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Par Gilbert Casasus

L’Allemagne ne se soucie plus depuis longtemps d’être agréable à la France et défend ses intérêts nationaux avec opiniâtreté. Tandis que la France veut à tout prix préserver un « couple franco-allemand » qui existe bien plus aux yeux de Paris que de Berlin, explique Gilbert Casasus, professeur émérite de l’Université de Fribourg (Suisse), spécialiste des relations franco-allemandes.

Souvent présentés comme une simple brouille conjoncturelle, les désaccords franco-allemands sont le fruit d’une crise structurelle.
À l’image des différends énergétiques et militaires, les objets de discorde ne concernent pas seulement les conséquences intra-européennes de la guerre entre Moscou et Kiev. Les deux pays n’hésitent plus à afficher leurs divergences au grand jour. 

Se souvenant des difficultés qu’elle avait eues à appréhender dans toute sa dimension l’unification allemande de 1990, la France croyait avoir trouvé la solution pour donner un second souffle au tandem franco-allemand. Espérant que son discours de la Sorbonne du 26 septembre 2017 allait redorer le blason de l’Union européenne, le président Macron dut vite déchanter. Berlin resta longtemps muet, à l’exception d’un article de l’éphémère chef de la CDU, Annegret Kramp-Karrenbauer, qui, en mars 2019, voulait « faire l’Europe maintenant » dans un sens opposé à celui préconisé par l’Élysée. Quant à Angela Merkel, libre de mener, en sa qualité de leader européenne incontestée, une politique énergétique et commerciale avec la Russie et la Chine en décalage avec celle de Paris, elle prit le soin de se taire. Après son départ, elle a laissé à son successeur la primauté d’une réponse allemande qui ne pouvait que déplaire à son homologue français.

Dans son discours de Prague du 29 septembre dernier et lors de celui tenu le 15 octobre à Berlin devant le Congrès des socialistes européens, Olaf Scholz prit une nouvelle fois le contrepied des propositions françaises. Que ce soit en matière de politique du gaz ou de l’électricité, militaire ou institutionnelle, le chancelier s’est fait l’avocat d’une Union européenne élargie à trente-six pays, sans respecter la demande de l’approfondissement de ses institutions, comme l’a toujours réclamé la France. Plaidant ainsi pour l’entrée de nouveaux membres dans l’espace communautaire, pour leur présence économique au sein d’un grand marché européen sous influence allemande, et, en toute logique, pour leur protection sous l’égide de l’Otan, il s’inscrit dans la lignée de certains de ses prédécesseurs, plus atlantistes qu’européens, voire plus enclins à soutenir le modèle anglo-saxon que celui inspiré par la tradition républicaine française.

Cette attitude se manifeste aussi dans les priorités qu’Annalena Baerbock, ministre des Affaires étrangères, et son ami politique Robert Habeck, ministre Vert de l’Économie et du Climat, accordent à l’action extérieure
de l’Allemagne. Anciens élèves d’universités britannique et scandinave, ne revendiquant aucune forme d’héritage franco-allemand, ils incarnent une nouvelle génération d’Allemands pour qui la France n’exerce plus la même fascination que celle qu’elle avait eue auprès de leurs aînés. Indifférents envers l’Hexagone, synonyme pour eux de centrales atomiques et de force nucléaire, leurs regards se tournent vers d’autres régions du monde. Porte-parole de valeurs humanistes et écologiques, ils n’éprouvent néanmoins pas le moindre scrupule à traiter avec des États à la réputation sulfureuse pour pallier les mauvais choix énergétiques de leur pays. Au diapason d’une Allemagne qui se veut vertueuse et multilatérale, ils ne sont pas moins les acteurs d’un gouvernement qui, officiellement hostile à tout comportement dominateur, affirme de plus en plus sa présence à travers le globe.

Rien ne sert pour autant de jeter la pierre aux seuls Allemands. La France porte une singulière part de responsabilité, ne s’étant pas aperçue que l’Allemagne de 2022 ne se sentait plus redevable à son égard.

Défendant ses intérêts de Moscou à Pékin, de Prague à Doha, Berlin a pris ses aises envers Paris

Au nom d’une relation portée aux nues, Paris s’est laissé griser par un discours qui, jusque dans les plus hautes sphères de sa diplomatie et dans le cercle très restreint du petit monde franco-allemand, ne jure que par une exemplarité binationale à laquelle la République fédérale n’attache désormais que peu d’importance. Prisonnières d’un schéma de pensée éculé, les autorités françaises n’ont pas pris la dimension géopolitique de l’Allemagne du XXI siècle. Retranchées dans leur forteresse idéologique et dans leur croyance de grande puissance, elles ne se sont guère interrogées sur les ambitions internationales que l’Allemagne nourrit avec l’Europe centrale et orientale de même qu’avec les pays du Golfe et de l’Asie du Sud-Est. Spectatrices incrédules, elles la laissent faire à sa guise. Défendant ses intérêts de Moscou à Pékin, de Prague à Doha, Berlin a pris ses aises envers Paris. Pourtant, persuadés à tort que le temps joue en leur faveur, les dirigeants français croient toujours que leurs vœux seront exaucés. Ayant fondé leurs espoirs sur la signature du traité d’Aix-la-Chapelle du 22 janvier 2019, ils restent sur leur faim, n’ayant enregistré aucun soubresaut de relance franco-allemande depuis lors.

Face à l’Allemagne, le drame français se résume en une phrase. Contrairement à l’action volontariste déployée autrefois par le général de Gaulle, les présidents Mitterrand et Chirac, la France ne sait plus dire non à l’Allemagne. Paralysée à l’idée de la contredire, Paris n’ose pas s’opposer à l’adhésion des États des Balkans occidentaux à l’Union européenne.

En revanche, la RFA arrive à tirer son épingle du jeu et à profiter des faiblesses françaises. En fine stratège, l’Allemagne divise pour mieux régner. Se rapprochant de l’Espagne pour assurer son approvisionnement en gaz, elle touche sans états d’âme le pré carré méditerranéen que la France estimait relever de son domaine réservé. De surcroît, avec l’Italie, qui vient de changer de cap politique, l’Élysée ne peut plus élargir le duo franco-allemand à un triumvirat franco-germano-italien. Chacun s’en rend désormais compte : la carte de l’Europe change à pas de géant. Il n’est pas sûr que les Français, même ceux du Quai d’Orsay ou quelques spécialistes attitrés, en soient parfaitement conscients. Pas plus qu’ils aient pris conscience que la politique européenne de l’Allemagne vient d’entrer dans une nouvelle phase de son histoire.

Figaro Vox