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Christian Rioux

Dès trois heures du matin, les chauffeurs des bus Keolis de Haute-Normandie étaient à pied d’oeuvre. Non pas pour aller chercher des passagers, mais pour établir des blocages sur les ronds-points. À plusieurs endroits, ils ont mis le feu à des pneus en interpellant les automobilistes. « À midi, on fera griller des merguez », disait l’un d’eux. Dans une France à l’arrêt, de telles scènes se sont reproduites un peu partout mardi.

En cette sixième journée de protestation contre la réforme des retraites, la mobilisation était au rendez-vous. Plus de 1,28 million de manifestants (3,5 millions selon les organisateurs) ont défilé dans plus de 300 villes afin de protester contre le report de l’âge de départ à la retraite de 62 à 64 ans. Un chiffre légèrement en hausse comparativement à la grande mobilisation du 31 janvier dernier (1,27 million). Même s’ils ont largement paralysé les transports et les services publics, le nombre de grévistes était néanmoins en baisse à la SNCF et dans les écoles.

« On a réussi notre pari, qui était de montrer la détermination du monde du travail », a affirmé Laurent Berger, secrétaire général du premier syndicat de France, la CFDT. Saluant une « mobilisation historique », il a réitéré que le gouvernement « ne peut pas rester sourd » à cet appel.

« On n’est pas à l’abri d’un éclair de lucidité d’Emmanuel Macron », a ironisé le président du syndicat de cadres CFE-CGC, François Hommeril. Selon lui, « si on appuie là où ça fait mal, on a peut-être une meilleure chance qu’il accepte enfin de revenir à la raison et de retirer son projet ».

Photo: Jean-Francois Monier Agence France-Presse Une pancarte dans une manifestation au Mans

Un ultime bras de fer ?

À un peu plus d’une semaine de l’adoption définitive de la réforme par les élus, cette nouvelle épreuve de force se voulait le début d’un bras de fer qui pourrait durer toute la semaine. Les syndicats les plus combatifs, comme ceux de la SNCF et de la RATP, ont appelé à reconduire la grève. La CGT-Chimie a aussi annoncé un blocage des livraisons de carburants dans toutes les raffineries. Cet automne, de telles actions commando avaient entraîné des pénuries dans de nombreuses stations-service.

Les principaux dirigeants ont beau s’en tenir à un discours modéré, il y a deux jours, les secrétaires de cinq fédérations CGT ont appelé à « mettre à genoux l’économie française ».

Est-ce ce qui se produira dans les jours qui viennent ? Les chefs syndicaux sont d’autant plus motivés qu’ils expriment une opinion largement majoritaire. Selon tous les sondages, cette réforme est en effet rejetée par plus de 65 % des Français. Ils seraient même 59 % à soutenir l’action des syndicats afin de mettre « la France à l’arrêt ». Paradoxalement, une majorité de Français est aussi convaincue que le gouvernement ne reculera pas.

Comme dans les mobilisations précédentes, c’est en région que les manifestants ont été les plus nombreux. Dans les villes de Marseille, Bordeaux, Nantes et Le Havre, les cortèges ont battu des records. Même une petite ville de 7000 habitants comme Guingamp, dans les Côtes-d’Armor, a vu défiler plusieurs milliers de personnes. Dans ces petites localités, les agriculteurs (qui ne prennent souvent leur retraite qu’à 67 ans) étaient souvent au premier rang.

Photo: Nicolas Tucat Agence France-PresseCette pancarte, à Marseille, fait référence à l’ancien nom du parti d’Emmanuel Macron, La République en marche.

« Si tu mets 64, nous, on te refait 68 », entendait-on dans le cortège parisien en allusion à Mai 68. Les slogans exprimaient aussi bien le rejet de la réforme des retraites que l’exaspération à l’égard de la vie chère et de l’actuel gouvernement. Avec 81 000 manifestants à Paris (700 000 selon les organisateurs), la mobilisation parisienne était, elle aussi, légèrement en hausse.

Comme à l’habitude, en tête de cortège, des « black blocs » s’en sont pris à des vitrines, aux policiers et même à la voiture d’un membre de SOS Médecins.

Le projet examiné au Sénat

Pendant ce temps, au palais du Luxembourg, les sénateurs se préparaient à examiner et à adopter le controversé article 7 du projet de loi, qui doit reporter de 62 à 64 ans l’âge de départ à la retraite. L’examen des autres articles se prolongera toute la semaine, après que l’Assemblée nationale eut été l’objet d’une véritable obstruction de la part du parti de gauche radicale La France insoumise (LFI), qui a présenté près de 20 000 amendements.

Malgré tout, la loi pourrait être adoptée dès le 16 mars. Cela devrait se faire soit par un vote majoritaire, si suffisamment de députés du parti Les Républicains (LR) votent avec la majorité, soit par une procédure d’exception appelée 49-3 qui permet au gouvernement de faire passer le texte sans vote en engageant sa responsabilité lors d’une éventuelle motion de censure.

« Pas une voix ne doit manquer au groupe Renaissance », le parti d’Emmanuel Macron, a affirmé sa présidente à l’Assemblée, Aurore Bergé, qui pointait du doigt la désaffection de certains élus, comme l’ancienne ministre Barbara Pompili. Les dissidents seront même exclus du parti.

Chez LR, plusieurs députés regroupés autour d’Aurélien Pradié pourraient aussi voter contre ou s’abstenir. De son côté, le ministre Olivier Dussopt a rappelé que le régime de retraite actuel encourrait un déficit de 13,5 milliards d’euros par an en 2030. Un chiffre contesté par des démographes comme Hervé Le Bras.

Photo: Lionel Bonaventure Agence France-PresseDes manifestants mardi sur un pont de Toulouse

« C’est un jour de vérité. Nous sommes dans une mobilisation sociale comme on n’en a pas vu depuis 30 ou 40 ans », a estimé le leader de LFI, Jean-Luc Mélenchon, dont la stratégie de blocage parlementaire a été désavouée par la CGT. Selon lui, le gouvernement n’a d’autre porte de sortie que le référendum, le retrait de la réforme ou la dissolution. Le Rassemblement national, on ne peut plus discret à l’occasion de ces manifestations, avait d’ailleurs été le premier à proposer la tenue d’un référendum.

À moins d’un mouvement de grève de l’ampleur de celui de 1995, qui avait mené à une dissolution, on voit mal à Paris comment le gouvernement d’Emmanuel Macron pourrait reculer. « Le gouvernement ne pourrait pas survivre à un échec de cette réforme », a estimé l’analyste Christophe Barbier sur les ondes de BFMTV. « Si ce texte n’est pas voté, le quinquennat d’Emmanuel Macron se termine. […] Même si ce projet est mal bâti, mal construit et mal expliqué. »

Le mouvement de blocage se radicalisera-t-il cette semaine ? C’est ce que craignent nombre d’observateurs. En attendant, les manifestants se sont à nouveau donné rendez-vous samedi.

Le Devoir