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par Denis COLLIN
Des morts, on dit du bien ou on se tait, dit l’adage. Mais je préfère suivre l’exemple d’Antoine après la mort de César : « Je viens pour ensevelir César, non pour faire son éloge. Le mal que font les hommes leur survit ; le bien est souvent enterré avec leurs os. Qu’il en soit ainsi pour César ! » (Shakespeare, Jules César)
Voilà longtemps que je pense et ai écrit que droite et gauche sont des catégories politiques inutilisables. Le premier tour de l’élection présidentielle l’a confirmé… en entérinant la disparition de la gauche. SI on met bout à bout le PCF, le PS et les deux groupes trotskistes, on est en gros à 5,4 %. Ajoutons Jadot, et on arrive à 10 %. Ajoutons les 22 % de Mélenchon, et on obtient un résultat catastrophique pour l’ensemble des « forces de gauche ». Rappelons qu’au cours de 40 dernières années, le PS a gagné trois fois la présidentielle (1981, 1988, 2012) et qu’en outre il a remporté les législatives de 1997 à la tête de la coalition de la « gauche plurielle ». En 2012, le PS contrôlait la présidence, le Sénat, l’Assemblée nationale, la majorité des départements et des régions. Il ne reste rien de tout cela. Mais la réalité quand on l’analyse de plus près est pire que les chiffres bruts. Après tout en 1969, le PS était à 5 % et le total des gauches était à 32 %. Mais le PCF était à 21 %, une partie de la gauche avait déjà joué le vote utile pour Poher et la dynamique sociale devait bien vite faire apparaître cette élection comme un accident. Rien de tel aujourd’hui où la colère populaire est largement captée par Le Pen.
On peut suivre les analyses de Christophe Guilluy ou de Jérôme Saintemarie pour qui il y a deux blocs qui se font face. D’un côté, nous avons un bloc élitaire derrière Macron, regroupant l’essentiel des classes dominantes et des « classes sous-dominantes », celles qui sont les gagnantes de la mondialisation, habitent les centres-villes aux loyers devenus inabordables, adorent le progrès qui leur apporte tout ce qu’elles chérissent. En face, nous avons un bloc populaire bancal, celui des électeurs de Marine Le Pen qui rafle la mise dans les quartiers populaires, dans les petites villes et dans les régions ouvrières désindustrialisées. Entre les deux, Mélenchon est la voiture-balai de la gauche. Il a pompé toutes les voix des gens de gauche, de la vieille gauche moribonde qui ont voulu voter « utile », un vote qui s’est débloqué dans les dernières semaines de la campagne. Il a aussi puisé dans son fameux nouveau peuple urbain, celui qu’il avait théorisé dans L’ère du peuple (2015) composé des jeunes branchés, des immigrés et des minorités de tous acabits — en fait une version passée à la peinture rouge du fameux rapport Terra Nova. Comme les diverses organisations de la mouvance des Frères musulmans, les partisans de la « créolisation » et les adversaires de la laïcité n’ont pas non plus ménagé leur peine, il a presque réussi son pari. Mais il a fait le plein et n’a presque rien gagné en voix par rapport à 2017. La réussite apparente de Mélenchon, à 421 000 voix de Marine Le Pen, est le chant du cygne.
Le fond de la question est dans le fait que les ouvriers, les employés, les travailleurs indépendants, en un mot « la France d’en bas », se sont durablement détournés de la gauche. Pour une part, les catégories populaires ne votent plus. 33 % d’abstention chez les ouvriers, 46 % chez les 24-35 ans (le cœur de la population active). Ceux qui votent encore le font massivement pour la candidate du RN qui recueille 42 % du vote ouvrier contre 20 % pour Mélenchon.
Pourquoi en est-il ainsi ? Pourquoi le « bloc populaire » se reconnaît-il plus volontiers dans le RN, parti « bourgeois » conservateur que chez les « révolutionnaires » de la « révolution citoyenne » ? La réponse est donnée par Guilluy dans son dernier ouvrage : après la sécession des élites, les classes populaires ont fait sécession à leur tour. Elles ont quitté le navire d’une gauche institutionnelle devenue l’organisation des élites, qui se veulent « compétentes », « raisonnables », défendent la mondialisation et l’UE, alors que les classes populaires payent le prix fort de cette mondialisation. La gauche paye aussi la somme des promesses non tenues, mais aussi des mauvais coups qu’elle-même a portés aux travailleurs au compte du grand capital. Faut-il rappeler ce que fut le calamiteux quinquennat du triste Hollande ? Macron n’est que le simple prolongement de Hollande qui lui-même n’a pas fait grand-chose de différent de Sarkozy. Démantèlement des services publics, liquidation de l’industrie, coups portés contre les droits des travailleurs… Cette gauche ne mérite que de disparaître et le plus tôt sera le mieux.
La gauche depuis longtemps n’est qu’une machine destinée à tromper les classes populaires et les classes moyennes pour consolider la domination du capital. Voilà plus de 20 ans, avec Jacques Cotta, nous avions dressé un état des lieux que la suite, hélas, a amplement confirmé — voir Denis Collin et Jacques Cotta, L’illusion plurielle. Pourquoi la gauche n’est plus la gauche, JC Lattès 2001.
Dans l’effondrement de la gauche, il y a aussi un autre aspect qui est culturel et pas seulement social. La gauche, devenue l’aile gauche du capital, se singularise par son goût prononcé pour toutes les extravagances « sociétales » : mariage homosexuel, PMA pour toutes, revendications « trans », éloge de la sexualité « queer », etc. Dans un pays comme le nôtre, les choix individuels en matière sexuelle ne gênent pas grand monde. Mais la transformation de ces choix en doctrine politique, c’est une tout autre affaire ! L’invraisemblable propagande « trans », l’omniprésence de ces questions dans les médias et la volonté de toutes les belles gens de donner des leçons de morale à tout le monde sont des choses qui choquent la décence commune.
La question de l’immigration joue aussi son rôle. Les « belles gens » adorent les immigrés : ils donnent des bonnes aux riches et permettent de faire pression sur les salaires, sans oublier la concurrence sur les aides et les logements sociaux. L’UE est résolument « immigrationniste » afin de stabiliser une armée industrielle de réserve conséquente. En mettant en avant la question de l’immigration, Marine Le Pen joue sur du velours. Elle peut même se présenter comme plus laïque et meilleure dans la défense de l’égalité entre les femmes et les hommes que les adorateurs des Frères musulmans… Il faudrait aborder ces questions d’un point de vue démocratique et de classe. Du point de vue démocratique, les citoyens français ont le droit de déterminer qui peut entrer dans notre pays et à quelle condition. Il n’y a rien de scandaleux à cela. Pour les immigrés qui sont installés en France et comptent y rester, il faut exiger, comme l’ont fait les sociaux-démocrates danois, l’assimilation : apprendre la langue française, respecter les lois françaises et ne pas exiger de traitement particulier à l’école. Outre les lois, il y a les mœurs et chaque pays est légitimement attaché à ses mœurs, et le visage masqué, les accoutrements d’un autre âge ou les piscines avec horaires réservés aux femmes sont contraires aux mœurs françaises. Tous les immigrés qui veulent devenir des Français comme les autres peuvent ainsi être chaleureusement accueillis. Mais la gauche, dont les sommets placent leurs enfants dans des écoles privées pour qu’ils n’aient pas à fréquenter les « Arabes », a renoncé à l’assimilation, c’est-à-dire à l’égalité républicaine.
Il y a un dernier point, culturel et politique, celui de l’identité de la nation. Le slogan lepéniste « On est chez nous » est loin d’être stupide, même si les bourgeois cosmopolites qui se sentent partout chez eux le méprisent. Chacun sait que, pour les pauvres, la nation est le seul « chez soi », le seul abri qui reste dans un monde ravagé par la libre concurrence et les délocalisations. Dans une France disloquée, archipélisée pour reprendre les analyses de Jérôme Fourquet, « être chez soi », c’est vouloir retrouver un peu de cette fraternité qu’ont totalement oubliée ceux qui ne savent plus que répéter comme des machines les slogans sur les « valeurs de la République ».
Toutes les raisons indiquées ici montrent assez clairement que la gauche a renoncé à entendre et à partager les sentiments du peuple, d’un peuple qui lui est devenu profondément étranger — souvenons-nous comment tous ces gens ont traité les « gilets jaunes », reprenant sans le savoir les diatribes haineuses des bourgeois contre la Commune de Paris.
Vouloir reconstruire la gauche est absurde. Il faut construire autre chose. Un nouveau rassemblement des travailleurs, salariés ou indépendants, un bloc historique de « ceux d’en bas », remettant à l’ordre du jour les principes du socialisme et de la décence commune, loin des sottises des mélenchonistes et du double langage des lepénistes. Un parti de la république sociale, en somme.