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Photo : Ministère des Affaires étrangères

Le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a présenté quelques points essentiels lors d’une interview accordée à l’émission « The Great Game » de la chaîne de télévision Channel One. Moscou, 10 mars 2023 :

  • En ce qui concerne les conséquences et les éventuels aspects mondiaux de la crise ukrainienne, le mot « démolition » est tout à fait approprié. Dans mes remarques, j’ai mentionné à plusieurs reprises l’émergence d’un ordre mondial multipolaire. Cette transition ne s’achèvera pas rapidement, elle prendra plutôt toute une ère historique. J’en suis convaincu.
  • Les positions mondiales de l’Occident se sont considérablement affaiblies, mais son influence dans les domaines économique, technologique et militaire reste forte. Ils tentent de compenser leurs positions relativement affaiblies en amplifiant leurs efforts agressifs, en particulier dans les domaines militaire et politique, et en supprimant leurs concurrents par des méthodes illégitimes.
  • Je fais référence aux « règles » que l’Occident veut utiliser comme base d’un ordre mondial où il domine. En Géorgie, les manifestants peuvent faire tout ce qu’ils veulent, alors qu’en Moldavie, rien n’est permis. Les empoisonnements dans les écoles iraniennes ont fait l’objet d’une enquête internationale, tandis que les explosions du Nord Stream sont considérées comme des absurdités et ignorées. L’accostage de navires de guerre iraniens dans un port brésilien est considéré comme une mauvaise chose – mais les pays souverains ont le droit de choisir leurs partenaires. Pourquoi ne pas appliquer ce principe aux relations entre l’Inde, la Russie et d’autres pays ?
  • C’est pourquoi nous posons une question à nos collègues américains, européens et britanniques : pouvons-nous voir ces règles de « l’ordre mondial fondé sur des règles » qu’ils mentionnent partout ? Avec de tels ordres et de telles règles, « on ne peut pas continuer comme ça », disait-on dans les derniers jours de l’existence de l’Union soviétique.
  • Il ne peut y avoir de retour à l’ancien ordre. L’Occident affirme également qu’il n’est pas question de « faire comme si de rien n’était ». Il n’est pas nécessaire de nous en persuader. Nous avons tiré toutes les conclusions il y a déjà un certain temps. Le monde n’a rien appris de la période historique qui s’est déroulée entre les deux guerres mondiales au 20e siècle.
  • Nous, nos dirigeants, n’avons jamais, directement ou indirectement, remis en cause au niveau officiel l’alliance qui a permis de vaincre Adolf Hitler. Certes, il y a eu de nombreuses études ; des scientifiques, des hommes politiques, des personnalités de l’opposition ont écrit que le plan [américain] de prêts-bails ne nous avait pas été d’un grand secours et que [les Alliés] avaient ouvert le deuxième front lorsqu’il était devenu évident que l’Union soviétique l’emporterait à elle seule. Il a été rappelé que la France et l’Angleterre négociaient un accord de non-agression avec Hitler avant même le pacte Molotov-Ribbentrop, qu’elles cherchaient à l’amener à frapper à l’Est, et bien d’autres choses encore. Les historiens étudient cette question.
  • Nous n’avons jamais, dans aucun discours de nos dirigeants (y compris les discours du président russe sur la Place Rouge à l’occasion de la Victoire), laissé planer l’ombre d’un doute sur l’alliance qui nous avait ralliés dans la lutte contre Hitler. Mais nos collègues occidentaux ont commencé à le faire au niveau officiel bien avant les événements d’Ukraine, en rejetant la responsabilité à parts égales sur l’Union soviétique et sur Hitler. Le pacte Molotov-Ribbentrop aurait « déclenché » la Seconde Guerre mondiale. Ils ne mentionnent même pas le fait que Paris et Londres ont signé le même pacte avec Hitler un an plus tôt. La trahison de Munich et le rôle de la Pologne dans cette trahison sont des sujets tabous. Les manuels d’histoire ont longtemps interprété l’ouverture du deuxième front comme un tournant dans la Seconde Guerre mondiale.
  • Pour marquer le 75e anniversaire de la Victoire, célébré en 2020, les États-Unis ont émis une pièce commémorative (vous l’avez peut-être déjà vue) consacrée à la victoire sur le nazisme. Trois drapeaux – américain, britannique et français – y sont gravés. Il n’y avait ni le drapeau soviétique, ni le drapeau russe. Il n’y a pas non plus d’inscription indiquant que quelqu’un d’autre que ces trois pays a combattu Hitler.
  • En repensant à tout cela, on se rend compte qu’il ne s’agit pas d’épisodes isolés. La démolition de monuments, les processions en l’honneur des vétérans de la Waffen-SS dans les États baltes, les unités ouvertement néo-nazies et nazies portant des insignes nazis en Ukraine… Tous nos appels à l’opinion publique pour qu’elle regarde, condamne et empêche la renaissance du nazisme ont été totalement ignorés.
  • Notre conclusion est que nous devrions inévitablement envisager la version selon laquelle l’Europe a de nouveau besoin du nazisme, soit pour le diriger contre nous, soit pour contenir la Russie et l’empêcher de devenir une force à part entière.
  • Je ne sais pas à quoi ressemblera le nouvel ordre mondial. Nous avons sincèrement signé les documents qui énonçaient les principes auxquels nous étions attachés jusqu’à présent. Mais l’Occident les a foulés aux pieds. Je veux parler de l’indivisibilité de la sécurité, de l’inacceptabilité des tentatives de renforcer sa sécurité en empiétant sur celle des autres, et de l’inadmissibilité de la situation dans laquelle un pays ou une organisation prétend à la domination internationale. Tout cela était spécifié dans les documents de l’OSCE signés en 1999. Plus tard, on a craché dessus, on les a piétinés et on les a qualifiés d' »engagements politiques ». D’accord, mais ils ont été signés par des présidents, des chanceliers et des premiers ministres.
  • L’indivisibilité de la sécurité est synonyme d’équilibre des intérêts : vous parvenez à un accord sur un modus vivendi, sans obliger qui que ce soit à vous rendre compte chaque mois de ses relations commerciales ou à vous prouver qu’il n’a enfreint aucune interdiction dans le cadre du système commercial mondial unifié.
  • En parlant d’un nouvel ordre mondial et d’une nouvelle architecture, j’entends les voix qui s’élèvent chez nous : « Que diable faisons-nous à l’OMC ? » Nous avons passé 17 ans à négocier et nous avons réussi à « extorquer », à force de sueur et de sang, une certaine protection pour nos industries et notre secteur des services encore sous-développés. Aujourd’hui, on nous dit que les règles de l’OMC nous donnent le droit de commercer, de vendre et d’acheter, mais qu’il y a une clause selon laquelle si un pays considère une certaine situation comme une menace pour la sécurité, il peut faire ce qu’il veut. Il est donc inutile d’aller devant les tribunaux.
  • Avec nos collègues du gouvernement et des agences économiques et financières, nous évaluons une situation similaire en ce qui concerne les institutions de Bretton Woods, également une « création » américaine. Après la disparition de l’Union soviétique, lorsque nous avons repensé notre position dans le monde et planifié notre avenir, l’une de nos tâches consistait à nous intégrer dans le tissu de la société civilisée. Aujourd’hui, cette société, en la personne du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale, a gelé nos contributions et nos participations. Nos tentatives pour déterminer les mesures à prendre à leur égard n’ont pas été très fructueuses. Peut-être serions-nous prêts à utiliser ces fonds pour une noble cause, d’autant plus que la Banque mondiale dispose de nombreux programmes d’aide destinés aux pays en développement. Mais dans leur état actuel de « gel », ces fonds russes de la BM ne peuvent même pas être utilisés à ces fins. Voilà pour ce qui est de la justice et de l’équité.
  • Remarquez les commentaires des dirigeants chinois un an après le début de l’opération militaire spéciale. La Chine est pour la paix. Nous apprécions ses appels à respecter la Charte des Nations unies. Nous restons sur la même position. Nous interprétons la Charte dans son intégralité plutôt que de manière sélective, y compris la disposition selon laquelle il est inadmissible de violer le droit des peuples à l’autodétermination.
  • Ces dernières années, la Chine en est venue à souligner le principe de l’indivisibilité de la sécurité en l’appliquant au paysage mondial et pas seulement à l’Europe, comme elle l’avait proclamé en 1999. Je pense qu’en termes philosophiques, cela correspond tout à fait à notre approche. Avec nos amis chinois, nous allons promouvoir notre coordination sur la scène internationale, en partant du principe que l’indivisibilité de la sécurité doit être inscrite dans des documents juridiquement contraignants. En principe, ce document existe. Je veux parler de la Charte des Nations unies, qui a formalisé l’égalité souveraine des États. Mais sa mise en œuvre pratique est insuffisante.
  • À cet égard, nous devrions nous efforcer d’inciter tous les pays à revenir aux sources incorporées dans les objectifs et les principes de la Charte des Nations unies et faire en sorte que les Nations unies elles-mêmes, en la personne de leur secrétariat, de leurs organes spéciaux, de leurs fondations et de leurs programmes, reflètent les réalités du monde multipolaire au lieu d’être soumises à l’influence excessive, dans leurs démarches et leurs travaux, du « milliard d’or », ou de la minorité mondiale.

The International Affairs