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Patrick Martin
La question d’une photo du président américain Joe Biden serrant la main du despote saoudien Mohammed bin Salman s’était posée avant sa visite. La presse avait été largement exclue de l’étape saoudienne du voyage de quatre jours de Joe Biden au Moyen-Orient. Ses assistants avaient annoncé un nouveau protocole limitant Biden à tendre un poing au monarque ; il n’y aurait ni poignée de main, ni accolades, prétendument dû à la propagation fortement accélérée du sous-variant Omicron BA.5 du coronavirus.
Il y a de bonnes raisons de croire que cette politique n’a rien à voir avec de nouveaux soucis pour la santé du président de 79 ans. La Maison-Blanche souhaite réduire la quantité d’attention suscitée par une accolade de Biden avec un meurtrier notoire couvert de sang. Il courtise bin Salman dans le but d’obtenir une augmentation substantielle de la production de pétrole saoudien, tant pour alléger la pression exercée sur les pays de l’OTAN par l’interruption des approvisionnements russes, due à la guerre en Ukraine, que pour désamorcer le mécontentement social aux États-Unis, où le prix de l’essence atteint près de 5 dollars le gallon.
C’est son premier voyage en tant que président dans la région où l’impérialisme américain a commis ses crimes les plus sanglants ces trois dernières décennies. Les États-Unis y ont mené des guerres en Irak, en Syrie et en Libye, ils y ont soutenu d’innombrables coups d’État militaires et la répression brutale de rois comme de dictateurs. Des millions de personnes y sont mortes et des dizaines de millions poussées à l’exil. Biden ne cherche pas à alléger le sort de ceux qui ont survécu à l’agression impérialiste, mais bien plutôt à ajouter au nombre des victimes. Il consacre quatre jours à des entretiens intensifs avec les deux plus importants alliés et clients des États-Unis dans la région. Il a passé deux jours en Israël et en passe deux autres en Arabie saoudite dans le but stratégique de rallier ces deux pays à la guerre que les États-Unis et l’OTAN mènent contre la Russie en Ukraine. En même temps, il a promis le soutien des États-Unis pour leurs préparatifs de guerre contre l’Iran.
Sur son calendrier, il y a aussi un bref voyage à Ramallah, qui ressemble plus à une gifle au peuple de la Palestine occupée qu’à une reconnaissance de ses droits. En ce qui concerne les Palestiniens, Biden a poursuivi toutes les mesures adoptées par Trump. L’ambassade américaine, déplacée par Trump de Tel-Aviv à Jérusalem, le restera. Le consulat américain à Jérusalem-Est, principal point de contact pour les Palestiniens, reste fermé. La mission palestinienne à Washington D.C. reste fermée. Les États-Unis continuent d’exiger que l’Autorité palestinienne coupe tous les paiements de soutien aux familles des personnes assassinées par les troupes et les colons israéliens, ce qu’Israël appelle «financer le terrorisme». Et les États-Unis n’ont pas changé la politique de Trump de reconnaître la légitimité des colonies israéliennes en Cisjordanie occupée, en violation du droit international.
Il y a un élément accablant d’hypocrisie impérialiste dans le voyage de Biden. Le gouvernement américain est engagé depuis près de cinq mois dans une guerre contre la Russie en Ukraine. Il y a déversé des dizaines de milliards de dollars en armement et déployé des forces militaires secrètes. La prétendue justification de cette confrontation – qui risque d’entraîner un conflit militaire direct entre des pays ayant les deux plus grands arsenaux nucléaires au monde – est que les États-Unis défendent la liberté, la démocratie et le droit à l’autodétermination du peuple ukrainien et veulent prévenir une future menace russe contre les alliés américains de l’OTAN. Pourtant, cette politique conduit maintenant le président des États-Unis à embrasser deux régimes qui personnifient les crimes mêmes qui ont soi-disant justifié l’intervention américaine en Ukraine.
L’État d’Israël a été fondé sur le refus de l’autodétermination du peuple palestinien, voire de son existence même. Depuis plus d’un demi-siècle, Israël occupe des territoires conquis en Cisjordanie, à Jérusalem-Est et sur les hauteurs du Golan et il ne cesse de remodeler le caractère de ces régions par la construction de colonies et la saisie de terres palestiniennes et syriennes, dans ce qu’on ne peut appeler qu’un nettoyage ethnique. On a décrit Gaza, à juste titre, comme la plus grande prison à ciel ouvert du monde, à ceci près que dans la plupart des prisons, les gardiens ne tirent pas régulièrement des missiles et des roquettes et ne lâchent pas de bombes sur les détenus.
La suppression du droit à l’autodétermination des Palestiniens reste le principe clé d’Israël. Cela a été codifié pendant le gouvernement Trump avec l’adoption d’une loi déclarant qu’Israël est l’État du peuple juif, reléguant ainsi les non-juifs – chrétiens, musulmans, athées, immigrants de toutes sortes, ainsi que les Palestiniens – au statut permanent de citoyens de seconde zone. Les sionistes n’aiment peut-être pas le terme, mais c’est là de l’apartheid.
Dans le Washington Postdu week-end, Ronald Lauder, président du Congrès juif mondial, a déploré le fait que, dans la région qui s’étend de la mer Méditerranée au Jourdain (en substance Israël, Gaza et la Cisjordanie), la population palestinienne est désormais plus nombreuse que la population juive. «Aucune menace extérieure n’est aussi dangereuse pour l’entreprise sioniste que cette menace intérieure», écrit-il.
Des éléments fascistes, en particulier parmi les colons israéliens, ont tiré de ce fait démographique la conclusion que la population palestinienne devait être réduite de manière drastique afin de rétablir et de maintenir une majorité juive. Cela devait se faire soit par des expulsions massives, comme celles effectuées en 1947-1948, soit par des massacres comme ceux ayant frappé la population juive de l’Europe occupée par les nazis, durant l’Holocauste.
Il n’y eut aucune mention de ces faits gênants au cours de la visite de Biden, pleine de mielleuses promesses de soutien américain permanent à la démocratie israélienne.
Quant à l’Arabie saoudite, elle n’a pas la façade parlementaire d’Israël et est dirigée par un monarque tyrannique devenu synonyme de meurtre, de répression interne brutale et de guerre génocidaire contre un petit pays voisin.
Le meurtre le plus médiatisé de bin Salman est l’assassinat du critique et journaliste saoudien Jamaal Khashoggi à l’intérieur du consulat saoudien à Istanbul en 2017. Khashoggi, alors citoyen américain et chroniqueur au Washington Post, a été attiré au consulat, puis assassiné par un escadron de la mort dépêché par Bin Salman. Son corps a été démembré et éliminé si minutieusement qu’on n’en a jamais retrouvé aucune trace.
En Arabie saoudite, bin Salman est le dernier d’une longue lignée de dirigeants absolus qui remonte au fondateur de la dynastie saoudienne, il y a près d’un siècle. Alors que son père, âgé et invalide, règne en tant que roi, bin Salman dirige en tant que prince héritier la suppression totale des droits démocratiques de tous les citoyens saoudiens, imposée avec une brutalité particulière aux femmes, aux travailleurs immigrés et aux membres de la minorité chiite opprimée.
Au début de cette année, 81 hommes, pour la plupart des chiites jugés «coupables» de défendre les droits de leur secte religieuse, ont été décapités lors d’une exécution de masse. Si le despotisme est médiéval, le régime le fait respecter grâce aux technologies les plus avancées. Il achète des armes de guerre aux États-Unis, à la Grande-Bretagne et à d’autres puissances impérialistes, et des technologies de surveillance développées par la Silicon Valley et par Israël.
Pour ce qui est de fouler aux pieds l’«autodétermination» et le droit des petits pays à ne pas subir d’agressions transfrontalières de la part de voisins plus puissants, bin Salman fait de l’ombre à Vladimir Poutine. Depuis 2015, les forces militaires saoudiennes se livrent à une agression éhontée contre le Yémen, le pays le plus pauvre du monde arabe. En réponse à une révolte interne ayant renversé le dirigeant fantoche saoudien Abdrabbuh Mansur Hadi, l’Arabie saoudite a lancé contre ce pays troupes, avions et navires de guerre, avec une assistance technique et des armements américains et britanniques. Elle a mené une guerre d’une brutalité sans précédent, créant ce que les responsables de l’ONU ont appelé la pire crise humanitaire au monde.
L’invasion réactionnaire de l’Ukraine par Poutine, déclenchée par l’encerclement de la Russie par l’OTAN au cours des deux décennies précédentes, a tué des milliers d’Ukrainiens et fait de millions d’entre eux des réfugiés. L’invasion du Yémen par Bin Salman a été bien plus sanglante. Un rapport de l’ONU publié en novembre 2021 estime que 377.000 personnes ont été tuées, près des deux tiers des enfants de moins de cinq ans, morts de faim et de maladie en raison du blocus des approvisionnements alimentaires par les Saoudiens.
Vingt millions de Yéménites, deux tiers de la population totale, dépendent de l’aide humanitaire pour survivre. Quatre millions sont déplacés à l’intérieur du pays. Des millions d’autres auraient fui le pays s’ils n’en avaient pas été empêchés par les forces saoudiennes qui contrôlent la principale frontière terrestre du Yémen et maintiennent un blocus maritime du pays, soutenu par les États-Unis. Le rapport des Nations unies prévoit qu’au cours des huit prochaines années, le nombre de morts s’élèvera à 1,3 million de personnes, tandis que 22 millions, soit la grande majorité, vivront dans une extrême pauvreté.
Le candidat Joe Biden avait déclaré que le meurtre de Khashoggi faisait de l’Arabie saoudite un «État paria». Il avait juré d’isoler bin Salman pour le punir de ce crime. À présent, il se rend à Djeddah pour baiser la bague de ce monarque sanguinaire.
Les médias américains se sont montrés un tantinet critiques à l’égard des contorsions employées par la Maison-Blanche et le Département d’État pour justifier le revirement de politique à l’égard de bin Salman. C’est notamment le cas du Washington Post, où le journaliste assassiné Khashoggi était chroniqueur.
Dans un commentaire de l’éditeur du PostFred Ryan, publié samedi comme article d’opinion et non comme éditorial officiel, celui-ci se plaint de ce que «la réunion de Biden envoie également un message dangereux sur la valeur que les États-Unis attachent à une presse libre. Une photo avec [bin Salman], avec un sourire en coin, signale aux autocrates du monde entier que l’on peut sans crainte de conséquences assassiner un journaliste tant qu’on possède une ressource naturelle que les États-Unis veulent absolument».
La chronique ne conteste pas la nécessité d’un rapprochement avec bin Salman sur la politique étrangère, elle se contente d’exhorter Biden à remettre une liste de prisonniers politiques à libérer et à organiser une rencontre en tête-à-tête avec des dissidents saoudiens. «C’est une façon de montrer que l’abaissement de Biden a pour but de garantir plus de droits de l’homme et pas seulement une essence moins chère dans les stations-service américaines», conclut Ryan.
L’expression «abaissement» n’est cependant pas du tout pertinente. Biden ne s’abaisse pas au niveau de bin Salman en concluant son accord «pétrole contre sang». Il démontre la véritable barbarie et la dépravation de l’impérialisme américain et la sienne même comme son leader politique actuel.
Dans la rencontre entre Biden et bin Salman, c’est Biden qui a la liste la plus longue de crimes contre l’humanité, y compris des massacres à une échelle qui éclipse ceux du despote saoudien. Biden est une figure de proue de la sécurité nationale américaine depuis un demi-siècle. Il a aidé à formuler la politique des guerres d’agression américaines dès la première guerre du Golfe de 1990-1991, qu’il a pleinement soutenue au Sénat.
Biden a voté les résolutions qui ont autorisé les guerres américaines en Afghanistan et en Irak, et a financé massivement la machine de guerre du Pentagone pendant chacune des 36 années où il a siégé au Sénat. Une fois devenu vice-président d’Obama, il a assumé la responsabilité exécutive directe des guerres ou interventions américaines en Afghanistan, en Irak, en Libye, en Syrie, au Yémen et en Somalie, de même que celle des assassinats par drones et missiles sur une vaste étendue. Obama en a fait la cheville ouvrière de son gouvernement pour l’Ukraine durant la période où les États-Unis ont dépensé 5 milliards de dollars pour renverser le président pro-russe élu et installer à Kiev un régime soutenu par les fascistes.
Dans la rencontre entre Biden et bin Salman, c’est Biden qui est le Parrain, coupable de tant de crimes qu’il peut à peine se les rappeler tous. Et il est à la tête d’un appareil militaire et de renseignement qui commettait des meurtres tout aussi bestiaux que ceux de bin Salman avant même que le prince héritier ne soit né.
(Article paru d’abord en anglais le 15 juillet 2022)