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Vassilis Fouskas
Les États-Unis, soucieux de leur propre intérêt, protègent leur économie des tendances inflationnistes mondiales, tandis que, d’autre part, la Russie se tourne vers la Chine, l’Inde et même la Turquie pour compenser sa perte relative des marchés énergétiques européens. Il ne fait aucun doute que le grand perdant de la guerre en Ukraine est l’UE.
Après de longues discussions d’élite (et des désaccords) au sein des dirigeants occidentaux, l’UE, le G7 et l’Australie ont décidé de plafonner les achats de pétrole maritime russe à 60 dollars le baril. L’objectif apparent est de réduire la capacité de la Russie à financer sa guerre en Ukraine, dans la mesure où plus de 45 % des revenus de l’État russe proviennent de la vente d’hydrocarbures. Les sceptiques ont toutefois fait remarquer que cette réduction n’est pas suffisante, d’autant plus que le prix actuel du Brent se situe à un peu plus de 76 dollars le baril. L’Ukraine elle-même – sans parler de la Pologne – soutient que l’Occident devrait cesser complètement d’acheter des hydrocarbures à la Russie, privilégiant ainsi la vente de GNL américain coûteux à l’Europe. C’est un faux débat et une mauvaise politique.
Le débat est faux pour de multiples raisons, dont trois ressortent. Premièrement, le GNL américain ne suffit pas à alimenter l’infrastructure économique et sociale de l’Europe. Deuxièmement, les importations de GNL nécessitent la construction de navires-citernes et de terminaux spéciaux, que l’Europe vient juste de commencer à construire. Troisièmement, la Russie a déjà commencé à diversifier ses exportations de pétrole brut et de gaz vers les marchés asiatiques, notamment la Chine et l’Inde, en concluant de nouveaux accords et en construisant de nouveaux pipelines. Mais il y a aussi un autre aspect qui concerne particulièrement la situation contractuelle entre les consortiums d’exportation russes et les États occidentaux, à savoir que plus de 77% du total des exportations de gaz russe sont liées à des contrats qui stipulent que les importateurs continueront à payer jusqu’à 85% du prix contractuel du gaz même s’ils ne reçoivent pas de gaz. Ces contrats à long terme sont favorables à la Russie et les importateurs européens ne peuvent rien y faire.
Ces raisons montrent également que la politique de l’Europe est mauvaise. Pour des raisons politico-militaires liées à leur dépendance vis-à-vis des États-Unis, les élites européennes ont opté, à contrecœur, pour une politique énergétique coûteuse, qui contribue sans aucun doute à la spirale inflationniste de leurs économies. Au même moment, le Congrès américain a adopté la loi sur la réduction de l’inflation (IRA), d’un montant de 430 milliards de dollars, visant à subventionner la production de technologies vertes avancées, tout en réduisant les émissions de gaz à effet de serre dans le contexte de la crise climatique. Ce n’est pas un hasard si la France a attaqué cette politique protectionniste américaine, arguant qu’elle menace d’exclure les produits européens du marché américain, tout en fracturant l’alliance de l’OTAN à un moment critique. L’Allemagne, elle aussi, a dû avaler une pilule très amère en acceptant la fermeture des pipelines Nord Stream sur l’autel de la politique américaine, coupant tout lien de dépendance géostratégique de l’Allemagne vis-à-vis de la Russie.
Ce n’est pas la première fois que les Etats-Unis interviennent pour inverser la coopération stratégique entre la Russie et l’Allemagne.
Dans les années 1970, les États-Unis ont bloqué l’Ostpolitik de l’Allemagne de l’Ouest en plaçant des missiles Pershing et Cruise sur le sol ouest-allemand, rappelant ainsi aux Allemands « qui est le véritable ennemi ».
Que constatons-nous ici ? D’une part, les États-Unis, soucieux de leur propre intérêt, protègent leur économie des tendances inflationnistes mondiales, tandis que, d’autre part, la Russie se tourne vers la Chine, l’Inde et même la Turquie pour compenser sa perte relative des marchés énergétiques européens. Il ne fait aucun doute que le grand perdant de la guerre en Ukraine est l’UE. Cela nous amène au thème central de ce bref commentaire.
L’UE ne s’est pas lancée dans une politique anti-russe d’une seule voix, qu’il s’agisse des sanctions ou du plafonnement des prix du pétrole. L’UE n’a jamais été un État doté d’une unité politique et fiscale lui permettant d’être un acteur indépendant dans la politique mondiale en même temps qu’une voix politique unique. Les élites économiques européennes ne sont pas unies au niveau européen mais au niveau de leurs États-nations respectifs. L’élément qui unit les élites économiques et politiques européennes est la présence coercitive de la puissance militaire et nucléaire américaine sur le sol européen depuis la Seconde Guerre mondiale, un fait qui reflète l’étroite intégration économique entre l’Amérique du Nord et l’Europe occidentale. La tutelle américaine sur l’UE cimente le bloc euro-atlantique et apporte la cohésion nécessaire pour affronter les adversaires asiatiques, tels que la Russie, la Chine et l’Iran.
L’expansion de l’OTAN vers l’est, qui précède toujours l’élargissement de l’UE, est un moyen d’amalgamer la suprématie américaine sur l’Europe centrale et orientale de la même manière qu’elle a été cimentée sur l’Europe occidentale pendant la guerre froide : il s’agit d’une méthode impériale « en étoile », selon laquelle Washington DC (l’étoile) étend ses rayons dépendants de manière méthodique et en invoquant un adversaire permanent – qu’il s’agisse de l’Union soviétique, de la Russie ou de la « guerre contre le terrorisme ».
Dans ce contexte, certaines questions se posent. Est-il utile pour la Russie d’explorer les voies de la coopération avec les élites européennes désenchantées et, surtout, avec les sociétés européennes (syndicats, ONG, etc.) étant donné leur situation économique difficile, la prolongation de la guerre en Ukraine ne garantissant rien d’autre que la poursuite de leur misère ? Quel genre de paix la Russie veut-elle en Ukraine ? Une solution de paix qui porte la signature de l’UE, de la Chine, de l’Inde et de la Russie, ou une solution dictée par les Etats-Unis via leurs alliés européens de l’OTAN ?
Aujourd’hui, sur le plan militaire, la Russie semble avoir le dessus en Ukraine, mais elle n’est pas près d’être vaincue. Une guerre d’usure prolongée aurait des conséquences désastreuses sur les sociétés ukrainienne, russe et européenne, et la catastrophe humanitaire qui en résulterait pourrait ne pas être contenue. Les négociations de paix doivent donc commencer immédiatement. La Russie s’est déclarée prête à le faire, en précisant qu’elle n’a pas l’intention d’étendre ses nouveaux territoires comme l’a approuvé la Douma. L’Ukraine, sans doute à l’instigation des États-Unis et d’autres États occidentaux belliqueux, ne l’accepte pas et l’impasse se poursuit. Étant donné que le monde traverse une longue période de transition marquée par le déclin économique prolongé du noyau euro-atlantique et la montée en puissance de la Chine, de l’Inde et d’autres économies émergentes, la Russie, avec l’aide de la Chine et de l’Inde, doit capitaliser sur les fissures provoquées au sein de l’UE et mener une politique conciliante visant à libérer de l’emprise de l’OTAN des sections clés de l’élite et de la société occidentales. À défaut, une polarisation accrue entre le noyau euro-atlantique/australasien, d’une part, et la Russie et la Chine, d’autre part, serait l’issue la plus probable, accompagnée de catastrophes humanitaires.