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Le cours de l’euro est au plus bas. Dans un contexte économique mondial de plus en plus tendu, les interrogations et les inquiétudes sont légion. L’occasion pour l’économiste Jacques Sapir, que nous avons interrogé, de dresser l’état des lieux.

L'euro dégringole… mais pourquoi ? Décryptage avec Jacques Sapir

Front Populaire : Ce lundi 22 août, l’euro a atteint son plus faible taux en 20 ans, passant sous le symbolique pallier de la parité avec le dollar américain. Comment expliquez-vous cette dynamique ?

Jacques Sapir : Ceci n’est pas étonnant si l’on cumule les craintes quant à l’avenir géopolitique de l’UE, les problèmes économiques associés à la guerre en Ukraine et aux effets des sanctions et contre-sanctions, et enfin la divergence des politiques des Banques centrales, de la Réserve Fédérale américaine (la FED) ou la Banque Centrale européenne (la BCE).

FP : Également touché par le contrecoup de l’échec des sanctions occidentales, le dollar fait pourtant preuve de plus de résilience que l’euro ou que la livre sterling, qui a elle aussi atteint un niveau historiquement bas. Comment l’expliquer ?

JS : Ce n’est guère étonnant même si c’est contre-intuitif. En effet, l’économie américaine connait des problèmes sérieux, avec une inflation plus forte que celle de l’UE, et généralement de l’Europe. La production ralentit et les perspectives sont mauvaises, plus dans les services, d’ailleurs, que dans l’industrie. Normalement, cela devrait entraîner une baisse du dollar. Mais, en réalité, les perspectives pour les pays de l’UE sont encore plus mauvaises. On comprend aujourd’hui – mais c’était pourtant prévisible depuis le mois de mai dernier – que les sanctions contre la Russie vont avoir un effet boomerang très puissant sur les économies européennes.

C’est la conséquence, naturellement – mais pas uniquement –, de la dépendance énergétique, bien entendu au gaz mais aussi au pétrole et au charbon, des pays de l’UE vis-à-vis de la Russie. La dépendance est très importante pour le gaz naturel, faible pour le gaz naturel liquéfié ou le pétrole obtenu à partir de condensats, et moyenne pour le pétrole brut, le charbon, la tourbe et le coke. Le problème majeur se pose évidemment pour le gaz.

Tableau 1 Importations d'énergie de l'UE en provenance de Russie (en milliards d'euros)

La seule substitution possible vient du GNL (gaz naturel liquéfié). Or, les importations, en dehors de celles de Russie qui exportait aussi du GNL hors gaz provenant des gazoducs, étaient en moyenne de 11,3 milliards d’euros pour 2017-2019 alors que celles de gaz russe provenant des gazoducs étaient de 26,4 milliards d’euros. Transposé en quantités, en sachant que le mètre cube de GNL vaut approximativement 30% de plus que le mètre cube de gaz « gazeux », l’UE importait, en volume, trois fois plus de gaz russe « gazeux » que de GNL. Or, pour pouvoir utiliser du GNL, il faut des installations de regazéification et elles sont peu nombreuses : 20 pour les pays de l’UE travaillant déjà à pleine capacité.

Substituer totalement le gaz russe par du GNL impliquerait donc de construire trois fois le nombre d’installations existantes. Ce qui prendra, si on le fait, entre 3 et 5 ans. Ajoutons qu’il faudra aussi une flotte de navires méthaniers, navires complexes et coûteux. Bref, sur le gaz, il y a une véritable dépendance de l’UE au gaz russe. Pour le pétrole, la dépendance est moindre (30,3%) et la substitution en théorie plus facile. Cependant, les observateurs du marché pétrolier sont pour le moment pour le moins sceptiques quant à la volonté des pays du groupe dit OPEP+ d’accroître significativement la production [1].

Non seulement l’approvisionnement énergétique est-il compromis, mais on oublie trop souvent que le gaz et le pétrole, outre le fait de fournir de l’énergie, sont aussi des matières premières industrielles, principalement pour la pétrochimie et la chimie des engrais et colorants. L’industrie chimique allemande est donc directement menacée. Sans énergie, car une partie du gaz ne peut être remplacé immédiatement par du GNL et parce que le pétrole sera bien plus cher qu’il ne l’était en 2021, les pays les plus industrialisés de l’UE, comme l’Allemagne et l’Italie, mais aussi des pays comme la France et l’Espagne, vont souffrir. Le prix du MWh (mégawatt/heure), qui était entre 20 et 30 euros, dépasse actuellement les 600 euros. On mesure l’ampleur du choc. Il est clair qu’avec les hausses du coût de l’énergie, la compétitivité des industries – et donc des économies – sera bien plus faible dans les années à venir. Autant de problèmes que les Etats-Unis n’ont pas.

Les opérateurs de marché, qui « font » les évolutions des taux de change, anticipent donc des problèmes importants pour l’hiver et le premier semestre de 2023 en Europe. Le FMI, qui reste prudent, prévoit lui aussi dans certains scénarios une récession de -1,5% à -2,0% pour les pays de l’UE. Le scénario « noir » du FMI me semble d’ailleurs un peu « rose ». Si des pays comme l’Allemagne, l’Italie, entrent en récession, il y aura un effet induit sur les autres économies. Cet effet induit se manifestera par la suite par une moindre demande pour l’industrie allemande ou italienne. C’est ce que l’on appelle un « effet de second tour » dans notre jargon d’économistes. Il est donc possible que la récession soit plus forte que ce que le FMI prévoit. Tout ceci n’encourage donc pas à investir dans des actions ou des obligations européennes pour des investisseurs étrangers. De plus, il existe une crainte latente que la guerre en Ukraine ne s’étende. Les déclarations de certains dirigeants européens, Emmanuel Macron au premier chef, mais aussi celles de dirigeants de l’UE, l’inénarrable duo Charles Michel et Ursula von der Leyen en tête, vont dans le sens d’un plus grand engagement au profit du camp ukrainien, ce qui alimente la crainte d’une extension du conflit.

Par ailleurs, d’autres facteurs entrent en ligne de compte. La politique monétaire de la Réserve fédérale américaine (la FED) est bien plus agressive, pour l’instant, que celle de la BCE. La FED a mesuré plus rapidement que la BCE que l’inflation ne serait pas conjoncturelle. Ce qui ne veut pas dire que sa réaction soit totalement rationnelle ou pleinement justifiée [2]. Mais, elle aboutit à une divergence notoire avec la politique de la BCE. Les taux américains vont en conséquence continuer de monter et un simple rééquilibrage des portefeuilles obligataires entraîne, et va entraîner, une appréciation du dollar par rapport à l’euro.

Ajoutons enfin que la divergence des taux d’intérêts est en train de redevenir un véritable problème au sein de la zone euro. La dette à cinq ans de l’Italie a atteint le 22 août près de 4%, un taux inconnu depuis 2012. C’est en partie pour des raisons politiques, la crainte d’une victoire d’une droite eurosceptique aux élections de fin septembre notamment. Mais cela reflète également les inquiétudes sur la santé de l’économie italienne dans les circonstances actuelles et à venir. Certains opérateurs commencent à se prémunir contre un retour d’une crise de l’euro, comme en 2011/2012. En France, l’économiste Marc Touati le dit depuis à peu près six mois. Qu’il ait raison ou qu’il ait tort (et je pense qu’il a plutôt raison), cela ne peut que persuader les investisseurs professionnels de vider leurs portefeuilles des titres en euro des pays les plus menacés comme l’Italie, l’Espagne et la France. C’est une autre raison de la dépréciation de l’euro.

Enfin, il est clair – et cela est antérieur à la guerre en Ukraine – que l’économie des pays de l’UE décline par rapport aux économies asiatiques. On peut le constater depuis la fin de 2020. Pour des investisseurs professionnels, il devient alors logique d’acheter cette fois des actions dans les pays asiatiques, et de prendre des risques sur les marchés émergents dans la mesure où les perspectives en Europe sont globalement médiocres voire franchement mauvaises. Ceci est un autre facteur de baisse actuelle de l’euro face au dollar.

FP : De quelle(s) marge(s) de manœuvre la Banque centrale européenne dispose-t-elle ?

JS : La question de l’action, et donc des marges de manœuvre, de la Banque Centrale européenne est une question technique, mais aussi théorique et politique.

Techniquement, les instruments à la disposition de la BCE sont les prises en pension ou les rachats de titres publics et privés, un instrument largement utilisé durant la crise de la COVID-19, et les actions sur les différents taux directeurs. La réduction du bilan de la BCE, par l’arrêt des prises en pensions et la revente des titres était souhaités avant la guerre en Ukraine afin de lutter contre l’inflation qui a commencé, elle, dès la mi-2021. Soit bien avant la guerre. Il devait en aller de même de la politique des taux et le long épisode de taux négatifs que l’on a connu devait lui aussi prendre fin. Mais, justement, la guerre en Ukraine est survenue.

Les mesures budgétaires discrétionnaires adoptées par les gouvernements de la zone euro depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022 ont trois objectifs principaux : freiner la hausse des coûts de l’énergie, accroître les capacités de défense des pays de la zone euro et de l’Ukraine et faire face à la crise des réfugiés. Certains gouvernements ont également étendu le soutien des liquidités sous la forme de garanties, bien que cela n’affecte pas, en principe, leurs soldes budgétaires. Ces derniers ne sont affectés que si les garanties (autrement dit les passifs éventuels) sont mobilisées. Par ailleurs, plusieurs initiatives de soutien ont été adoptées au niveau de l’UE, dont une aide directe au gouvernement ukrainien. Le soutien budgétaire discrétionnaire de la zone euro en réponse à la guerre en Ukraine, intégré dans les projections de référence des services de l’Eurosystème de juin 2022, est estimé à près de 1 % du PIB en 2022. Les trois quarts de ce soutien consistent en de nouvelles mesures compensatoires introduites en réponse à la hausse des prix de l’énergie après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, mesures qui dans certains cas avaient déjà commencé à être mises en place avant même le début de la guerre. Le reste du soutien lié à la guerre est associé aux dépenses de défense et au soutien aux réfugiés. Une partie de ce soutien a été approuvé en fait entre le 1er janvier et le 24 février 2022. Avec les mesures adoptées après le 24 février 2022, qui représentent environ 0,65 % du PIB de la zone euro, le soutien budgétaire total est estimé à 0,8 % du PIB en 2022 [3].

Dans ce contexte, les marges de manœuvre de la BCE se sont fortement rétrécies. Un arrêt trop brutal des mécanismes de prise en pension de titres pourrait conduire, dans le contexte actuel, à une nouvelle crise de la zone euro. D’autant plus que les taux d’intérêts, hors taux directeurs, se sont eux-aussi mis à monter. Les taux bancaires pour les entreprises et les ménages ont augmenté en mai après une tendance à l’augmentation sensible depuis le début de l’année. Les taux hypothécaires ont enregistré la plus forte variation mensuelle en deux décennies ce qui, naturellement, a des conséquences néfastes pour les ménages et les marchés de l’immobilier. La forte hausse depuis le début de 2022 des taux et des rendements des emprunts publics de la zone euro a fait monter le loyer de l’argent pour les particuliers. Les taux des banques pour les prêts aux sociétés non financières (SNF) ont augmenté, certes plus modérément que pour les ménages, mais sont néanmoins montés à 1,55 %. La dispersion entre pays des taux débiteurs aux entreprises et aux ménages est restée contenue, mais, pour les mois à venir, les données disponibles indiquent de nouvelles hausses des taux.

Le risque de casser le rétablissement des économies après la crise de la COVID-19 et de rendre fiscalement impossible le financement des mesures induites par la guerre en Ukraine et ses conséquences doit être mis en balance avec la montée très forte de l’inflation, montée qui suscite des mouvements dans les opinions publiques afin que les gouvernements fassent « quelque chose ».

C’est là que se pose la question théorique fondamentale. Le rôle de la politique monétaire est-il de lutter à tout prix contre l’inflation ou de maintenir un climat favorable au développement économique ? Au-delà, l’inflation est-elle toujours – comme l’affirment les monétaristes – un problème monétaire ? Cette dernière question prend une importance toute particulière quand on est confronté en réalité à une inflation issue d’une pénurie de l’offre, pénurie provenant initialement du dérèglement des chaînes logistiques puis des conséquences des sanctions et des mesures de rétorsion aux sanctions prises par le gouvernement russe, et non d’un excès de demande. Naturellement, les monétaristes les plus acharnés vont alors affirmer qu’en réalité il y a bien un excès de la demande, mais un excès relatif du fait de la contraction de l’offre et qu’il faut faire baisser la demande. C’est le courant qui spontanément domine à Francfort, ou siège de la BCE. Mais, empiriquement, d’autres économistes vont immédiatement souligner qu’une telle politique aurait des effets désastreux, que ce soit pour l’économie (avec une récession très brutale), que ce soit pour les équilibres sociaux et politiques par rapport à une population qui a été fortement éprouvée par la crise de la COVID-19 et dont il faut en un sens acheter le consentement au soutien de l’UE à l’Ukraine, ou que ce soit même pour l’avenir de la zone euro dans la mesure ou l’application de mesures restrictives provoquerait un éclatement des taux d’intérêts entre pays sur la dette souveraine. C’est ce que l’on appelle une forte ouverture des « spreads », laquelle pourrait conduire à une situation intenable, en particulier en Italie et en France.

Si l’on veut lire ce débat avec les lunettes de l’opposition entre dogmatiques et réalistes, pour l’instant les réalistes ont contenu les dogmatiques. Mais pour combien de temps ? Les positions dogmatiques ont été refoulées depuis plusieurs années, et en particulier avec la crise de la COVID-19. Mais on sait aussi la force que peut prendre le retour du refoulé…

Ce qui pose alors la question des choix politiques. Cela fait longtemps que l’on sait que la politique monétaire n’est jamais « indépendante » des considérations politiques. Le dogme de « l’indépendance », spécialement fort à Francfort, ne fait que couvrir la domination de certains intérêts politiques contre d’autres. Ce dogme a plus ou moins volé en éclat ces dernières années. La place est donc libre pour un affrontement entre des lignes politiques différentes. Mais, ces lignes politiques sont parfois brouillées par des considérations de court terme. Logiquement, l’Allemagne – qui a historiquement un poids tout particulier dans la BCE – devrait défendre une ligne politique conduisant à des mesures très restrictives. La sensibilité particulière de la population allemande au phénomène de l’inflation en est une des raisons. Elle devrait être appuyée par les Pays-Bas et l’Autriche. Mais, en Allemagne même, les petits entrepreneurs contestent violemment la politique du Chancelier actuel. Le conflit sur les politiques monétaires risque d’être pollué par des considérations qui n’ont apparemment rien à voir comme la question du soutien à l’Ukraine. De fait, c’est sans doute la raison qui fait que sur le plan politique, Madame Christine Lagarde a pour l’instant plus de marges manœuvre que ce que l’on pourrait penser. Mais, « l’hiver de notre mécontentement [4] » pourrait rapidement faire évoluer la situation, en particulier si la hausse des prix continue de monter dans les pays de l’UE et si les conditions d’approvisionnement continuent, elles, de se dégrader.

Si, maintenant, on reprend la question du taux de change de l’euro face au dollar, ou à d’autres monnaies, on a là – à la fois sur le terrain technique mais aussi de l’économie politique de la politique monétaire – une explication très forte de pourquoi l’euro se déprécie et continuera jusqu’à nouvel ordre de se déprécier face au dollar. Même si la politique monétaire de la FED a pu connaître des errements, elle n’en reste pas moins bien plus prévisible que la politique de la BCE.

Cette dépréciation devrait avantager nos exportations, et les exportateurs, au premier chef l’Allemagne. Mais, ces derniers vont être pénalisés par les contraintes matérielles sur l’offre. D’autant que ces contraintes risquent de se renforcer. Dès lors, nos exportations étant contenues en volume, le prix de nos importations ne cessant de monter, la compétitivité des pays de l’UE va continuer à se dégrader. Dès lors, la poursuite de la dépréciation de l’euro en serait la conséquence logique. À moins que les « dogmatiques » ne l’emportent à Francfort…

FP : Pendant que l’euro poursuit sa chute, d’autres économies et d’autres monnaies paraissent en bien meilleure forme. C’est notamment le cas du rouble russe. Cette tendance est-elle partie pour se solidifier et durer ?

JS : L’évolution du rouble russe est un cas d’école (et qui devrait faire école) de comment on renverse les pronostics en renversant la table des « règles » établies par la mondialisation.

Les pays occidentaux pensaient provoquer une crise grave et immédiate par les sanctions financières qu’ils ont pris les 28 février et 2 mars derniers. C’est ce qu’avait prévu notre Ministre des Finances, l’impayable (oui, pour les Français, il est hors de prix) Bruno le Maire quand il prédisait l’effondrement à court terme de l’économie russe [5]. Le troisième paquet de sanctions [6] comprenait l’interdiction des transactions avec la Banque Centrale russe, le gel d’une partie de ses avoirs situés dans les pays occidentaux, une interdiction d’utiliser SWIFT pour sept banques russes [7], et l’interdiction de fournir des euros à la Russie.

Sauf que la Russie a rétabli le contrôle des changes – une pratique largement utilisée en France de 1946 à 1985 par ailleurs – tout en mettant en place un système alternatif à SWIFT. Le résultat est qu’il n’y a pas eu de crises financières, que les exportations russes ont pu continuer à rapporter des devises tandis que les oligarques russes et les grandes sociétés ne pouvaient plus, sauf pour des motifs dûment vérifiés par la Banque Centrale, faire sortir de capitaux de Russie. Le résultat a été une très forte hausse de l’excédent commercial russe et une « pénurie » de roubles face à une abondance de dollars et d’euros. Naturellement, dès que le système a fonctionné à plein rendement, le rouble s’est fortement apprécié sur le marché local. Alors que le 18 février, 1 euro valait 86,1 roubles, au 24 août 1 euro vaut 56,3 roubles. L’euro a donc perdu 34,6% de sa valeur. Comme l’on dit dans les casinos, M. Le Maire joue et perd…

La Banque Centrale, qui avait fortement monté son taux directeur (à 20%) pour « tuer » toute spéculation contre le rouble, a pu par la suite le faire progressivement baisser. Le taux est actuellement à 8% et l’on parle d’une nouvelle baisse sans doute pour la fin du mois de septembre. La Russie se retrouve actuellement en situation des taux négatifs (les taux d’intérêts étant plus bas que l’inflation) et l’on devrait voir le crédit augmenter dans les mois qui viennent. Bref, la question monétaire illustre parfaitement un vieux dicton russe : « Ce qui est bon pour le Russe est mortel pour l’Allemand », sauf que cette fois on peut étendre le cas de l’Allemand aux européens. Encore une fois, merci Monsieur Bruno le Maire !

Cependant, cette situation de forte hausse du rouble par rapport au dollar ou à l’euro n’a pas que des avantages. D’une part, elle renchérit les exportations de biens manufacturés de la Russie (matériels de transport et armement notamment). Ensuite, elle aboutit paradoxalement à faire baisser les recettes fiscales du gouvernement. En effet, une bonne partie des recettes fiscales provient des exportations de matières premières. Plus le prix en dollar monte, plus fort sont les impôts. Mais, cela rapporte des dollars au gouvernement. Or, les dépenses sont en roubles. Et, pour un rouble fort, le gouvernement obtient moins de roubles pour un volume donné de dollars que pour un rouble faible. Donc, cette situation va conduire sans doute le budget russe à afficher un déficit pour 2022. C’est un inconvénient mineur, vu la faiblesse de la dette publique par rapport au PIB et vu la présence de fonds souverains qui peuvent être utilisés pour couvrir ce déficit. Mais c’est néanmoins un inconvénient.

Après, la question va se poser pour les pays européens qui ont accepté les conditions des Russes et qui payent leur gaz et leur pétrole en roubles. Le prix en roubles du gaz et du pétrole est resté à peu près constant par rapport à février dernier. Bonne affaire, direz-vous ? Mais, le taux de change du rouble face à l’euro (comme face au dollar) ayant fortement monté, il faudra que ces pays vendent plus de dollars, ou d’euros, pour acheter des roubles. Ce qui contribue à faire baisser l’euro (et le dollar) face au rouble…

FP : Vous aviez pronostiqué la fin de l’euro il y a déjà plusieurs années, arguant à juste titre qu’il s’agissait d’une monnaie dysfonctionnelle. Comment expliquer qu’elle soit toujours « vivante » malgré tous ces revers ?

JS : Tout d’abord, la dépréciation de l’euro n’est pas nécessairement un « revers ». Elle l’est parce que la production de biens exportables ne peut s’accroître du fait des contraintes d’approvisionnement. Mais cela ne remet pas en cause le principe de l’euro. Ceux qui crient que l’euro se meurt uniquement parce qu’il se déprécie n’ont rien compris aux problèmes, bien réels, de la monnaie unique.

Ce qui pose aujourd’hui un véritable problème, c’est que l’on voit bien qu’il est quasiment impossible de trouver une politique monétaire qui convienne à chacun des pays de la zone euro. En cela, la situation actuelle montre bien les dysfonctionnements de la zone euro. Une politique qui pourrait convenir à l’Allemagne, voire à l’Autriche, poserait de graves problèmes à l’Italie et à la France. Sur le fond, rien n’a changé. Quand on a une monnaie unique avec des pays aux structures économiques et sociales très différentes, il est impossible de trouver une politique monétaire qui convienne à tous. Nous retrouvons les mêmes problèmes que nous avions connus au sortir de la crise financière de 2008-2010. Sauf qu’aujourd’hui, nous sommes allés au bout de la « méthode Draghi », de cette forme de « quoi qu’il en coûte », et que ses effets sont épuisés. La forte remontée des taux sur la dette italienne à 5 ans, et ce alors que la BCE n’a pas encore commencé à réduire significativement son bilan ni arrêté sa politique d’achat de titres, en est un symptôme.

Si l’euro a survécu jusqu’à maintenant, c’est essentiellement pour des raisons politiques. Les dirigeants de la zone euro avaient conscience que laisser la crise de l’euro aller jusqu’à son terme naturel mettait en danger le projet fédéral de l’UE, ce projet que pour certains ils défendent à demi-mot et pour d’autres à pleine voix. L’euro a été condamné par la logique économique mais sauvé pour des raisons d’opportunisme politique.

En sera-t-il toujours de même et la situation actuelle ne rebat-elle pas profondément les cartes ? On peut en effet le penser. Mais je pense que la priorité s’est déplacée de la question de l’euro à celle du soutien à l’Ukraine. Si l’UE doit trébucher, c’est sur cette question qu’elle trébuchera durant l’hiver prochain ou au printemps 2023. Et, cette crise-là fera éclater immédiatement la volonté politique de sauver l’euro à tout prix.

Notes

1: https://worldoil.com/news/2022/8/2/oil-watchers-skeptical-opec-will-heed-biden-s-call-for-oil/

2 : https://www.marketwatch.com/story/the-feds-historic-error-on-inflation-in-2021-keeps-delivering-more-bad-monetary-policy-11646062841

3 : ECB, Economic Bulletin, n°5, 2022, https://www.ecb.europa.eu/pub/pdf/ecbu/eb202205.en.pdf

4 : Shakespeare W., Richard III, Acte 1, Scène 1.

5 : https://www.bfmtv.com/economie/economie-social/bruno-le-maire-nous-allons-provoquer-l-effondrement-de-l-economie-russe_AN-202203010131.html

6 : https://www.consilium.europa.eu/en/press/press-releases/2022/02/28/eu-adopts-new-set-of-measures-to-respond-to-russia-s-military-aggression-against-ukraine/

7 : https://www.consilium.europa.eu/en/press/press-releases/2022/03/02/russia-s-military-aggression-against-ukraine-eu-bans-certain-russian-banks-from-swift-system-and-introduces-further-restrictions/

Propos recueillis par Quentin Rousseau

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