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Jacques SAPIR

L’« effondrement de l’économie russe » prophétisé par Bruno Le Maire en mars 2022 n’a pas eu lieu : l’économie de la Russie tient bon, et son industrie avec, pour des raisons que l’économiste Jacques Sapir s’est attaché à analyser.

Comment expliquer la résilience de l’industrie russe face aux sanctions ?

La résilience de l’industrie russe, et plus généralement de l’économie russe dans son ensemble face aux sanctions occidentales, interpelle. En dépit de prévisions catastrophistes émises par l’OCDE ou par la Banque mondiale en avril-juin 2022, les résultats – confirmés par la récente mise à jour du FMI – montrent que l’économie russe a bien résisté au choc des sanctions. Elle présente des résultats pour 2022 qui sont remarquables, -0,3% par rapport à 2021, si on les compare à l’ampleur des sanctions prises. De plus, le FMI anticipe un résultat positif pour 2023 (+0,3%) et une croissance forte dès 2024 (+2,1%). Ces chiffres sont meilleurs que ceux que prédisaient encore le 26 décembre 2022 mes collègues de l’Institut de Prévision Économique de l’Académie des Sciences, dans leur bulletin n°56.

Ces résultats sont largement le produit de la remarquable résilience de l’industrie. Il est donc probable que la production industrielle se remette à augmenter dès le 1er semestre de 2022. Le taux d’utilisation du capital fixe, qui est un bon indicateur de l’activité industrielle, aurait atteint – suivant les informations communiquées par UNICREDIT (1)  – les 86%. Or, en régime « normal » on est plus autour de 78% à 80%. Ceci constitue bien une indication indirecte que l’activité industrielle est très élevée actuellement en Russie. Plusieurs raisons expliquent cette situation.

Les causes de la résilience

La première, et elle est évidente, est le basculement partiel de l’économie russe en « économie de guerre ». Si l’on ne dispose pas de données précises quant à la production d’armement, les hausses des revenus salariaux dans les régions où sont situées les principales usines d’armement, Oural et Sibérie occidentale, témoignent du passage au 3 x 8 dans cette industrie (2). Les salaires réels ont connu des différences importantes sur les trois premiers trimestres de 2022. Il y a une hausse nette dans les districts fédéraux de l’Oural et de la Sibérie, une hausse relative à la moyenne dans le DF de Volga-Vyatka. L’investissement (FBCF) a lui aussi fortement augmenté avec des pics dans les districts fédéraux d’Extrême-Orient (induit par le commerce avec l’Asie), de l’Oural, de Sibérie et Volga-Vyatka. Tout ceci pointe vers une forte montée en puissance des industries militaires. Ce passage a dû être effectué au mois de juin dernier. Il a nécessairement un impact sur la production totale.

La deuxième raison est le rétablissement progressif des importations. Les données des services des douanes de différents pays, mais aussi des données de la Banque Centrale de Russie, indiquent que les importations sont revenues à leur niveau de début 2022. Or, dans ces importations, il y a les importations de composants, de pièces détachées, qui sont nécessaires au bon fonctionnement de la Russie.

Mais, il y a une troisième raison, c’est le développement d’une politique de substitution des importations. C’est une dimension qui a été souvent ignorée ou minimisée dans la capacité de l’industrie russe à continuer à bien fonctionner dans le contexte de sanctions qui sont particulièrement sévères. « L’importation en elle-même n’est pas mauvaise, la dépendance aux importations est mauvaise », comme l’a déclaré Yuri Simachev, le directeur de la politique économique du Haut Collège d’Économie de Moscou. 

La substitution aux importations : un projet nécessaire

La substitution aux importations en Russie a suivi une voie particulière. Elle ne date pas de 2022 et la prise de conscience des nécessités qu’elle implique date de 2014, quand les premières sanctions sur l’industrie ont été prises. La principale motivation pour « substituer » les importations est la réalisation que la stabilité économique internationale n’était pas assurée et que les chaînes techniques mondiales pouvaient se révéler des sources de vulnérabilité. Ceci fut mis en évidence par la première vague de sanctions, qui date de 2014-2015, mais fut renforcé par la crise de la Covid-19 (3)

En fait, la substitution des importations est initialement associée aux années 2000, avant le début de la crise mondiale de 2008-2009. Dans un contexte de forte croissance économique, la Russie a activement attiré les investissements directs étrangers et localisé sa production utilisant des technologies étrangères. En outre, dans un contexte de ralentissement de la croissance mondiale et des restrictions post-crise, la politique russe de substitution des importations s’est déplacée vers la modernisation technologique et une augmentation de l’activité innovante des entreprises nationales. Dans le contexte de détérioration des relations après la première vague de sanctions en 2014, l’accent politique s’est déplacé encore plus vers le développement de ses propres compétences scientifiques et technologiques et de ses forces de production. En 2022, le programme de substitution des importations a de nouveau été mis à jour, car la nécessité de combler les éléments manquants dans les chaînes de valeur et de réduire la dépendance aux importations dans les domaines stratégiques est devenue plus aiguë. Mais, pour réussir, il est nécessaire de se concentrer sur la substitution des importations des produits ou des ensembles clés.

Une moindre dépendance de la Russie vis-à-vis de l’étranger est donc, bien entendu, à attendre de cette substitution. Mais, les changements dans la structure des importations doivent aussi inciter les entreprises non seulement à produire plus, mais aussi à exporter des produits de plus en plus complexes. La substitution des importations s’avère être à la fois une mesure de sécurité nationale pour Moscou, mais aussi une mesure de diversification, de réindustrialisation et de développement de l’industrie. Un effort significatif avait été consenti par le gouvernement en accord avec les industriels, les investissements publics s’accompagnant de montants considérables, cinq fois la somme dépensée par le budget, consentis par les entreprises. 

Quelle évaluation de la substitution aujourd’hui ?

Une évaluation de ces processus est proposée par le rapport récemment publié par le Haut Collège d’Économie « Les résultats de la substitution des importations en Russie et ses perspectives ». Dans ce rapport sont analysés 17 cas industriels, mettant en évidence les meilleures pratiques, mais aussi les problèmes rencontrés et leurs conséquences. 

Chaque industrie présente un bouquet de mesures et d’outils d’accompagnement, avec leurs opportunités et leurs contraintes. Au niveau le plus général, il est important de comprendre que la politique de substitution des importations ne peut pas être uniforme. Il convient de l’ajuster en tenant compte des particularités de l’organisation des industries et de l’évaluation régulière ultérieure des avantages et des restrictions qui surviennent lors de sa mise en œuvre (4).

Le succès de cette politique est associé, tout d’abord, à des industries relativement simples : le complexe agro-industriel et la transformation du bois. Dans le complexe agro-industriel, les principaux segments de substitution des importations sont la viande bovine, le sucre, les céréales transformées, l’huile de colza et de moutarde, la margarine, le chocolat, la confiserie, la crème glacée. Dans le travail du bois, ce sont le contreplaqué, les granulés de bois, les panneaux de fibres et les panneaux de particules. Pour un certain nombre de ces catégories, la croissance des exportations a été multipliée par dix. Dans les industries plus complexes, à forte intensité technologique et à forte intensité scientifique, où l’emprunt technologique est limité, il y a moins d’exemples de réussite. Le succès dans ces industries nécessite un investissement accru en R&D et en capital humain. Cependant, le besoin de technologies nationales pour les industries simples ne doit pas être sous-estimé.

Néanmoins, une nouvelle étape de substitution des importations va être associée au développement de solutions technologiques nationales pour un large éventail d’industries, y compris à haute intensité technologique.

Des résultats mitigés

Quels sont donc les résultats obtenus ? Dans le complexe agro-industriel, la Russie est devenue indépendante des importations et ses produits sont devenus compétitifs sur les marchés mondiaux. Il en va également ainsi du travail du bois. Alors que dans les années 1990, ce qui était exporté étaient les grumes, désormais ce sont le contreplaqué, les panneaux de particules, voire des ensembles complexes qui constituent la majorité des exportations.

La substitution des importations est plus difficile cependant dans les industries automobiles, à cause des niveaux de production nécessaires (plusieurs dizaines de milliers pars mois), mécanique, aéronautique et pharmaceutique. Si la part des importations dans l’industrie dans son ensemble est de 21%, ce qui est beaucoup moins que dans les pays européens, où elle atteint 60 à 70%, dans les industries de la construction mécanique, la part des importations reste presque 2 fois plus élevée que la moyenne de l’industrie, avec 39% de part d’importations. Mais on note toutefois des progrès. Il y a 20 ans, la part des importations dans l’ingénierie était de 49 %. On constate aussi que 20% des entreprises russes ont profité du départ des entreprises étrangères du marché russe pour occuper les créneaux libérés et attirer les spécialistes qui y travaillaient.

Parmi les exemples réussis de substitution des importations on peut noter la production de tubes de grand diamètre, y compris sous-marins, pour les principaux oléoducs et gazoducs. Ainsi, les gazoducs Sibérie orientale-océan Pacifique, Nord Stream 1 et Nord Stream 2, Power of Siberia, Turkish Stream ont été construits à partir de tuyaux russes. On peut aussi noter la construction d’une aile composite pour le dernier avion de ligne Irkut MS-21 (issu de l’ancien bureau d’études Yakovlev). Le besoin de capacités de constructions nationales est apparu quand les partenaires habituels ont refusé des contrats en 2018 en raison de sanctions. Mais, dès 2015, des travaux avaient commencé en Russie sur la création d’une aile en matériaux composites. Ceci a permis à un avion doté d’une aile entièrement en matériaux composites russes de prendre son envol pour la première fois le 25 décembre 2021. Enfin, on doit noter que l’usine KamAZ a lancé à l’été 2022 la production de camions modernes de cinquième génération. Une partie importante des composants importés a été relocalisée en Russie et des fournisseurs de pays amis ont été trouvés pour le reste. Les entreprises russes ont commencé à fabriquer des systèmes d’injection électroniques et des climatiseurs, qui étaient auparavant importés.

Il est aujourd’hui clair que la substitution aux importations, sans se révéler une panacée contre les sanctions, a certainement contribué à en amoindrir les effets. Elle contribue aussi, et ce point n’est pas moins important, à créer de l’emploi, que ce soit de l’emploi à faible qualification ou de l’emploi fortement qualifié. Cela permet de comprendre pourquoi l’industrie russe travaille aujourd’hui à un si haut niveau d’utilisation de ses capacités.

Une stratégie plus qu’une simple mesure

On le constate aisément, la stratégie de substitution aux importations est une stratégie de longue haleine. Si elle aboutit à réduire certaines importations, elle peut aussi conduire à en accroître d’autres. Elle implique une bonne connaissance des chaînes techniques existantes, du produit et de ses sous-ensembles, de la capacité d’un produit à tolérer des changements de ses sous-ensembles. Elle nécessite, aussi, une capacité d’innovation, de création de nouvelles entreprises, voire d’adaptation car, dans certains cas, le sous-ensemble ne pourra pas être simplement remplacé et impliquera un re-dessin partiel du produit.  Elle nécessite aussi, dans nombre de cas, une formation spécifique de la main d’œuvre et un effort d’investissement dans le « capital humain » au moins égal à celui consenti dans le capital matériel. Enfin, elle implique des mesures financières (subventions, crédits bonifiés) créant un environnement favorable mais aussi de mesures institutionnelles. Bien souvent, le passage d’importations massives à une production nationale impliquera que l’entreprise responsable du produit final s’associe, voire s’adosse, à de grandes entreprises nationales. Cette stratégie implique donc de modifier assez largement le tissu industriel du pays qui l’adopte.

C’est donc une stratégie complexe, qui nécessite du temps et des investissements, et surtout une continuité dans sa mise en œuvre. Si la substitution aux importations a pu fonctionner en Russie, c’est bien parce que certaines démarches avaient été initiées depuis 2014, voire avant. Elle ne peut donc ni être une réponse instantanée à un problème donné, ni être une simple mesure d’ajustement économique. Elle implique une réflexion de fond sur le modèle économique et industriel que l’on souhaite adopter.

La question que l’on doit se poser aujourd’hui est donc de savoir si le gouvernement russe sera capable de cette persistance et de cette vision à long terme une fois que l’urgence actuelle sera dépassée. C’est cette question qui sera en définitive décisive pour le modèle économique et industriel de la Russie de demain.

Notes

(1) Chiffre communiqué au Webinaire de l’European Business Association (Moscou) du 17 février 2023.

(2) Voir le n°17 du Bulletin régional de la Banque Centrale de Russie, mis en ligne le 1er février 2023

(3) Voir Adamovich A., « La Russie passe à un nouveau format de substitution des importations », in Komsomol’skaja Pravda, 10 juin 2021

(4) Fedyunina A., “Как Россия выстояла под «адскими» санкциями: секрет успеха отечественного импортозамещения” in Komsomol’skaja Pravda, 15 février 2023,  

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