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Michel ONFRAY
LETTRE OUVERTE. Dialoguer plutôt qu’assigner au tribunal : c’est ce qu’a proposé Michel Onfray à Chems-Eddine Hafiz, recteur de la Grande Mosquée de Paris, dans une lettre ouverte publiée dans les colonnes du Point. Un texte que nous vous proposons de retrouver ici.

Monsieur le recteur de la Grande Mosquée de Paris,
J’ai pris connaissance de votre plainte déposée contre Michel Houellebecq pour des propos tenus par lui dans un entretien que nous avons eu pendant six heures pour un numéro spécial de Front populaire consacré à la question de la décadence, ou non, de notre civilisation. Nous avons abordé quantité de sujets, vous vous en doutez bien, qui allaient de l’euthanasie à l’avortement, de la gestation pour autrui à la peine de mort, de la nécessité d’appuyer une politique sur une spiritualité, des sujets ayant généré des avis sur lesquels, il me semble, mais ce serait à discuter avec vous, vous n’auriez pas grand-chose à objecter.
Votre courroux porte sur des phrases « inacceptables et d’une brutalité sidérante ». Et vous citez ces phrases pour motiver votre plainte. Dont acte. Je suis peut-être le philosophe français le plus insulté du pays, plus d’une dizaine de livres ont en effet été écrits contre moi dont je pourrais dire qu’ils regorgent de phrases, de chapitres, de développements inacceptables et d’une brutalité sidérante. Je ne compte pas les flots d’insultes et de menaces, y compris de mort, auxquelles j’ai fait face – seul. On a dit de moi que j’étais dans le « top 10 des islamophobes de France » en même temps que j’étais le compagnon de route de Daech, c’est dire ! Dans ce même journal où sont publiées ces lignes, Le Point, le philosophe Bernard-Henri Lévy m’a assimilé à Marcel Déat, un collaborationniste français qui a porté l’uniforme nazi sur le front de l’Est, juste parce que j’annonçais que Stéphane Simon et moi allions publier une revue souverainiste ! Je m’honore de ne jamais avoir porté plainte contre qui que ce soit qui m’ait insulté, qui a colporté des calomnies sur mon compte, qui a propagé des contre-vérités sur mon travail ou ma personne – et il y en eut, il y en a, il y en aura.
Je crois en effet à la liberté de conscience, de pensée, de réflexion, d’expression. Or cette liberté ne se morcelle pas car, si on commence à lui donner des limites – et qui les lui donne ? -, alors elle cesse d’exister. Si l’on peut tout dire sauf ce qu’il ne faut pas dire, alors seul importe ce qu’il ne faut pas dire et qui va s’étendre comme une tache d’huile appelée à tout recouvrir d’une vaste prohibition.
Je suis par exemple à la fois pour la liberté de blasphémer mais pour une éthique personnelle du refus du blasphème. Je sais que les caricatures du Prophète vous blessent, je ne vois pas l’intérêt de vous blesser. Même remarque pour ce qui blesse le fidèle d’une autre religion. En dehors du blasphème, l’ironie, l’humour, la subtilité d’une intelligence plus fine que le blasphème me paraissent préférables.
Une partie de la communauté musulmane, dites-vous, se sent offensée par les propos tenus par Michel Houellebecq. Entendu. Je conçois que l’essentialisation, qui est nécessaire pour échanger, ait ses limites mais elle s’avère inévitable dans le débat d’idées puisque, justement, il s’agit d’idées et qu’on n’a rien trouvé de mieux pour entretenir de la réalité ! Je vous propose autre chose que de porter plainte, de judiciariser, d’encombrer les tribunaux avec des questions spirituelles, philosophiques, théologiques. J’ai lu votre saint Livre plume à la main, mais aussi des biographies du Prophète et nombre de ses hadiths. Je sais ne pas me tromper en vous rappelant ce que, monsieur le recteur, vous savez bien évidemment déjà vous-même : le Coran ne cesse de parler d’Allah comme du Très Miséricordieux, du Tout Miséricordieux. Nul n’ignore, bien sûr, et vous moins qu’un autre, que la miséricorde nomme la pitié par laquelle on accorde le pardon au coupable.
Supposons que Michel Houellebecq soit coupable, mais disons alors pour ce faire à quels versets et à quelles sourates ses propos contreviennent et choquent les musulmans en tant que tels. Ne croyez-vous pas que l’imitation d’Allah vous inviterait bien plutôt à pratiquer la miséricorde qu’à traîner un écrivain qui est aussi un penseur devant les tribunaux mécréants de la République française pour qu’elle fasse votre loi spirituelle ?
Je sais, monsieur le recteur de la Grande Mosquée de Paris, que vous êtes juriste de formation et avocat de profession. Mais votre magistère à la tête de cette haute autorité spirituelle qu’est la Grande Mosquée pourrait aussi faire de vous l’initiateur et le promoteur d’une façon supérieure d’envisager les choses autrement qu’en envoyant en justice quiconque ne pense pas comme vous sur la question de l’islam.
Est-ce un crime de manifester des avis qui, sauf erreur de ma part, et sauf à ce que vous m’en apportiez la preuve, ne semblent pas contrevenir à un seul verset du Coran : lequel dirait en effet que l’islam n’est pas une religion conquérante et qu’il ne doit surtout pas l’être ? Il me semble que la chose se trouve régulièrement dite dans votre Livre et que Michel Houellebecq prend acte sociologiquement de ce qu’annonce votre texte sacré et des réactions que cela suscite en France. Dès lors, où et quand y aurait-il motif à colère, à courroux ?
Je vous propose, plutôt que de nous envoyer les uns les autres des avocats à la figure, ou des noms d’oiseaux et toute autre façon inélégante de régler les problèmes, de les envisager pour ce qu’ils sont : avant toute chose, et en amont de la politique, des questions intellectuelles dont nous pourrions débattre dans un lieu de votre choix et selon des modalités à votre convenance. Un débat public où nous pourrions aborder ces questions avec un médiateur choisi par vous montrerait qu’on peut préférer dans l’islam ce qui fut au centre de la rencontre de Ratisbonne dont feu le pape Benoît XVI a parlé en son temps et qui, au XIVe siècle, permit à un chrétien et à un musulman de se rencontrer et de se parler : il nous faut dialoguer, surtout sur les sujets qui fâchent, car le Verbe est toujours supérieur à l’Épée qui, elle, témoigne de l’échec de la raison. Et personne, jamais, n’a intérêt à l’échec de la raison. C’est toujours quand la déraison apparaît qu’on se le dit ; mais c’est toujours trop tard.
Dans l’attente de votre réponse, veuillez croire, monsieur le recteur, à l’expression de ma plus haute considération.