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Guerre en Ukraine : pourquoi le gel des avoirs russes pourrait peser sur le contribuable français
Selon Bruno Le Maire, 850 millions d’euros d’avoirs et de biens appartenant à des oligarques russes ont été gelés.
Mikhail Klimentyev / Sputnik / AFP

Propos recueillis par Vincent Geny

Ce dimanche 20 mars, Bruno Le Maire a annoncé le gel de 850 millions d’euros d’avoirs et de biens appartenant à des oligarques russes. Pour l’avocat Olivier Dorgans, spécialiste des sanctions internationales, ces mesures atteignent les proches de Poutine mais posent quelques questions techniques.

« Mener une guerre économique totale à la Russie », tel était l’objectif de Bruno Le Maire. Le ministre de l’Économie a annoncé, ce dimanche 20 mars, le gel de 850 millions d’euros d’avoirs appartenant à des oligarques russes. Il évoque « 150 millions d’euros de comptes de particuliers en France » et « un demi-milliard d’euros de biens immobiliers sur le territoire français, correspondant à une trentaine de propriétés ou d’appartements ».

Une disposition prévue dans les sanctions européennes annoncées en réponse à l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Afin d’évaluer l’efficacité de ces mesures et leur mise en œuvre, Marianne a interrogé Olivier Dorgans, avocat et spécialiste des sanctions internationales.

Marianne : Bruno Le Maire a annoncé le gel de 850 millions d’euros d’avoirs appartenant à des oligarques russes. Et maintenant ?

Olivier Dorgans : Il faut prendre ce chiffre avec prudence. Il paraît important mais manifestement, il est infinitésimalement plus faible par rapport à la totalité des actifs russes estimée à une centaine de milliards d’euros. Malgré tout, les autorités ne pouvaient pas faire mieux au terme de trois semaines. Ce sont certainement les actifs les plus accessibles. Maintenant, que peut-on en faire ? La philosophie du droit européen consiste à rendre la jouissance indisponible pendant toute la durée des sanctions. Pour les actifs financiers, les banques vont simplement bloquer le compte et il ne pourra plus y avoir de flux entrant ni sortant. En revanche, les comptes continuent de générer des intérêts. À l’issue des sanctions, l’oligarque récupère le tout.

Concernant les biens, l’État n’a pas le droit de procéder à leur vente. Cela pose un certain nombre de questions. Qui va supporter les coûts induits par l’arraisonnement d’un bateau comme la mobilisation des douanes, les coûts de surveillance et l’occupation d’un emplacement au port ? Ce n’est pas défini. Cela peut paraître trivial mais ramené aux multiples saisines qui se profilent, on parle de plusieurs millions d’euros qui pourraient être supportés à terme par le contribuable français.

Comment retrouve-t-on les avoirs des oligarques ?

La difficulté de la traçabilité des avoirs est centrale. En annonçant le gel des avoirs des oligarques, l’Union européenne vise deux choses : les actifs financiers et les actifs tangibles comme les villas, les chalets ou les yachts, tout ce qui constitue la richesse patrimoniale.

Pour les premiers, ils sont forcément placés dans une banque ou un fonds d’investissement. Dans ces deux professions, il existe une obligation de la connaissance du client. Ils doivent savoir qui détient tel ou tel compte. Les oligarques mettent rarement leur argent directement à leur nom. Ils passent par des sociétés diverses. Lorsqu’un compte est ouvert, le banquier doit remonter la chaîne de détention jusqu’au bénéficiaire effectif. Les oligarques ont usé d’une opacité très forte dans leur pénétration des sociétés occidentales.

La problématique existe aussi pour les biens tangibles. Même si l’obligation de connaître le client existe, elle est beaucoup moins suivie. C’est toujours pareil. La villa n’est pas achetée directement par l’oligarque et parfois, les agents immobiliers se montrent moins professionnels que les banques pour remonter au vrai client. Souvent, les autorités ont de fortes suspicions mais se pose la question de la preuve. Ce travail prend énormément de temps et explique le besoin de créer une task force spécifique qui mutualise les informations de la Direction générale du trésor, des services des finances publiques, de Tracfin et des douanes.

Début mars, Bruno Le Maire voulait transformer le gel des actifs en saisie. Ce vendredi 18 mars, on apprenait que l’Union européenne pourrait utiliser l’argent des oligarques pour aider à la reconstruction de l’Ukraine. Est-ce possible ?

Dans un seul cas. Pour confisquer, il faut démontrer que ces actifs ou ces biens ont été acquis sur la base d’un détournement d’argent public. C’est la logique des biens dits « mal acquis ». En ce qui concerne la guerre en Ukraine, des ONG à Londres essayent de montrer qu’il y a des irrégularités sur l’argent gagné par les oligarques. Mais c’est très difficile à prouver. Si jamais on se passe de ces preuves, on rentre directement dans l’atteinte au droit de la propriété. Ce que propose l’Union européenne est un fantasme juridique si on ne crée pas un nouvel outil. À mon sens, c’est un effet d’annonce.

Les sanctions bloquent temporairement l’accès des oligarques à leurs avoirs. Ils les récupéreront un jour ou l’autre. Est-ce réellement punitif ?

Pour répondre, il faut comprendre ce qui se trame dans leur tête. Ils se sont enrichis au moment de la chute de l’URSS par l’octroi sauvage de concessions de services publics dans l’énergie. Ce sont des gens qui ont grandi à l’époque soviétique, coupé de l’ouest. Au moment de la chute de l’URSS, ils se sont très rapidement occidentalisés dans leur mode de vie. Ils apprécient leurs lieux de villégiature en Europe et ce mode de vie dont ils ont été privés dans leur jeunesse. Ainsi, les mesures qui les frappent sont hautement symboliques.

Outre le gel des actifs, ceux qui n’ont pas de double nationalité ne peuvent plus se rendre en Europe. Ils sont définitivement coupés de ce monde auquel ils sont attachés. Cette frustration sera-t-elle assez forte pour qu’ils se retournent contre Poutine ? Pour le moment, c’est prématuré. Mais, l’un des objectifs non avoués de l’Union européenne pourrait être de faire d’eux un point de bascule. Si l’économie russe, consécutivement aux sanctions, continue de se déliter et que le pouvoir vacille, les oligarques frustrés pourraient être ceux qui poussent Poutine à la sortie.

Marianne