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Sylvain Ferreira


Carte qui ne représente pas la situation sur le terrain. Mais permet de comprendre la stratégie russe.

Le bizarre délire guerrier qui s’est emparé des élites françaises, couplé à leur occidentalisme indécrottable empêche d’accéder au réel et nécessite un effort d’analyse d’autant plus délicat qu’il doit s’effectuer sur un torrent de propagande de part et d’autre. Il faut essayer de s’abstraire des biais qui nous donnent de la réalité l’image de ce que nous voudrions qu’elle soit.

Il ne s’agit pas ici de réfuter ou même de discuter des informations invérifiables mais d’essayer de comprendre ce qui se passe à propos d’une opération qui nous a tous surpris dans son principe et dans ses modalités. Et qui surtout est organisé ce que les Russes appellent la « maskirovska », c’est-à-dire le fait de masquer le mieux possible ses réelles intentions.

Lorsque l’on regarde les cartes de la situation militaire en Ukraine que l’on trouve sur Internet, il y a quand même un élément qui saute aux yeux. Quelle que soit la temporalité des opérations, l’idée d’un enveloppement militaire complet de l’est ukrainien semble s’imposer. Nous avons demandé son avis à Sylvain Ferreira un spécialiste de l’histoire militaire. Il pointe une fois de plus la césure conceptuelle entre ce que l’on appelle « l’art opératif » russe et la vision tactique de la guerre que l’on rencontre en Occident. Là encore « l’occidentalisme » dans les têtes, y compris y compris celles des militaires, joue son rôle.

Il semble inévitable que sur un strict plan militaire le sort de l’armée ukrainienne soit scellé. La question est donc directement POLITIQUE. Prétendre comme le fait notre inepte ministre de la défense que « l’Ukraine peut gagner militairement » n’a aucun sens. La bataille dans cette nouvelle guerre froide est bien sûr d’abord et avant tout politique. Et nous serions avisés de ne pas rêver un rapport de force à l’échelle mondiale qui soit si évidemment favorable à l’Occident.

Attention aux réveils douloureux.

Régis de Castelnau

Analyse de l’opération spéciale russe entre le 24 février et le 4 mars

par Sylvain Ferreira (Veille Stratégique)

L’effet de surprise

Tout d’abord, il me faut souligner comme tous les observateurs éclairés que j’ai été surpris par l’ampleur du front d’attaque des forces russes le 24 février dernier. J’étais convaincu que Poutine se limiterait à opérer dans le Donbass en soutien aux deux républiques populaires de Donetsk et de Lougansk afin de chasser l’armée ukrainienne de ces deux régions. J’étais également convaincu que les signaux d’alerte lancés par l’OTAN et ses différents organes de transmission (presse spécialisée, think-tanks, etc.) quant à la nature élargie de l’offensive russe n’étaient pas crédibles tant cette institution n’a pas brillé par sa transparence quant aux derniers conflits auxquels elle a participé. Passée cette sidération, probablement recherchée par les Russes, il a fallu analyser minutieusement les rares informations fiables pour comprendre les intentions stratégiques russes et leurs transcriptions opérationnelles. De cette analyse, il apparaît qu’une fois effectué les frappes de décapitation (majoritairement grâce à des missiles balistiques Calibr et Iskander) des structures du C4ISR ukrainien, de la défense anti-aérienne et de l’armée de l’air ukrainienne, les Russes ont engagé leurs forces au sol selon des règles d’engagement du feu très strictes afin de limiter les pertes parmi la population civile et les destructions inutiles des infrastructures routières, urbaines et vitales comme les centrales électriques. Cette prudence – surprenante elle aussi pour la majorité des observateurs – s’inscrit dans la volonté affichée par le Kremlin de mener une opération contre le régime ukrainien et certains de ses soutiens mais pas contre son peuple et son armée régulière. Cette approche explique l’emploi très limité de l’artillerie au cours de la première semaine de l’invasion alors que cette arme est un pilier de l’armée de terre russe depuis la Seconde Guerre mondiale[1]. En outre, les premières images tournées à la sauvette par les habitants des différentes zones attaquées par l’armée russe semblent indiquer une faible présence de chars et de matériels lourds au profit de véhicules légers de reconnaissance et des transports de troupes blindés.

Des échecs tactiques incontestés

Dans cette configuration offensive surprenante, les embuscades ou les points de résistance mis en place par l’armée ukrainienne sur les principaux axes de progression ont provoqué des pertes sensibles, ainsi qu’une mauvaise surprise tactique pour les Russes qui n’avaient vraisemblablement pas imaginé une telle résistance de la part de leurs frères ennemis. Dans les airs, les Russes semblent également adopter une tactique surprenante en effectuant peu de missions d’appui rapproché au profit des troupes au sol et, quand les avions comme les Su-24 et Su-34 sont amenés à le faire[2], ils opèrent à basse altitude pour bombarder le plus précisément possible leurs cibles avec des bombes « classiques » non-guidées. Les experts dans le domaine aérien nous expliquent que les Russes agissent ainsi car leurs stocks de munitions de précision – bombes guidées – sont bien plus limités que ceux de l’US Air Force et qu’ils en réservent l’usage aux cibles d’intérêt prioritaire. Par ailleurs, cette approche rend les aéronefs russes plus vulnérables aux MANPADS – missiles antiaériens portatifs à courte portée comme les fameux Stinger – mais aussi, dans le cas de certains hélicoptères, à des missiles antichars[3]. Dernier point, il semble que la protection des convois logistiques a montré des faiblesses au cours de la première semaine si l’on en croit les nombreuses images de véhicules de transport détruits ou abandonnés par les Russes.

L’aveuglement de la Blitzkrieg

Dès le début de l’offensive russe, les médias occidentaux, comme les experts, n’ont eu de cesse d’employer le mot de Blitzkrieg[4] pour qualifier l’opération afin de faire résonner chez les Européens le souvenir tragique des offensives fulgurantes menées par la Wehrmacht de septembre 1939 à juin 1941 pour mettre la quasi-totalité de l’Europe à genoux. Mais, après les percées de plusieurs centaines de kilomètres réalisées au cours des premiers jours, il est apparu que l’avance russe marquait le pas. Immédiatement, les commentateurs occidentaux ont parlé « d’enlisement » avec le même aplomb avec lequel il avait évoqué la guerre – éclair quelques jours auparavant[5]. Si, bien sûr, il est indéniable que les Russes ont marqué le pas et que dans de nombreux secteurs, le front semble être figé, il est bien trop tôt pour parler d’enlisement alors que la guerre ne dure que depuis à peine une dizaine de jours. Il est également très difficile, et par conséquent prématuré, de comprendre la ou les raisons de cet arrêt momentané des troupes russes. Nombreux sont ceux qui l’interprètent par les problèmes tactiques mentionnés ci-dessus, en y ajoutant également un éventuel problème d’effectifs engagés qui seraient insuffisants pour mener à bien la mission initiale. Problème auquel s’ajouterait enfin celui des pertes humaines et matérielles importantes subies au cours des 10 premiers jours[6].

Il m’apparaît que cette analyse se focalise trop sur l’aspect purement tactique du déroulement de l’opération et ne tient pas compte, à la fois de l’histoire récente – en 2003, la progression américaine vers Bagdad est stoppée pendant presque une semaine après 5 jours de combat[7] -, et surtout de la gestion opérationnelle inédite d’une offensive de cette envergure en Europe. Il ne faut pas oublier que, dans la pensée militaire russe, héritière de la pensée militaire soviétique, l’importance des échecs tactiques momentanés n’occupe pas la place première et démesurée que celle-ci occupe dans la pensée militaire occidentale, malheureusement héritière des concepts ineptes de la Wehrmacht. L’art opératif peut s’accommoder de revers tactiques passagers, parfois importants, notamment lorsqu’il y a un rapport de force favorable pour l’assaillant, ce qui est le cas ici pour les Russes. En outre, il faut garder à l’esprit que le temps politique du déroulement de l’opération n’est pas le temps des commentateurs occidentaux. Poutine n’a pas fixé de délai pour obtenir la victoire militaire même s’il doit tenir de son opinion publique et de l’usure intrinsèque de ses forces.


[1]https://siteveillestrategique.blogspot.com/2022/03/analyse-de-la-doctrine-russe-depuis-le.html

[2]https://siteveillestrategique.blogspot.com/2022/03/le-premier-su-34-russe-abattu-hier-5.html

[3]https://www.youtube.com/watch?v=9vlH1MS4FkM

[4]https://www.ndtv.com/world-news/vladimir-putin-strategy-for-ukraine-blitzkrieg-destruction-of-its-forces-2787374

[5]https://www.telegraph.co.uk/world-news/2022/02/27/ukraine-army-resistance-civilians-russian-invasion-war-blunders/

[6]https://www.oryxspioenkop.com/2022/02/defending-ukraine-listing-russian-army.html

[7]https://www.britannica.com/event/Iraq-War

Sylvain Ferreira

Vu du droit