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par M. K. BHADRAKUMAR

Le président russe Vladimir Poutine a rencontré des mères de militaires participant à l’opération militaire spéciale en Ukraine, Novo-Ogaryovo, région de Moscou, 25 novembre 2022.

En parcourant la transcription de 18 000 mots d’une réunion d’une heure que le président Vladimir Poutine a eue avec les « mères de soldats » vendredi dernier à Moscou, on a l’impression que les combats en Ukraine pourraient se poursuivre bien au-delà de 2023 – et même au-delà. 

Dans une remarque des plus révélatrices, Poutine a reconnu que Moscou a commis une gaffe en 2014 en laissant le Donbass une affaire inachevée – contrairement à la Crimée – en se laissant entraîner dans le cessez-le-feu négocié par l’Allemagne et la France et les accords de Minsk. 

Moscou a mis un certain temps à réaliser que l’Allemagne et la France étaient de connivence avec les dirigeants de l’époque à Kiev pour saborder la mise en œuvre de l’accord de Minsk. Le président ukrainien de l’époque, Petro Porochenko, a admis dans une série d’interviews accordées à des organes de presse occidentaux ces derniers mois, notamment à la télévision allemande Deutsche Welle et à l’unité ukrainienne de Radio Free Europe, que le cessez-le-feu de 2015 était une distraction destinée à permettre à Kiev de gagner du temps pour reconstruire son armée. 

Selon lui, « Nous avions atteint tout ce que nous voulions, notre objectif était, d’abord, de mettre fin à la menace [russe], ou au moins de retarder la guerre — de s’assurer huit ans pour rétablir la croissance économique et créer des forces armées puissantes. »

La formule dite de Steinmeier (proposée par le président allemand Frank-Walter Steinmeier en 2016 lorsqu’il était ministre des Affaires étrangères) sur l’enchaînement de l’accord de Minsk, avait demandé que des élections soient organisées dans les territoires du Donbass tenus par les séparatistes, sous la législation ukrainienne et la supervision de l’OSCE ; et, si l’OSCE jugeait le scrutin libre et équitable, alors un statut spécial d’autonomie pour les territoires du Donbass serait initié et le contrôle de l’Ukraine sur sa frontière la plus orientale avec la Russie restauré.

Poutine a admis que la Russie a accepté les accords de Minsk en ignorant les souhaits de la population russe du Donbass. Je le cite : « Nous y sommes allés sincèrement. Mais nous n’avons pas pleinement ressenti l’humeur de la population, il était impossible de comprendre pleinement ce qui se passait là-bas. Mais maintenant, il est probablement devenu évident que cette réunion [du Donbass] aurait dû avoir lieu plus tôt. Peut-être n’y aurait-il pas eu autant de pertes parmi les civils, il n’y aurait pas eu autant d’enfants morts sous les bombardements… » 

Pour la première fois, peut-être, un dirigeant en exercice du Kremlin a reconnu avoir commis des erreurs. Le passage poignant ci-dessus devient donc une pierre de touche pour les futures décisions de Poutine, alors que la mobilisation russe approche de la phase finale et que, d’ici à la fin décembre, environ 4 000 soldats russes supplémentaires auront été déployés dans des positions avancées. 

L’essentiel est que Poutine a claqué la porte d’un autre méli-mélo de meubles modernes et d’antiquités à la Minsk. Comment cela se traduit-il dans la réalité politique ? 

Tout d’abord, si Moscou est ouvert au dialogue sans conditions préalables, les négociateurs russes seront liés par les récents amendements à la Constitution du pays, qui ont intégré les régions de Donetsk, Lugansk, Kherson et Zaporozhye dans la Fédération de Russie. 

Deuxièmement, la réunion de vendredi a été, à tous égards, une initiative audacieuse de Poutine – risquée, politiquement parlant. Parmi ses interlocuteurs figuraient des mères originaires de régions très éloignées, dont les fils se battent activement sur le front, ou ont vécu la tragédie de fils tués dans les combats, ou gravement blessés et nécessitant une rééducation prolongée. 

Ce sont des femmes de caractère, c’est certain, et pourtant, comme l’a dit l’une d’entre elles, originaire de la petite ville de Kirovsk, dans la région de Louhansk, à M. Poutine, en évoquant la mort de son fils Konstantin Pshenichkin sur la ligne de front : « Mon cœur saigne, mon âme se fige, des souvenirs sombres assombrissent mon esprit, des larmes, des larmes, et soudain mon fils me demande : « Maman, ne sois pas triste, je te verrai – tu dois juste attendre. Tu traverseras cette vie pour moi, et dans cette vie, nous serons de nouveau ensemble. »

Poutine a affirmé ouvertement – ce qui est très inhabituel pour un chef du Kremlin – qu’il s’était préparé à cette rencontre. Mais il a tout de même réservé des surprises. De telles rencontres sont impossibles à chorégraphier, car les émotions refoulées sont en jeu devant les caméras de télévision. 

Ainsi, Marina Bakhilina, de la République de Sakha, mère de trois fils (dont l’un est un soldat hautement décoré de la 83e brigade des forces aéroportées d’élite et récipiendaire de l’Ordre du courage) s’est plainte qu’il n’y a pas de nourriture chaude sur la ligne de front. Elle a déclaré à Poutine : « Comprenez-vous ce qui se passe ? Si notre peuple ne peut pas fournir des repas chauds à nos soldats, moi, en tant que maître de sport et CMC de tir, j’aimerais bien aller là-bas, sur la ligne de front, pour cuisiner. » 

Poutine a répondu gentiment : « Il semblerait que les problèmes aient déjà été en grande partie résolus… cela signifie que tout n’est pas normal… » 

Ce qui ressort de ces échanges francs, c’est l’énorme capital politique de M. Poutine, issu de la grande consolidation qu’il a réalisée pour rallier la nation à sa cause. L’ambiance générale de la réunion était à l’engagement envers la cause de la Russie et à la confiance en la victoire finale. Bien entendu, cela renforce la position de Poutine.

C’est là que l’analogie avec la crise des missiles de Cuba de 1962 est mise à mal. L’opinion publique n’était pas un facteur clé il y a 60 ans. En bref, le bon sens l’a emporté en 1962, car on s’est rendu compte que tout manquement à l’obligation de prendre en compte les intérêts de sécurité de la puissance rivale pouvait avoir une issue apocalyptique. 

La différence aujourd’hui est que, tandis que le président Joe Biden s’est isolé et n’a pas à rendre de comptes pour sa quête obstinée d’une défaite russe sur le champ de bataille en Ukraine et du « changement de régime » qui s’ensuivrait à Moscou, Poutine insiste pour rendre des comptes à son peuple. Tout politicien « libéral » occidental au pouvoir osera-t-il imiter la rencontre extraordinaire de Poutine avec les « mères de soldats » ? 

Si les difficultés économiques entraînent des troubles sociaux et une agitation politique en Europe occidentale, les politiciens au pouvoir seront désavantagés. Poutine mène une « guerre du peuple », tandis que les politiciens occidentaux ne peuvent même pas admettre qu’ils combattent la Russie. Mais combien de temps pourra-t-on cacher à l’opinion publique polonaise ou française que leurs ressortissants se font tuer dans la steppe ukrainienne ? Les politiciens occidentaux peuvent-ils promettre que leurs « volontaires » ne sont pas morts en vain ? Que se passera-t-il si un flux de réfugiés quittant l’Ukraine vers l’Europe occidentale commence à se produire à mesure que l’hiver avance ? 

Sur le plan militaire, la Russie jouit d’une domination en matière d’escalade, c’est-à-dire d’une position nettement supérieure à celle de son rival de l’OTAN, sur toute une série d’échelons à mesure que le conflit progresse. L’accélération de l’opération russe à Bakhmut en est un exemple. Le déploiement de troupes régulières ces derniers jours montre que la Russie est sur la voie de l’escalade pour mettre un terme à l’opération menée depuis quatre mois dans la ville de Bakhmut à Donetsk, que les analystes militaires décrivent souvent comme le pivot de la défense de Kiev dans la région orientale du Donbass. 

Dimanche, un rapport du New York Times a souligné l’ampleur considérable des pertes subies par les forces ukrainiennes au cours des dernières semaines. De toute évidence, le groupe Wagner d’entrepreneurs militaires russes qui menaient les combats a cloué les forces ukrainiennes en position défensive, estimées à environ 30 000 hommes, y compris des unités d’élite « qui ont été épuisées par des assauts russes ininterrompus. » 

Le rapport du Times admet, en citant un responsable américain de la défense, que l’intention des Russes pourrait avoir été de faire de la ville de Bakhmout « un trou noir à forte intensité de ressources pour Kiev. » Ce paradigme se répétera ailleurs aussi, sauf que les forces russes seront beaucoup plus fortes, bien supérieures en nombre et largement mieux équipées, et qu’elles se battront depuis des positions lourdement fortifiées. 

Lors de la réunion de vendredi, M. Poutine a clairement indiqué que la défaite des Banderistes néonazis resterait un objectif ferme. Bien que le changement de régime à Kiev ne soit pas un objectif déclaré, Poutine ne se contentera pas d’une répétition du cessez-le-feu et de la paix comme en 2015, qui a laissé au pouvoir un régime anti-russe, mandataire des États-Unis.

Cela dit, Poutine a souligné que « malgré toutes les questions liées à l’opération militaire spéciale, nous ne changeons pas nos plans pour le développement de l’État, pour le développement du pays, pour le développement de l’économie, de sa sphère sociale, pour les projets nationaux. Nous avons d’énormes, de grands projets… » 

Pris ensemble, tous ces éléments définissent la soi-disant offensive d’hiver de la Russie. Le général Sergei Surovikin, commandant de théâtre en Ukraine, trié sur le volet par Poutine, n’est pas dans le moule de Patton ou de MacArthur. Il tient essentiellement le cap des opérations militaires spéciales, tout en intégrant l’expérience acquise au cours des huit derniers mois de participation de l’OTAN aux combats. Mais jamais Poutine n’a utilisé une seule fois l’expression « guerre » pour caractériser le conflit. 
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