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par M. K. BHADRAKUMAR

Au beau milieu du brouhaha provoqué par la décision des États-Unis et de leurs alliés européens de fournir des chars de combat Abram et Léopard à l’Ukraine, le vice-ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Ryabkov, a fait savoir jeudi à Washington que la maîtrise des armements « ne peut exister indépendamment des réalités militaro-politiques et géostratégiques » et que, par conséquent, une entente sur « les paramètres et les principes de coexistence qui réduiraient au minimum le potentiel de conflit » entre la Russie et l’Occident est une condition préalable absolue de la situation.
M. Ryabkov a déclaré que Moscou ne refusait pas de discuter de la maîtrise des armements avec Washington, mais que les États-Unis compliquaient un dialogue constructif. Dans une ouverture significative, parsemée de mises en garde, il a déclaré que « l’agression hors normes des États-Unis, qui cherchent à infliger une « défaite stratégique » à la Russie dans le cadre de la guerre hybride totale lancée contre nous, a rendu presque impossible en principe un dialogue constructif et fructueux sur la maîtrise des armements avec Washington. Bien entendu, cela ne signifie pas que nous refusons la maîtrise des armements elle-même. Mais ce domaine ne peut exister séparément de la réalité militaro-politique et géostratégique. »
M. Ryabkov a déclaré qu’il était nécessaire de parvenir à un accord avec l’Occident [lire Washington] pour prendre des décisions « viables » dans ces domaines. M. Ryabkov est le responsable des relations avec les États-Unis au sein du ministère russe des Affaires étrangères. Son entretien avec le journal Kommersant [en russe] a coïncidé avec l’arrivée à Moscou, jeudi, de la nouvelle ambassadrice américaine Lynne Tracy.
Comme il est de coutume dans la diplomatie, un nouvel envoyé est le signe d’un nouveau départ. Et la partie russe espère qu’une conversation productive sera possible avec le nouvel envoyé, la première dame ambassadrice américaine au Kremlin, sur les aspects problématiques des relations russo-américaines.
D’autre part, l’ambassadrice Tracy commence sa tournée peu après l’annonce que les puissances occidentales, menées par les États-Unis, enverraient des chars pour équiper l’armée ukrainienne, ce qui signifie une grave escalade des tensions entre les États-Unis et la Russie.
Selon les médias occidentaux, les 31 chars Abram et les chars Leopard (une centaine au total) vont changer la donne dans le conflit ukrainien. Mais Moscou a évalué la démarche occidentale comme étant davantage une manœuvre politique astucieuse, rendue nécessaire par les récents revers militaires subis par Kiev et les craintes croissantes d’une défaite écrasante si la Russie lance une offensive majeure dans les mois à venir.
De toute évidence, Moscou a pris note du fait qu’il faudra plusieurs mois pour que les chars atteignent effectivement l’Ukraine et soient déployés et que plusieurs mois d’entraînement intensif seront nécessaires pour que le personnel ukrainien soit prêt à manipuler les chars. L’agence de presse Tass a produit une poignée de rapports [ici, ici et ici] citant des avis autorisés d’experts militaires russes selon lesquels Moscou a la capacité de « brûler » ces chars occidentaux. Mais le Kremlin s’est abstenu de brandir toute menace de représailles.
En termes militaires, bien sûr, 100-130 chars ne font guère de différence dans l’équilibre militaire en Ukraine, qui est en faveur de la Russie. Il est fort probable que les récentes défaites de l’armée ukrainienne fassent boule de neige et se transforment en déroute lorsque Moscou lancera sa grande offensive prévue et portera un coup fatal à l’armée ukrainienne.
La récente visite à Kiev de hauts responsables du Conseil national de sécurité de la Maison Blanche et du Département d’État américain, suivie d’une mission secrète du chef de la CIA, William Burns, a mis en évidence la criticité de la situation. Dans le même temps, la lutte de pouvoir qui oppose depuis longtemps les agences de sécurité ukrainiennes aux services de renseignement a éclaté au grand jour ces dernières semaines, entraînant une purge des hauts fonctionnaires étroitement associés à Zelensky.
Moscou ne fait plus confiance aux promesses des Américains, étant donné la longue histoire – depuis la promesse faite par l’ancien secrétaire d’État Jim Baker à Mikhaïl Gorbatchev en 1989 de ne pas étendre l’OTAN vers l’est « d’un pouce » – des trahisons occidentales et des promesses non tenues.
L’influent chef du conseil de sécurité russe, Nikolaï Patrouchev, a répété hier que même si les combats actifs en Ukraine cessent, Moscou ne pense pas que la guerre par procuration menée par les États-Unis contre la Russie connaîtra un répit.
Pour citer Patrushev, « Les progrès de l’opération militaire spéciale en Ukraine indiquent que les États-Unis et l’OTAN ont l’intention de poursuivre leurs efforts pour prolonger ce conflit militaire et qu’ils y sont déjà devenus des participants. » Patrushev a souligné que « même avec la fin de la phase chaude du conflit en Ukraine, le monde anglo-saxon ne cessera pas sa guerre par procuration contre la Russie et ses alliés. »
Patrushev a déclaré : « Les événements d’aujourd’hui en Ukraine sont le résultat des préparatifs menés depuis des années par les États-Unis pour une guerre hybride contre la Russie et une tentative d’empêcher l’émergence d’un monde multipolaire. »
Patrushev est l’un des plus proches collaborateurs de Poutine, avec une association qui remonte à leur carrière dans le KGB soviétique. En clair, au moment où sa stratégie de « broyage » des forces ukrainiennes est en train de réussir, pourquoi Moscou devrait-il tergiverser ?
C’est là que l’interview accordée hier par DFM Ryabkov à Kommersant devient un indicateur utile. Ryabkov signale en effet que la porte est toujours ouverte pour des négociations avec les Etats-Unis. Il est intéressant de noter que « la plupart des décisions réussies dans le domaine du contrôle des armements ont coïncidé ou ont été associées à des périodes de détente ou à des projets politiques spécifiques » et ont été caractérisées historiquement par « une attitude assez équilibrée des parties vis-à-vis des « lignes rouges » évidentes de l’autre partie dans le domaine de la sécurité ».
En effet, M. Ryabkov a exclu toute « concession unilatérale » de la Russie en matière de sécurité nationale et a souligné qu’il faudra d’abord s’attaquer aux contradictions fondamentales.
La bonne nouvelle, c’est qu’une partie de l’élite à Washington réalise de plus en plus que les États-Unis ne peuvent pas gagner la guerre par procuration en Ukraine. À cela s’ajoutent les complexités de la politique intérieure américaine, la dernière en date étant la question des documents classifiés qui crée une incertitude quant à la candidature de Biden à la réélection.
On peut dire que le spectre qui hante l’administration Biden est que la défaite militaire combinée aux tensions politiques au sein du gouvernement ukrainien pourrait très bien conduire à l’effondrement du régime Zelensky et à l’effondrement de l’appareil d’État du pays. Et tout cela alors que les forces russes, dont le nombre est estimé à environ 600 000, se rassemblent aux portes.
On peut imaginer que la priorité absolue de l’administration Biden à ce stade sera d’empêcher Moscou de lancer la grande offensive militaire afin de gagner un peu de répit pour réorganiser l’armée ukrainienne meurtrie, l’équiper d’un armement de pointe et rétablir un minimum d’équilibre militaire afin que les combats puissent reprendre après une pause.
Mais, au moment où sa stratégie de « broyage » des forces ukrainiennes est en train de réussir, pourquoi Moscou devrait-il tergiverser ? En fait, le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, a déclaré plus tôt dans la journée que « les tensions s’intensifient réellement » à la suite de la décision de Washington concernant les chars d’assaut et des discussions en cours dans les capitales occidentales concernant la fourniture d’avions de combat F-16 à l’Ukraine.
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