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Il est naïf de penser qu’un dictateur déchaîné sera mis au pas par les fluctuations des prix du pétrole, plutôt que par une victoire militaire ukrainienne.

Par Mikhail Khodorkovsky

Mikhail Khodorkovsky, ancien prisonnier politique et PDG de la compagnie pétrolière Yukos, est l’auteur de « The Russia Conundrum : How the West Fell for Putin’s Power Gambit – and How to Fix It ».

J’ai applaudi les bonnes intentions des pays occidentaux lorsqu’ils ont instauré un plafonnement des prix du pétrole russe en début de semaine, ainsi que d’autres mesures destinées à cibler l’industrie pétrolière russe. Il est vital d’affaiblir la capacité de Vladimir Poutine à mener sa guerre barbare contre l’Ukraine et une politique solide à l’égard de l’énergie russe est un élément important de cet effort.

Je me demande toutefois si des mesures aussi complexes sont susceptibles d’atteindre cet objectif ou, par des conséquences involontaires, de le compromettre.

J’ai récemment pris la parole lors d’une conférence sur l’industrie énergétique à laquelle participaient plusieurs grands spécialistes de banques d’investissement et de sociétés énergétiques. J’ai posé à mon auditoire une question qui me préoccupe depuis des mois : Si l’objectif est de réduire les sommes qui entrent dans le budget militaire de Poutine et d’encourager la fin de la dépendance occidentale à l’égard des hydrocarbures russes, pourquoi avons-nous besoin de mécanismes compliqués comme un plafonnement des prix, et ne pas simplement accepter d’imposer des droits à la Russie pour l’exportation de son pétrole ? 
L’imposition de droits sur les exportations de pétrole russe serait simple, compréhensible et facile à gérer. Elle permettrait d’augmenter les dépenses du Kremlin sans les nombreuses conséquences imprévisibles sur les marchés mondiaux de l’énergie qu’un plafonnement des prix pourrait déclencher. Certaines de ces conséquences pourraient finir par être exploitées par Poutine, au détriment des démocraties qui tentent de le soumettre. La complexité d’un plafonnement des prix soulève une foule de questions et ouvre plus que quelques failles potentielles.

Cependant, lorsque j’ai posé la question lors de la conférence, je n’ai obtenu aucune réponse. Ce n’est jamais le cas.

Certains pensent que le plafonnement des prix aidera la Chine et l’Inde, qui ont volontiers acheté le pétrole de Poutine alors que les pays occidentaux cherchent à réduire leurs importations, à se conformer aux sanctions internationales, mais cela me semble peu probable. Je mets en garde contre les politiques qui reposent sur la coopération de puissances qui se sont montrées au mieux peu fiables dans la lutte contre la barbarie de Poutine et au pire complices de celle-ci. Ces puissances sont susceptibles d’en profiter car elles finiront par payer la Russie à un prix inférieur au prix mondial auquel l’Occident s’approvisionnera auprès d’autres fournisseurs.

Il s’ensuivra un possible boom de la corruption mondiale, les industries du transport maritime et les prestataires de services étant confrontés à des tentatives de contournement du plafond, par le biais de documents falsifiés et d’autres astuces. L’application du plafond exigera un effort diplomatique et administratif monumental.

Et pendant ce temps, le pétrole de Poutine continuera de couler et l’argent d’affluer. 

Nous avons besoin d’une politique réfléchie et non de réactions instinctives fondées sur le besoin émotionnel de montrer que nous faisons « quelque chose ». Nous devons être clairs dans notre analyse de la mesure dans laquelle Poutine ressentira les sanctions énergétiques. D’un point de vue réaliste, les exportations d’hydrocarbures ne représentent qu’environ 20 % du PIB de la Russie, et encore moins si on les mesure en termes de parité de pouvoir d’achat. Mais si l’on considère le budget fédéral de la Russie, d’où provient l’argent pour la guerre, le chiffre est plutôt de 50 %. 

En d’autres termes, sur chaque dollar payé pour le pétrole, le gaz ou le charbon, 50 cents sont transformés en bombes et en balles qui tuent des dizaines de milliers d’Ukrainiens, détruisent les villes ukrainiennes et donnent lieu à la dernière crise des réfugiés en Europe.

Alors, que devrions-nous faire à ce sujet ? 
Tout d’abord, soyons clairs : il ne s’agit pas du coût du baril mais de l’ampleur du profit de Poutine. Le plafonnement des prix se concentre uniquement sur le premier, mais il est vital non seulement de réduire le chiffre d’affaires de l’industrie pétrolière de Poutine par un boycott partiel, mais aussi de s’attaquer à ses bénéfices en augmentant ses dépenses. Les droits de douane permettraient d’atteindre cet objectif. Il en va de même pour les sanctions technologiques – en empêchant la vente des composants technologiques dont la Russie a besoin pour la production d’hydrocarbures, nous augmenterions ses coûts de production de pétrole et de gaz.

Deuxièmement, nous devons réaliser que le marché des hydrocarbures est mondial et qu’une restriction importante des achats d’un fournisseur, sans parvenir à un accord avec les autres fournisseurs – ce qui n’est pas exactement un club de nations démocratique et coopératif – et sans réduire la consommation, entraîne des augmentations de prix qui compensent presque entièrement la réduction de l’offre. C’est ce que nous observons depuis le début de l’année. Un plafonnement des prix, bien que destiné à réduire les prix mondiaux, pourrait avoir l’effet inverse.

Troisièmement, sans une défaite militaire décisive en Ukraine, Poutine continuera à utiliser le chantage à l’énergie. Il serait naïf de penser qu’un dictateur déchaîné sera mis au pas par les fluctuations du prix qu’il obtient pour son pétrole, plutôt que par une victoire militaire ukrainienne. Les politiques visant ses hydrocarbures peuvent être utiles, mais elles ne remplacent pas la fourniture à l’Ukraine des armes, du matériel et de la formation dont elle a besoin pour faire le travail.

À court et à long terme, l’Occident doit développer son autosuffisance énergétique, et non bricoler les termes de sa dépendance à l’égard des dictatures. C’est une nécessité à la fois morale et pratique.

Sur ce point également, les gens ordinaires et même les dirigeants politiques doivent avoir une compréhension plus complète de ce qu’est l’approvisionnement énergétique. Il ne s’agit pas seulement d’électricité. Il s’agit de la chaleur et du carburant pour les véhicules. Il s’agit également de produits « secondaires » dépendant de l’énergie, tels que les engrais azotés, l’acier ou l’aluminium, pour lesquels l’énergie représente la plus grande part des coûts de production.

L' »énergie verte » contribue actuellement à hauteur de 15 à 20 % tout au plus aux besoins énergétiques européens. Le reste est constitué de charbon, de gaz, de pétrole, d’uranium et de bois. Augmenter la contribution de l’énergie solaire et éolienne jusqu’à 30 % de l’approvisionnement énergétique global de l’Europe est un défi ambitieux mais louable. Il ne s’agit pas seulement d’un défi industriel, mais d’un défi trans-sociétal, qui nécessite des panneaux solaires sur les toits, des générateurs éoliens locaux, des pompes à chaleur et des audits de l’isolation de chaque bâtiment. C’est une tâche monumentale et une opportunité fantastique pour l’Europe.

Mais ce n’est pas suffisant. Si l’Europe veut vraiment cesser de mendier de l’énergie aux dictateurs, l’énergie nucléaire et le GNL devront faire partie du mélange. Le GNL servirait de « passerelle de transition » dans la période précédant la réalisation du grand objectif d’indépendance énergétique. En plus d’ébranler Poutine et d’autres tyrans, la décarbonisation de l’économie apporterait le bonus de la lutte contre la crise climatique.

L’Europe peut-elle le faire ? Je suis fermement convaincu que 350 millions de personnes, sur le continent qui a façonné notre civilisation, peuvent réaliser tout ce qu’elles veulent. La question est : le feront-ils ? Et à cela, je n’ai pas encore de réponse.

Politico.eu