Philippe Bilger
N’étant pas une personnalité politique mais compulsivement téléspectateur de toutes les émissions liées à la campagne présidentielle – et elles sont nombreuses, comme si l’effacement démocratique craint avait multiplié les relais médiatiques – je n’en suis que plus à l’aise pour appréhender les forces et les faiblesses intellectuelles et techniques, ainsi que l’honnêteté et la déontologie des questionnements.
Marine Le Pen (MLP), avec une maîtrise de soi et un ton courtois qu’elle est parvenue à maintenir tout au long des échanges, avait subi un véritable enfer avec Anne-Sophie Lapix (ASL), qui a montré ce jour-là une partialité totale et une hostilité clairement affichée. Attitude qui, relevant de la faute professionnelle, aurait dû pour le moins appeler des observations de sa hiérarchie interne si cette dernière était effectivement consciente des devoirs des journalistes, encore plus d’une « star » de l’information, présentatrice du journal de France 2.
MLP a récusé évidemment ASL pour le débat du 20 avril – si le 10 avril elle était choisie par les électeurs pour le second tour – et il est signifiant de relever que l’équipe d’Emmanuel Macron n’est pas loin de faire preuve du même ostracisme, tant le journal de France 2 est critique à l’égard du pouvoir.
C’est tout de même un changement qui sort du non-dit et de la complaisance systématique à l’égard des médias qui, aussi imparfaits soient-ils, étaient jusqu’à cet épisode ménagés avec un sourire crispé de la part des invités. Avec une volonté constante de ne pas braquer des journalistes qui pouvaient pourtant, par leurs questions orientées, rendre le dialogue médiocre ou même altérer les réponses.
Avec ASL, la coupe a débordé et il était impossible de regarder ailleurs, de n’avoir pas remarqué à quel point la journaliste avait déserté son rôle pour adopter celui de la militante : elle nous a parfaitement fait comprendre qu’elle détestait le RN et sa candidate.
Pour que cette outrance soit perçue, il fallait vraiment qu’elle fût ostentatoire car durant plusieurs années la seule manifestation de l’indépendance médiatique était le ton courroucé ou l’aigreur de l’interrogation opposés au seul FN puis RN. Cette partialité conjoncturelle était approuvée par beaucoup ou au moins jamais dénoncée, parce qu’il FALLAIT dans notre démocratie fustiger le FN par tous moyens et que c’était pour certains médias, contre tous les principes de l’éthique professionnelle, une obligation républicaine.
Je ne suis pas persuadé que la principale intéressée ait pris la mesure de l’épisode contestable avec MLP. Le 30 mars, questionnant Valérie Pécresse (VP) au journal de France 2, la candidate a eu droit, à chaque fois que son projet était évoqué, à la ritournelle : c’est aussi ce que le RN dit ! J’aurais aimé le courage et le bon sens d’une VP répliquant par un « Et alors ? ».
On ne pouvait compter sur personne, où que ce soit, pour quitter son pré carré et affirmer l’exigence de l’impartialité et le souci de l’honnêteté. D’abord caractérisées par cette idée toute simple que l’opinion du journaliste, implicitement, par les mimiques, ou explicitement exprimée par le ton, ne nous importe pas du tout puisque le personnage important est l’invité et que les interrogations n’ont vocation qu’à éclairer ce dernier, et non pas ceux qui questionnent.
Cette dérive ne serait pas gravissime si, derrière cette condescendance ou cette hostilité affichées tel un trophée du politiquement correct, des millions d’électeurs n’étaient pas méprisés et considérés comme des aberrations à l’égard desquelles seules la dérision ou l’indignation étaient concevables.
À partir du moment où le journalisme se vit comme le dépositaire d’une déontologie et d’une honnêteté à respecter par principe, il est facile de choisir des personnalités dont on sait que le for intérieur ne viendra jamais battre en brèche la qualité du questionnement.
Il est clair que j’ai « mes têtes ». Elles se distinguent par une intelligence suffisamment éclatante pour qu’elles n’éprouvent jamais le besoin d’en faire trop, de se pousser du col et de justifier à tout prix leur présence par des interruptions multiples. Bien au-delà de tout esprit partisan, j’ai privilégié dans mon appréciation de téléspectateur averti Marion Mourgue ou Anne Rosencher. L’une ou l’autre serait à leur place le 20 avril mais on préférera aller, si ASL n’est pas souhaitée, vers des hommes ou des femmes déjà façonnés par la médiatisation.
On a évoqué Laurent Delahousse, l’inévitable Léa Salamé – j’ai beaucoup ri quand elle a déclaré qu’elle n’était pas « juge » et que France Inter n’était pas une « radio de gauche » – et, ce qui serait nettement mieux, Caroline Roux.
Cette polémique a au moins l’effet bénéfique d’imposer une prise de conscience. On ne ne peut plus faire comme si on n’avait pas eu récemment ASL face à MLP. On ne peut plus réfléchir sur les médias comme si on n’avait pas eu, durant la campagne présidentielle, mille opportunités de les critiquer.
Pour me résumer, je les voudrais plus modestes ; et donc forcément plus brillants.
Cette polémique est bienfaisante. On ne pourra plus oublier la manière dont ASL s’est confrontée à MLP, dont certains médias ont succombé à l’ivresse d’un changement de registre : plus seulement journalistes mais inquisiteurs !
Rien qu’à cause de cela, je remercie, du fond de l’esprit, Anne-Sophie Lapix.