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Propos recueillis par Lou Fritel

Alors que l’ascension fulgurante d’Éric Zemmour dans les sondages tendait à disqualifier Marine Le Pen dès le premier tour de la présidentielle, la candidate du Rassemblement national est toujours annoncée en duel face à Emmanuel Macron.

On ne donnait pourtant pas cher de sa peau. L’entrée en pré-campagne d’Éric Zemmour début septembre, puis la dynamique en faveur de Valérie Pécresse au lendemain du congrès Les Républicains, le 4 décembre, avaient porté un coup dur à Marine Le Pen dans les sondages, qui la disqualifiaient dès le premier tour de l’élection présidentielle.

Aujourd’hui créditée de 18,5 % dans les sondages (Ipsos, 28 mars), loin devant ses concurrents de LR et Reconquête !, elle est toutefois distancée de 9 points par Emmanuel Macron. De-là à subir une défaite encore plus cuisante que celle de 2017 face au président sortant ? Pour Stéphane Rozès, président de Conseils, analyses et perspective et enseignant à SciencesPo, « le jeu reste ouvert ».

Que représente la réserve de voix de Marine Le Pen par rapport à celle d’Emmanuel Macron ?

Stéphane Rozès : Les réserves de voix sont, par la force des choses, cette année plus importantes pour deux raisons. D’abord, le vote utile en faveur d’Emmanuel Macron est dû à une situation conjoncturelle importante liée à la thématique sécuritaire à l’échelle mondiale. Ensuite, pour les macronistes, l’agrégation du vote Le Pen et du vote Zemmour rend la reconduction du président dans ses fonctions plus incertaine, d’autant que le potentiel de voix en faveur de Marine Le Pen s’élargit.

« La porosité électorale ne touche pas seulement les différentes familles de droite mais également l’électorat de Mélenchon, justement pour des questions nationales et sociales »

Ce dernier fait est, lui aussi, lié à deux choses : depuis son échec retentissant en 2017, Marine Le Pen a fait sa mue et a réussi à faire passer l’héritage fasciste de son parti à un héritage gaulliste. Secondement, la dynamique d’Éric Zemmour en début de campagne a fait bouger les lignes entre les droites légitimiste, orléaniste et bonapartiste. Zemmour offre une vision civilisationnelle et identitaire quand Le Pen en donne une réponse souverainiste et politique.

Vous faites donc une distinction entre le politique et l’identitaire.

Oui, il y a une différence entre l’identitaire et le politique. Le premier trouve les sources des problèmes dans le passé quand le second se projette dans l’avenir. Zemmour dit que la France décline parce qu’elle s’est éloignée de ce qu’elle était et qu’elle est attaquée civilisationnellement par le péril arabo-musulman. Le Pen considère, elle, que le déclin français est dû à une perte de souveraineté sur le plan national et politique, en d’autres termes que les Français ne sont plus maîtres de leurs choix.

Vous dites que Marine Le Pen pourrait bénéficier d’un vote utile à droite dès le premier tour ?

Tout à fait. Elle pourrait être un vote utile anti-Macron aux yeux des électorats de Valérie Pécresse et d’Éric Zemmour. Si son score au premier tour est plus important que prévu, il pourrait faire événement et pousser l’électorat populaire à aller voter pour elle au second tour. Or, la question du vote populaire est décisive car elle concerne l’abstention. Sur ce point, Marine Le Pen est singulière comparée à ses concurrents, notamment Pécresse et Zemmour : elle a un électorat populaire. Or, c’est celui qui a le plus de propension à s’abstenir. D’ailleurs, Marine Le Pen émaille chacune de ses interventions d’appels en direction des couches populaires en leur disant qu’il est utile d’aller voter.

Cette réserve de voix chez l’électorat populaire est un facteur incertain, lié à la campagne elle-même. Cette présidentielle ne s’est pas faite comme d’habitude car des événements extérieurs – la situation sanitaire et la guerre en Ukraine – favorisent le président-candidat sortant. Cette présidentielle n’a pas embrayé dans le pays.

Vous dites que Marine Le Pen pourrait bénéficier d’un report des électeurs de Pécresse et Zemmour dès le premier tour. Toutefois, leurs programmes très libéraux sur le plan économique ne sont-ils pas incompatibles avec le projet de Marine Le Pen ?

Les motivations de vote dépendent beaucoup de la vision et du modèle à donner à la France, elles portent moins sur les questions économiques et sociales. C’est moins déterminant dans le choix des électeurs, qui sera plutôt de nature politique. Toutefois, cette porosité électorale ne touche pas seulement les différentes familles de droite mais également l’électorat de Mélenchon, justement pour des questions nationales et sociales quand Pécresse et Zemmour portent des projets ultralibéraux.

Marine Le Pen pourrait-elle battre Emmanuel Macron au second tour ?

Pour des raisons structurelles et conjoncturelles, le jeu est beaucoup plus ouvert qu’il n’y paraît. Les Français plus que d’habitude vont se déterminer dans les tout derniers jours. Les encartements idéologiques sont aujourd’hui moins importants dans les esprits, a fortiori si Marine Le Pen fait un score plus important que prévu au premier tour.

La grande force d’Emmanuel Macron est la façon dont il se déploie. Les Français ont eu l’inquiétude de l’instabilité politique, ce qui a pu le porter dernièrement. Mais il était aussi un homme nouveau en 2017 et ne suscitait donc pas d’animosité. Or, les crises successives, les Gilets jaunes, la pandémie, ont clivé le pays. Si elles lui ont permis de profiter dès le premier tour d’une grande adhésion, il est aussi la cible d’une grande hostilité, liée à sa façon d’être et de faire.

S’il y a une agrégation du vote utile, venant de la droite, en faveur de Marine Le Pen, cette surprise pourrait au fond inciter l’électorat populaire à aller voter. Mais cela jouerait dans les deux sens et la gauche pourrait alors se mobiliser et aller voter massivement en faveur de Macron.

Marianne