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Le spécialiste des sondages et sociologue Hugo Touzet observe que les formes de grève organisée et de manifestations spontanées se mélangent de plus en plus. Et Macron jette de l’huile sur le feu, selon lui.

Erika Burri

Les Français sont à nouveau descendus en nombre dans la rue jeudi, comme ici à Nantes.Stéphane Mahe / Reuters

Monsieur Touzet, on continue de manifester en France contre la réforme des retraites, bien qu’elle ait été votée il y a une semaine. La cause n’est-elle pas entendue ?

Non, au contraire. Depuis que le gouvernement a utilisé l’article 49.3 de la Constitution pour faire passer la réforme des retraites sans vote au Parlement, le mouvement de protestation a pris un tournant : Jusqu’à présent, la protestation était organisée et coordonnée par les syndicats. Des millions de personnes ont répondu à l’appel. Ce jeudi encore, pour la neuvième journée d’action. Mais depuis le 16 mars, des actions de protestation spontanées, en partie pacifiques, en partie moins, ont lieu chaque nuit à Paris et dans de nombreuses autres villes.

Les images des rues de Paris en feu ont fait le tour du monde.

Ce ne sont pas de belles images. Mais ce qui m’inquiète davantage, c’est la manière dont la police réagit face aux manifestants. Des centaines de personnes ont été arrêtées ces derniers jours, la police a utilisé des matraques et des gaz lacrymogènes. Des vidéos circulent sur la manière dont la police frappe les manifestants, apparemment sans raison. Je crains que cela ne radicalise encore plus les protestations. Et le gouvernement jette encore plus d’huile sur le feu.

De quelle manière ?

Mercredi, le président Emmanuel Macron s’est enfin adressé au peuple. Pendant deux mois, il n’avait rien dit et avait donné aux manifestants le sentiment qu’il avait en fait autre chose à faire que de s’occuper de la réforme des retraites : Il était en visite d’Etat à l’étranger et a reçu une série de politiciens à l’Elysée. Cela avait déjà mis les gens en colère. Mais ce qu’il a dit hier ne fait qu’attiser le conflit. Il a certes dit qu’il reconnaissait le droit de protester. Mais Macron n’a en aucun cas répondu à la demande de la rue. Il a également fait des comparaisons qui n’aident pas à apaiser la situation.

De quelles comparaisons parlez-vous ?

Il compare le mouvement de protestation en France à ce qui s’est passé le 6 janvier il y a deux ans à Washington et il y a quelques semaines à Brasilia. Donc des mouvements de quasi-coup d’Etat d’extrême droite. C’est totalement déplacé au vu du large soutien dont bénéficient les protestations dans la société française. On aurait pu penser que seuls ceux qui sont les plus touchés, comme les personnes mal payées et peu diplômées, s’opposent à la réforme des retraites. Mais ce n’est pas le cas. Dans les derniers sondages, nous voyons que les protestations sont soutenues par toutes les couches sociales : Même une grande partie des personnes bien formées, qui gagnent suffisamment pour vivre confortablement, se prononcent contre la réforme.

Selon Macron, il n’y a tout simplement pas d’alternative à la réforme pour la France. Le pays est trop endetté, la population vieillit trop vite. Pourquoi les arguments ne passent-ils pas ?

Ce que le gouvernement n’a pas compris : Pour beaucoup, il ne s’agit pas de savoir s’ils doivent travailler deux ans de plus ou non. Il s’agit de quelque chose de plus fondamental.

C’est-à-dire ?

Les gens descendent dans la rue parce qu’ils ont le sentiment que les conditions de travail sont mauvaises et qu’elles se sont même plutôt détériorées ces dernières années. Ils protestent parce qu’ils ne gagnent pas bien leur vie et que l’inflation grignote leur pouvoir d’achat. Les salaires en France sont effectivement bas en comparaison européenne. Les employés de l’Etat, comme le personnel soignant, les enseignants et les employés de la collecte des ordures ménagères, se révoltent. Pendant la pandémie, on leur avait promis qu’ils seraient soulagés et mieux payés. Après tout, leur travail était indispensable. Et maintenant, on leur dit : Allez travailler deux ans de plus. Beaucoup d’autres se tournent vers le mouvement de protestation parce qu’ils déplorent les inégalités dans la société. Ils ne sont pas d’accord avec le fait que la réforme des retraites ait été décidée non seulement par-dessus leur tête, mais aussi en ignorant les parlementaires.

Cela aurait-il fait une différence si la réforme des retraites avait été votée à l’Assemblée nationale ?

Je pense que oui. Plusieurs syndicats modérés ont dit qu’ils accepteraient la réforme si elle trouvait une majorité dans les deux chambres. Mais en l’état, la réforme des retraites est certes légale, mais pour beaucoup, elle n’est pas légitime.

Comment la situation peut-elle se calmer ?

C’est la question que nous nous posons tous. Cela se résume à une épreuve de force. Soit Macron gagne son pari. Il compte sur un retour automatique au calme au bout d’un certain temps. C’est ce qui s’est passé lors de la réforme des retraites en 2010, lorsque Nicolas Sarkozy a essuyé les protestations. Ou alors, les protestataires peuvent développer une telle force que le président doit faire des concessions. C’est ce qui s’est passé en 2006, lorsque Jacques Chirac a fait voter par le Parlement un nouveau contrat de travail à faible protection sociale. Mais les protestations massives, notamment des jeunes, l’ont ensuite contraint à ne pas promulguer la loi.

Quel est votre pronostic pour les semaines à venir ? Comment les choses vont-elles évoluer en France ?

Je ne veux pas m’engager sur ce point. Je constate simplement qu’il s’agit d’un mouvement de protestation comme nous n’en avons encore jamais vu, avec un énorme soutien de la population.

En quoi ces protestations sont-elles différentes des précédentes ?

Elles réunissent toutes les formes de protestation de ces dernières années : les grèves et manifestations organisées par les syndicats, les protestations spontanées et militantes des gilets jaunes de 2018/2019 et le mouvement « Nuit debout », qui a occupé la place de la République à Paris pendant des semaines en 2016. Tout cela est un mélange explosif. Je ne veux pas peindre le diable sur la muraille, mais une fois que la spirale de la violence a commencé à tourner – et c’est déjà le cas -, il n’est pas facile de l’arrêter.

Hugo Touzet est sociologue et chercheur au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) à Paris. A 30 ans, il est spécialisé dans les domaines du travail, de la politique et des sondages d’opinion. En tant que membre du Collectif Quantité critique, il réalise lui-même des sondages sur les mouvements de protestation.

NZZ