guerre en Ukraine confortent cette analyse. Les Européens doivent d’abord se forger leur propre vision de la menace russe, de leurs intérêts, et des conditions de la paix en Europe. La guerre n’est pas une technique de gestion de crises. La diplomatie l’est en première instance : c’est ce que tentent de faire la France et l’Allemagne, avec raison, en insistant sur un dialogue stratégique global concernant l’ordre européen. La force militaire doit jouer le rôle de dernier recours, si Vladimir Poutine refuse toute discussion et décide de passer à l’attaque.
P. V. : L’Europe communautaire s’est notamment faite par le droit et le marché, mais vous proposez de lui donner une dimension sociale. Comment faire ? Pourquoi coupler solidarité économique et solidarité politique ?
N. G. : L’Europe sociale fait partie des serpents de mer qui hantent la construction européenne. On en parle souvent, on avance quelquefois, mais toujours à l’ombre d’une loi du marché prioritaire. Cette carence peut sembler surprenante quand on sait que l’Europe reste le continent numéro 1 mondial pour les dépenses sociales : en 2017, les dépenses de protection sociale dans l’Union européenne se sont établies à 27,9% du PIB européen contre une moyenne de 20% pour les pays de l’OCDE. Comparée au reste du monde dans son ensemble, l’UE est sans aucun doute l’acteur politique le plus généreux.
Compter sur les surplus générés par la croissance du PIB pour corriger les inégalités sociales c’est se tromper d’époque (…)
Mais les Européens, et tous les économistes libéraux, continuent de penser que le progrès social ne peut résulter que du progrès économique et de la croissance engendrée par le marché. L’idée que le social puisse être aussi un facteur de développement, et non un sous-produit de l’économie reste totalement surréaliste. Or c’est là où le bât blesse. Il fut un temps sans doute, notamment durant les Trente Glorieuses, où la croissance économique permettait de dégager des surplus budgétaires que les dirigeants nationaux décidaient ensuite de redistribuer plus ou moins généreusement, selon leurs orientations politiques. La notion de progrès social n’était pas encore une illusion. Ce temps est révolu. La mondialisation ne se contente pas d’étendre le marché à l’échelle de la planète. Elle modifie également le pouvoir des États, dont l’autonomie et la liberté d’action se rétrécissent comme peau de chagrin. La mondialisation introduit surtout une sorte de perversité dans la répartition de la richesse mondiale : dans les pays développés, la mondialisation accroit la richesse des pays tout autant qu’elle accroit les inégalités de richesse en leur sein. Autrement dit, plus un État s’enrichit, plus les écarts de revenus explosent. Compter sur les surplus générés par la croissance du PIB pour corriger les inégalités sociales c’est se tromper d’époque : car plus la croissance augmente, plus les écarts augmentent
C’est ici que la dimension européenne devient cruciale. Non pas pour « voler » aux États leur rôle social, mais pour compenser la faiblesse de leurs moyens. Non pas pour communautariser les prestations sociales nationales (chômage, retraite, formation professionnelle, etc.), mais pour ajouter une strate de financement européen aux financement décidés par les États. Par exemple, un fonds d’allocation pour le chômage des jeunes, ou une allocation européenne pour la formation professionnelle : en supplément des allocations que leur versent les organismes sociaux de leur pays, les demandeurs d’emploi pourraient avoir droit à un pécule européen, directement versé au chômeur lui-même. L’Europe sociale doit être du social additionnel, en aucun cas une dépossession nationale.
P. V. : Comment penser la souveraineté technologique de l’UE ?
N. G. : La révélation de la dépendance pharmaceutique de l’Europe, avec la COVID-19, a joué un rôle d’accélérateur dans la revendication d’une souveraineté technologique européenne. La Commission européenne a lancé un vaste programme, bienvenu, sur la souveraineté numérique et plus généralement technologique de l’Union. Toutefois, beaucoup de questions restent à résoudre, à commencer par la fuite des cerveaux européens : enrayer le kidnapping de nos meilleurs ingénieurs par les sociétés américaines devrait être la priorité des priorités. Les Européens ont obtenu 25 médailles Field sur 59 attribuées depuis l’origine : l’intelligence est donc bien là. Ce qui manque, ce sont à la fois des rémunérations conséquentes et des conditions de recherche, dans les laboratoires privés ou publics, de première qualité. Les investissements devraient être fléchés sur les chercheurs, autant que sur la recherche, ce qui suppose, à l’échelle européenne, la mise en place d’une politique commune de la recherche, plus intégrée sur deux ou trois domaines stratégiques.
Deuxième question : celle des investissements prioritaires. Le problème est moins le montant global des investissements publics, que la définition d’une stratégie industrielle ciblée. Le problème de l’Europe est en effet qu’elle ne choisit pas : elle saupoudre chacun des domaines possibles d’investissements, dans un souci égalitaire vis-à-vis des chercheurs et des spécialisations de tels ou tels pays. Or trop de priorités nuit à tous les programmes.
L’Europe a toujours eu du mal avec la notion de champion européen (…)
La troisième question porte sur l’avenir de l’intégration, autrement dit sur la stratégie industrielle censée accompagner cette recherche de souveraineté : s’agit-il de construire une juxtaposition de souveraineté technologiques nationales ou de changer d’échelle, en aidant à la formation de champions européens ? L’Europe a toujours eu du mal avec la notion de champion européen, car une multitude de petits États y voient un risque pour leurs industries, rachetées par ces champions ou tout simplement condamnées à disparaître. Mais face aux géants du numérique, aux moyens colossaux avec lesquels la Chine aide ses entreprises, l’UE devra choisir, comme elle l’a fait naguère sur le spatial, ou l’aéronautique avec Airbus.
P. V. : La Présidence français de l’Union européenne (PFUE) met pour ce premier semestre la France à la manœuvre, en dépit de contraintes liées à la campagne électorale. Comment caractériser les relations spécifiques de la France à la construction européenne ? Quelles en sont les forces et les faiblesses, et surtout quelles marges d’amélioration d’ici… la prochaine présidence française de l’UE dans plus d’une douzaine d’années.
N. G. : L’ambition d’une Europe qui compte, d’une Union européenne qui soit aussi un acteur politique et pas seulement un grand marché, est l’une des grandes singularités françaises dans le concert européen. Le général de Gaulle faisait de l’atome le grand égalisateur de la puissance et de l’Europe le levier d’Archimède de la puissance française. Après lui, tous les présidents de la République ont adopté et renforcé cette culture nationale de la puissance européenne. D’ailleurs, bien-au-delà des questions stratégiques, la France a presque toujours été leader des grands projets européens : qu’il s’agisse de l’origine de la CEE, du marché unique, de la création de l’euro, de la création du Conseil européen, ou encore récemment du plan de relance européen contre les effets de la pandémie, Paris a n’a eu de cesse de multiplier les idées pour l’approfondissement continu de la construction européenne. Rares furent et sont encore les idées proposées par d’autres (sauf quand elles concernent l’élargissement du marché par exemple à la Turquie). Mais dans la promotion d’une Europe qui compte, d’une UE qui soit aussi une puissance politique, Paris se retrouve le plus souvent seule.
Du côté français, les contradictions ne sont pas non plus absentes.
Les raisons sont multiples : elles tiennent essentiellement au refus de revenir dans l’histoire, de la part des autres partenaires européens. Mais surtout de leur préférence structurelle pour un ancrage dans la puissance de l’Alliance atlantique, par délégation aux États-Unis de toute responsabilité dans la gestion du monde. Du côté français, les contradictions ne sont pas non plus absentes. Le concept d’Europe puissance n’a pas remplacé, dans le discours français, le culte de la souveraineté nationale. Or cette coexistence, qui apparait naturelle aux yeux des Français, reste quasi incompréhensible aux yeux de nombre d’Européens. D’autre part, dans sa pratique européenne, la France a combiné le meilleur et le pire. Le meilleur, quand elle décide d’associer le reste de l’Union à ses décisions de politique étrangère ; le pire lorsque les dirigeants français « oublient » d’informer les partenaires européens avant de lancer une grande initiative diplomatique. Au final enfin, la France reste l’objet d’un soupçon : en 2020, des décennies après de Gaulle et alors que les dirigeants français ont renoncé à l’anti-américanisme dans leur rhétorique politique, les Européens se méfient encore. Chaque fois que Paris avance une idée, nos partenaires la scrutent d’abord à l’aulne d’une inquiétude historique sur les répercussions possibles de ces idées françaises sur le sort de l’OTAN. Pourtant, avec la crise russo-ukrainienne, les Européens peuvent se féliciter d’avoir une présidence française à la tête de l’Union. Ouvrir une voie diplomatique pour échapper au dilemme – soit l’OTAN, soit la guerre – est un projet que nul autre que la France ne pouvait porter : il serait en effet inexplicable, et inadmissible, pour les citoyens européens, que l’Europe soit absente de la gestion d’une crise dont dépend l’avenir de leur sécurité et de leur prospérité.