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Un règlement durable doit reconnaître que ce conflit ne prendra pas fin avec le retrait des troupes russes.
par Gilbert Doctorow et Nicolai N. Petro
Titre Original « Building a Lasting Settlement for Ukraine »

La stratégie occidentale actuelle en Ukraine n’est pas propice à la paix car elle n’aborde pas certains aspects essentiels du conflit actuel. Elle ne traite pas des droits des russophones en Ukraine, ni de l’échec, depuis trente ans, de la mise en place d’un système de sécurité paneuropéen incluant la Russie. Ces deux questions sont de première importance pour la Russie. Leur relation n’est peut-être pas évidente pour beaucoup d’Occidentaux, mais pour la Russie, elles illustrent un état d’esprit consistant à promouvoir les intérêts et les valeurs de l’Occident au détriment de ceux de la Russie.
C’est précisément en raison de cet état d’esprit que l’Occident a été pris de court lorsque la Russie a soudainement pris l’initiative d’affirmer ses intérêts par des moyens militaires. L’Occident s’est retrouvé dans un dilemme, avec peu d’options acceptables. Ses moyens de coercition préférés – les sanctions économiques – sont appelés à devenir de moins en moins efficaces au fil du temps, tout comme ils l’ont été dans d’autres pays, qui ont toujours trouvé des substituts viables pour réduire leur dépendance vis-à-vis de l’Occident. L’importance de la Russie dans l’approvisionnement du monde en produits de base essentiels, comme le pétrole, le gaz, les céréales et les engrais, lui donne encore plus de poids économique.
Dans le même temps, l’isolement politique que l’Occident a cherché à imposer, bien qu’il ait un certain attrait sur le plan des relations publiques, limite davantage la capacité de l’Occident à amener la Russie à coopérer sur d’autres questions d’importance vitale, et contraint la Russie à de nouvelles alliances qui seront invariablement anti-occidentales. Henry Kissinger a récemment fait valoir que l’institutionnalisation d’une telle animosité serait historiquement sans précédent et devrait être évitée à tout prix.
Entre-temps, malgré la rhétorique de Kiev, la guerre n’a pas rapproché l’Ukraine d’une résolution de ses propres conflits internes. La montée de la ferveur patriotique ukrainienne est bien réelle, mais elle reflète souvent les mêmes disparités régionales qui divisent l’Ukraine depuis son indépendance. Par conséquent, quelle que soit l’issue du conflit militaire, les vieux ressentiments risquent de refaire surface, les russophones étant une fois de plus accusés d’être responsables de leurs loyautés prétendument divisées. Comme l’a récemment déclaré le populaire journaliste ukrainien Mikhail Dubinyanski, « il n’a fallu qu’un instant pour que les lignes de front se stabilisent, pour que la haine interne traditionnelle réapparaisse. »
Un règlement durable doit reconnaître que ce conflit ne prendra pas fin avec le retrait des troupes russes. Un règlement doit donc aborder simultanément trois aspects essentiels du conflit, sinon il ne durera pas. Premièrement, la concurrence entre la Russie et l’Occident au sujet de l’Ukraine, qui ne prendra manifestement pas fin après l’arrêt des combats. Deuxièmement, le conflit entre les élites russes et ukrainiennes sur leurs différences nationales et culturelles respectives, qui ne fera que s’intensifier après la guerre. Troisièmement, le conflit entre les moitiés occidentale et orientale de l’Ukraine, que l’enthousiasme patriotique actuel a temporairement masqué.
Notre proposition ne cherche pas à mettre fin à ces conflits, qui sont endémiques, mais plutôt à déplacer la compétition de l’arène militaire, avec ses dangers concomitants d’escalade, vers les arènes du bien-être économique et du soft power. En substance, il s’agit du type de compétition que l’Occident a engagé avec l’Union soviétique à l’époque de la détente, après avoir décidé que la coexistence était préférable à la destruction mutuelle assurée.
En échange de la cessation des hostilités et du retrait de ses forces, la Russie serait obligée de ne pas annexer les régions qu’elle occupe actuellement et accepterait d’y organiser un référendum sur le statut sous la supervision de la communauté internationale, d’ici dix à vingt ans. L’Ukraine, pour sa part, accepterait de perdre temporairement le contrôle de la Novorossiya (les régions du Donbass, de Lougansk, de Zaporozhye, de Kherson et de Nikolayev), à condition que leur statut soit déterminé en dernier ressort par le résultat du référendum.
En outre, l’OTAN s’engagerait officiellement à ne pas envisager l’adhésion de l’Ukraine. Par respect pour l’Ukraine, toutefois, il n’y aurait pas d’engagement formel de neutralité ukrainienne. Cela permettrait à l’Ukraine de recevoir d’autres pays une grande variété d’assistance et de formation militaires défensives, sans pour autant disposer de bases étrangères permanentes et de systèmes d’armes capables de frapper le territoire russe. Les préoccupations de l’Ukraine en matière de sécurité seraient en outre apaisées par l’engagement formel de la Russie de ne pas s’opposer à l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne (UE), ce qui ouvrirait la porte à l’aide pluriannuelle aux investissements et aux réformes dont l’Ukraine a désespérément besoin pour se redresser.
La sécurité russe, quant à elle, serait renforcée par la reconnaissance internationale de la Novorossiya (certains des mécanismes utilisés pour désamorcer le différend sur le territoire libre de Trieste et de la Sarre pourraient s’appliquer). Une zone démilitarisée de part et d’autre de la frontière russo-ukrainienne pourrait être créée et la sécurité serait encore renforcée par l’engagement de plusieurs États clés à garantir les frontières de l’Ukraine et de la Novorossiya.
Des avantages pour l’Ukraine
Un État ukrainien capable de poursuivre le programme nationaliste post-2014. Pour obtenir des garanties de sécurité occidentales, la Russie devra renoncer à son objectif de dé-nazification complète de l’Ukraine.
La perspective ferme d’une adhésion à l’UE dans un avenir prévisible. La Russie peut toutefois tirer un maigre réconfort du fait que le régime qui sera construit en Ukraine sera alors le casse-tête de l’Europe (comme certains commencent à s’en rendre compte).
Aide pluriannuelle et assistance en matière d’armes défensives pour l’Ukraine.
La possibilité que les régions aujourd’hui perdues puissent éventuellement rejoindre l’Ukraine si Kiev leur fournit des raisons attrayantes de le faire. Cela dépendra, bien sûr, des politiques que Kiev adoptera à l’égard de ces régions, mais les autorités ukrainiennes disposeront de la majeure partie de deux décennies, et d’une aide occidentale importante, pour faire valoir leurs arguments.
Des avantages pour la Russie
La perte de territoires ukrainiens – la Crimée de façon permanente, la Novorossiya peut-être seulement de façon temporaire.
Pas d’adhésion à l’OTAN pour l’Ukraine.
La levée des sanctions occidentales contre la Russie, le Belarus et la Novorossiya. On peut raisonnablement penser que les régions de la Novorossiya seront plus naturellement attirées par la Russie. L’UE ne devrait donc pas répéter l’erreur qu’elle a commise en 2013 en forçant les Ukrainiens à choisir entre l’intégration économique européenne et eurasienne. Cette fois-ci, tout devrait être fait pour créer une zone de libre-échange qui encourage ces régions à devenir un pont vital reliant les deux.
Enfin, il est possible que la Novorossiya choisisse finalement de rejoindre la Russie, si elle s’avère plus attrayante et plus prospère que l’Ukraine. Il ne fait aucun doute que l’Occident fera tout ce qui est en son pouvoir au cours des dix ou vingt prochaines années pour s’assurer que ce ne soit pas le cas.
L’Occident devrait se réjouir d’un tel changement dans le centre de gravité de la concurrence, car il considère la réussite économique et le soft power comme des domaines de force traditionnels. La Russie devrait également s’en réjouir, car elle affirme qu’au fond, les Russes et les Ukrainiens partagent un lien culturel et spirituel qui va bien au-delà de l’économie. Ce serait l’occasion de prouver ou de réfuter cet argument. Les nationalistes ukrainiens devraient également s’en réjouir, car cela leur donnerait deux décennies pour construire une large base de soutien en Ukraine pour leur point de vue selon lequel les Russes et les Ukrainiens n’ont rien en commun et pour propager ce point de vue par le biais de liens culturels et d’exportations vers la Novorossiya. De plus, ils pourront le faire au sein d’une population ukrainienne beaucoup plus homogène, avec la bénédiction et le soutien financier de l’Occident.
Enfin, il y a l’avantage sécuritaire non négligeable que l’Europe et le monde tireraient de l’établissement d’un cadre dans lequel la Russie et l’Occident pourraient se faire concurrence d’une manière qui serait potentiellement mutuellement bénéfique, plutôt qu’assurément mutuellement destructrice.
On objectera qu’un tel règlement récompense l’agression russe. Dans un monde imparfait, cependant, la moralité de punir la Russie (sans, bien sûr, garantir son retrait) doit être mise en balance avec la moralité de permettre de nouvelles souffrances en Ukraine, en particulier lorsque l’alternative permet non seulement de mettre fin à l’effusion de sang, mais aussi d’offrir un mécanisme par lequel, dans des conditions plus favorables, l’Ukraine pourrait potentiellement récupérer ses territoires. Le temps, cependant, est un facteur essentiel. Plus les négociations de règlement sont retardées, plus l’Ukraine risque de perdre de territoires au profit de la Novorossiya.
Une autre objection probable sera sans doute que l’on ne peut jamais faire confiance aux responsables russes pour tenir leur parole. Ceux qui pensent ainsi ont une objection toute faite à toute forme de négociation, et pas seulement avec la Russie. La seule chose que nous voudrions souligner, c’est qu’en reportant le référendum sur le statut à une date éloignée dans le temps, les moyens de sa mise en œuvre seront négociés non pas par ceux qui ont déclenché cette guerre, mais par un leadership russe post-Poutine. Le type de relation que nous aurons avec ces futurs dirigeants russes est encore largement entre les mains de l’Occident.
Gilbert Doctorow a obtenu un doctorat en histoire russe à Columbia, suivi d’une carrière de 25 ans dans le commerce international centrée sur l’URSS/Russie. Ses Mémoires d’un russophile en deux volumes, publiés en 2021-22, ont été réédités en traduction à Saint-Pétersbourg.
Nicolai N. Petro est professeur de sciences politiques à l’université de Rhode Island (États-Unis). Pendant l’effondrement de l’Union soviétique, il a été assistant spécial pour la politique du Bureau des affaires de l’Union soviétique au Département d’État américain. Il a été un boursier Fulbright américain en Ukraine en 2013-2014 et est l’auteur du livre à paraître, The Tragedy of Ukraine.
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