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Et si démondialisation rimait avec planification ? C’est l’hypothèse de travail de Jacques Sapir dans Le grand retour de la planification ?(éd. Jean-Cyrille Godefroy). L’économiste retrace les grands modèles internationaux de planification, leurs nécessités et leurs bilans avant de s’attarder sur le cas français.

La planification, un enjeu de souveraineté (partie 1)

Front populaire : D’où vient l’idée de planification et comment la définissez-vous ?

Jacques Sapir : L’idée de planification a de nombreuses origines. Nous avons naturellement les écrits de Marx et Engels qui opposent la production réalisée sous la règle de la raison sous le communisme à l’anarchie du marché capitaliste. Ils remarquent que, dans les grandes entreprises capitalistes qui se développent dans la seconde moitié du XIXe siècle, il y a une organisation rationnelle du processus de production qui s’oppose à ce qui se passe sur les marchés. D’où cette idée de « planification » qui consisterait à décalquer ce qui se fait dans une grande entreprise à l’économie toute entière. Cette filiation est naturellement très présente dans le mouvement socialiste international au début du XXe siècle et, bien évidemment dans l’idéologie des bolchéviques quand ils prennent le pouvoir en Russie. Mais, cette filiation est, avant 1914, absolument dépourvue de toute expérience pratique. Personne ne sait en réalité, avant 1914, ce qu’est la planification, sauf peut-être les dirigeants et les responsables de grandes entreprises. Ce qui montrera aux dirigeants de l’URSS le chemin à prendre est bien l’expérience des économies de guerre et, en particulier, de l’économie de guerre allemande mais aussi du processus de mobilisation économique de l’économie russe de 1914 à 1917.

Le basculement vers la planification est provoqué par la guerre de 1914-1918. Il faut mobiliser l’industrie, et de proche en proche toute l’économie, pour faire face aux demandes en armement et en munitions engendrées par le premier conflit mondial. On oublie trop souvent que la planification est la fille de l’économie de guerre. Ceci fut vérifié dans les deux conflits mondiaux du XXe siècle. De fait, les vainqueurs furent, à chaque fois, ceux qui avaient réussi le mieux à organiser leur économie et leur industrie pour répondre aux besoins de la guerre. Mais, ces expériences ont suscité, une fois la paix revenue, l’idée que ce qui avait pu être fait pour produire des armes pourrait aussi l’être pour des productions civiles, et en particulier pour accélérer le développement économique.

C’est ce qui explique le succès de l’idée de planification dans ce que l’on n’appelait pas encore les « pays en développement » mais les pays colonisés. Il en est ainsi dans l’Inde sous la domination britannique. Le débat qui prend forme au début des années 1930 est extrêmement intéressant car il n’est pas directement le produit de l’influence du Parti Communiste de l’Inde, dont l’influence fut plutôt réduite[1]. Si de grands intellectuels influencés par les idées communistes sont intervenus dans ce débat, leur poids fut moins importants que celui des intellectuels issus du mouvement nationaliste[2]. Ainsi, les premiers plans pour la planification de l’Inde sont d’abord venus d’un ingénieur, grand-administrateur public et privé et non d’un dirigeant politique, Mokshagundam Visvervaraya. Né en 1860, il est considéré comme le pionnier de la planification en Inde. Son livre ‘Planned Economy for India’ publié en 1934 puis en 1936[3], proposait un plan décennal. Il eut une grande influence sur le Parti du Congrés et sur Nehru.

A la suite de cela, de nombreux pays en développement ont adopté la planification, certains avec succès et d’autres sans. On peut cependant affirmer que, dans tous les cas, la planification fut l’instrument décisif de ces pays pour recouvrer ou affermir leur souveraineté économique. Cette dimension « souverainiste » de la planification doit être toujours gardée à l’esprit. Elle est absolument centrale, y compris dans la France de l’après-guerre dont les élites politiques avaient en mémoire l’effondrement de mai 1940 et s’étaient fixées comme objectif qu’un tel effondrement ne puisse se reproduire.

Si l’on veut maintenant définir ce qu’est la planification, c’est tout d’abord un mécanisme qui permet de concentrer les moyens existants vers certains objectifs et activités qui ne semblent pas assez profitables à court terme pour intéresser le marché. Ceci survient quand on est en présence d’une technologie nouvelle présentant de fortes incertitudes en matière de taux de profit, mais aussi dans le cas de forte spécificité des actifs, ou enfin quand le profit ne peut être pleinement approprié dans une activité et se diffuse largement à d’autres activités[4]. C’est aussi une procédure pour réguler la concurrence dans une situation de rareté absolue des ressources en permettant d’allouer ces dernières aux utilisateurs prioritaires. Elle permet, enfin, de surmonter l’incertitude quand cette dernière est de nature à paralyser le marché en reconstruisant, par la publication de ses objectifs et des moyens mis en œuvre pour les atteindre, un univers prévisible pour les agents décentralisés comme l’affirmait dans Le Plan ou l’Anti-Hasard Pierre Massé[5]. Pour ce dernier l’humanité est emportée dans le jeu de ce que François Perroux appelle « les vagues d’innovation chevauchantes »[6]. Celles-ci induisent une incertitude radicale qui fait basculer les certitudes du présent. Elles peuvent être la clé du devenir des sociétés. C’est enfin le lieu de rencontre par excellence des décisions privées et publiques[7] ; elle est en elle-même un processus de décision qui engage l’avenir de la nation.

Nous y voilà à nouveau : la planification a partie liée avec la souveraineté. Si celle-ci peut se concevoir sans la planification, au risque cependant de se perdre, la planification ne peut se concevoir sans la souveraineté.

Notes

[1] Chakrabarty, B., Communism in India: Events, Processes and Ideologies, Londres, Oxford University Press, 2014.

[2] Haithcox, J. P., Communism and Nationalism in India, Princeton, Princeton University Press, 2015.

[3] Visvesvaraya M., Planned Economy for India, Bengalore, The Bangalore Press, 1936

[4] Un exemple se trouve dans Borenstein S., « The trouble with electricity markets : Understanding California’s restructuring disaster » in Journal of Economic Perspective, vol. 16, n°1/2002, pp. 191-211. Voir aussi, Percebois J. et P. Wright, « Electricity consumers under the state and the private sector: comparing price performance of the French and UK electricity industries, 1990-2000 » in Utilities Policy, n°10/2001, pp. 167-179.

[5] Massé P., Le plan ou l’anti-hasard, Gallimard, NRF Idées, 1965

[6] Perroux F., L’Économie du XXe siècle, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1961

[7] Fondation nationale des Sciences politiques (Paris) et Institut d’Etudes politiques de l’Université de Grenoble, La planification comme processus de décision, Paris, Armand Colin, 1965, 225 p. (Cahiers de la Fondation nationale des Sciences politiques).

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