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Enhardis par les politiques étrangères indépendantes des alliés occidentaux que sont Israël et la Turquie, de plus en plus de pays de la région pèsent le pour et le contre de leurs propres intérêts, note Gilles Kepel, auteur de plus de 20 ouvrages sur le Moyen-Orient, l’Afrique du Nord, l’islam en France et en Europe, conseiller de hauts responsables politiques et d’entreprises européens et arabes.

Un an après la guerre en Ukraine, une série de tempêtes a ébranlé les fondations du système d’alliances du Moyen-Orient, écrit-il. Un certain nombre de pays dits du Sud – dont beaucoup sont arabes – qui étaient considérés comme pro-occidentaux, ont maintenant refusé de condamner l’invasion russe aux Nations unies.

Lorsque les États-Unis lui ont demandé d’augmenter sa production de pétrole pour affaiblir la Russie, dont les exportations d’hydrocarbures étaient boycottées par l’Europe occidentale, l’Arabie saoudite a refusé de jouer le jeu et a maintenu les prix à un niveau élevé…

(En ce qui concerne Israël), les récents accords d’Abraham ne semblent pas, à tout le moins, aussi bons qu’ils l’étaient. Signés en 2020 entre Israël, d’une part, et les Émirats arabes unis, Bahreïn, le Maroc et le Soudan, d’autre part, ces accords laissaient entrevoir un nouveau dynamisme régional. Comparée aux tentatives de l’administration de George W. Bush, la politique de l’administration Trump ressemblait à un grand pas en avant – c’est du moins ce qui était perçu à l’époque. Les accords pro-occidentaux d’Abraham semblaient plutôt cohérents, établissant un équilibre contre l’ancien « axe du mal », avec Téhéran comme « archi-méchant », Moscou comme « parrain » et la Syrie comme « terrain de jeu ».

Néanmoins, dans cette même Syrie, deux piliers de l’alliance occidentale – Israël et la Turquie, membre de l’OTAN – jouaient en fait leur propre jeu par le biais d’une relation contractuelle avec la Russie.

En fait, Israël – en particulier sous l’ancien et l’actuel gouvernement Netanyahou – a gardé un faible pour Moscou. Bibi n’a jamais manqué les célébrations du 9 mai sur la Place Rouge pour la victoire sur le nazisme, alors que tous les autres pays occidentaux les ont boycottées après l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014, que l’État juif n’a jamais condamnée.

L’influence russe sur le Moyen-Orient, qui remonte à l’époque soviétique, prospère grâce à une nouvelle forme d' »anti-impérialisme » qui soutient désormais tous les dirigeants illibéraux, quelle que soit leur couleur idéologique, tant qu’ils sont « anti-occidentaux ». Le président turc Recep Tayyip Erdogan – un islamo-nationaliste autoritaire – en est un bon exemple.

Erdogan, bien que dirigeant de l’OTAN, a signé l’accord dit d’Astana de 2017 avec la Russie et l’Iran, qui a ouvert la voie au déplacement des rebelles syriens vers des « zones de déconfliction » – en premier lieu Idlib, qui est devenu un foyer djihadiste.

Le président turc a également acheté en 2019 des systèmes de missiles sol-air S-400 à Moscou, une violation des règles de l’OTAN qui a privé la Turquie d’avions de combat F-35.

Ankara a également empêché la Suède et la Finlande de rejoindre l’OTAN dans une alliance plus large contre Moscou – officiellement en raison des « terroristes PKK » kurdes dans les deux pays, que la Turquie veut expulser.

Enfin, alors que des tremblements de terre catastrophiques secouent la présidence turque à la veille des prochaines élections générales, Erdogan est plus que jamais dépendant des livraisons de pétrole à prix réduit de la Russie, la lire ayant atteint un niveau plancher sans précédent.

D’autres anciens partenaires régionaux suivent désormais l’exemple d’Israël et de la Turquie, ostensiblement alliés de l’Occident.

L’Arabie saoudite, ancien État wahhabite qui détestait l’Union soviétique parce qu’elle était athée, a fait la paix avec la Russie de Poutine, cette dernière étant redevenue chrétienne orthodoxe et les deux pays ayant un intérêt commun à maintenir les prix des hydrocarbures à un niveau aussi élevé que possible. La Russie a donc rejoint l’OPEP, qui s’est transformée en « OPEP+ ».

Même Abou Dhabi, qui fait figure de bon élève des accords d’Abraham, entretient des contacts étroits avec Moscou. Le président des Émirats arabes unis, Mohammed bin Zayed, a rendu visite à Poutine en octobre 2022, et le pays a offert un soutien financier massif au régime de Damas après le tremblement de terre dévastateur qui a frappé la Syrie.

L’OPEP+ prend progressivement le pas sur l’OTAN au Moyen-Orient, dans le contexte actuel de guerre en Ukraine.

Les Américains ont tendance à considérer que la guerre est uniquement une affaire européenne, mais ils oublient souvent qu’une grande partie des combats se déroule sur les rives nord ou dans l’arrière-pays de la mer Noire, qui est reliée à la voie navigable de la Méditerranée et constitue une porte d’entrée (via la Turquie) pour une grande partie du pétrole du Moyen-Orient.

L’Ukraine change la donne pour le Moyen-Orient, et les principaux développements sont encore à venir, souligne Gilles Kepel.

The International Affairs