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Charles DRIANT

La première puissance économique de l’Union européenne voit ses ambitions remises en cause par la guerre en Ukraine, qui laisse présager une intensification de sa vassalisation aux États-Unis.

Ukraine : un revers pour le projet géopolitique allemand

La Mitteleuropa est une notion géographique un peu floue et mouvante. Elle ne recoupe pas exactement l’Europe centrale. En fait il s’agit plus ou moins de la sphère d’influence germanique au fil de l’histoire : le corps du Saint Empire, l’Empire d’Autriche-Hongrie, l’Empire allemand. Cette zone inclut donc l’Allemagne, l’Autriche, la Pologne, une partie de la Roumanie, la Tchéquie, la Roumanie, la Hongrie, la Croatie, la Slovénie (on ajoute généralement aussi les pays baltes).

Cette région est, au cours du XIXe siècle, l’épicentre des affrontements impériaux pour la domination du monde germanique entre l’Autriche et la Prusse, puis la domination de tout l’est de l’Europe avec la Russie. C’est là-bas que se déclencha la Première Guerre mondiale, et c’est une région qu’Hitler a cherché, 20 ans plus tard, à rattacher à son Reich. Tenir la Mitteleuropa, c’est s’assurer une position première en Europe.

Pendant que l’euro détruit l’économie des principaux concurrents de Berlin à l’Ouest, une politique tout autre et bien plus agressive a cours à l’est. L’Allemagne pousse à la fragmentation de la Yougoslavie quand Kohl demande au Bundestag de reconnaître unilatéralement l’indépendance de la Croatie. Sa décision est alors vivement critiquée par les autres pays européens, notamment la France et le Royaume-Uni — qui tenteront le vote d’une résolution à l’ONU pour empêcher toute reconnaissance unilatérale susceptible d’aggraver le conflit et d’éloigner la résolution pacifique du conflit. Personne ne sera ensuite étonné de voir l’Allemagne être le principal soutien de l’intégration de la Croatie et la Slovénie à l’Union européenne et l’OTAN. Les Allemands poussent aussi à l’intégration progressive des anciens pays sous domination soviétique dans l’Union européenne. Pourquoi donc cette volonté d’élargissement ?

D’abord, grâce au droit communautaire, l’Allemagne va pouvoir importer une main-d’œuvre docile et bon marché pour son industrie nationale. C’est ainsi qu’on vit affluer, au fil des intégrations, des Tchèques, des Hongrois, des Polonais, des Slovènes, des Roumains dans les industries automobiles allemandes. Toujours plus précaires, toujours moins payés, pour rendre l’industrie toujours plus compétitive à l’exportation — exportations allemandes déjà favorisées par la valorisation de l’euro). Bizarrement, l’intégration de ces pays d’Europe de l’Est correspond à peu près à la temporalité des réformes Hartz : quatre réformes entre janvier 2003 et janvier 2005. Pologne, Tchéquie, Slovénie, Hongrie rentrent dans l’UE en 2004. Probablement un hasard. Peter Hartz, notre héros, dut malheureusement démissionner, accusé de corruption et détournements de fonds.

Et puis si les travailleurs ne viennent pas à l’Allemagne, alors l’Allemagne viendra à eux ! Produire avec des Polonais en Allemagne c’est bien, mais ils sont encore un peu trop protégés aux goûts du patronat allemand. Alors, les grands industriels d’outre-Rhin vont massivement délocaliser dans ces nouveaux Eldorados. Le tout avec l’aval des pouvoirs locaux qui leur offrent des conditions fiscales particulièrement avantageuses. Tant pis pour les salariés allemands qui ont perdu leur travail chez eux… Les investisseurs allemands vont se jeter sur les entreprises publiques d’ex-pays soviétiques : la chute du mur dans les années 90 et les politiques de libéralisation à marche forcée mettent sur le marché de grands groupes, achetables pour une bouchée de pain. Reste, par exemple, dans les mémoires, la vente de Skoda, constructeur tchèque nationalisé lors de la domination soviétique, vendu à un prix particulièrement intéressant à Volkswagen.

Le cas hongrois est édifiant, car c’est un homme en particulier qui a mis en place ce pillage en règle : Viktor Orban. Le sulfureux Premier ministre hongrois, avant sa série actuelle de mandats, avait déjà été à la tête du gouvernement entre 1998 et 2002. Or, c’est lors de ce mandat qu’a été négociée l’adhésion à l’Union européenne — qu’il a soutenue, mollement certes, mais soutenue quand même — et que se construit la future mainmise germanique sur l’industrie de la deuxième couronne des Habsbourg. Les entreprises allemandes, non contentes de piller le pays, se sont aussi vu recevoir d’importantes subventions : en 2022, les entreprises allemandes en Hongrie ont reçu 122 millions d’euros de subventions et de crédits d’impôts. C’est presque deux fois plus que les entreprises locales et plus que le cumul pour toutes les entreprises de tous les autres pays étrangers en Hongrie. Le tout reposant sur d’obscurs accords — la tolérance à la corruption des entreprises allemandes étant largement reconnue par les chercheurs spécialisés dans le domaine. La Hongrie est le deuxième pays qui verse le plus de subventions à des entreprises privées au regard de son PIB en Europe juste derrière la Lettonie. On estime en 2019 que 10 % de la richesse hongroise est directement entre les mains de l’Allemagne et de ses entreprises, alors que le reste de la richesse du pays passe progressivement entre les mains de l’entourage d’Orban, faisant lentement glisser le régime vers la kleptocratie. Aujourd’hui, Viktor Orban tente de se racheter une conscience patriotique en se construisant une rente politique sur la lutte contre une immigration de remplacement qui n’a pas lieu en Hongrie, puisque si les migrants traversaient bien la Hongrie ce n’était pas pour s’y installer, mais pour aller dans des pays plus riches.

De l’eau dans le gazoduc (russe)

L’Allemagne s’est donc construit une domination économique en éliminant ses concurrents occidentaux et en vassalisant son ancien empire. De cette puissance économique, elle a pu naturellement tirer une prépondérance politique au niveau de l’Europe : l’Allemagne est le pays le plus riche du continent, le plus peuplé, et elle en récolte les fruits dans les institutions européennes qui servent principalement ses intérêts particuliers.

Mais ce n’est pas suffisant. Comment s’assurer une domination véritable sur le continent ? Comment construire une dépendance des autres pays telle qu’ils ne pourront s’en défaire ? L’énergie. C’est l’énergie abondante et bon marché qui assure le confort des populations, la production industrielle, l’acheminement de l’eau, le transport de nos denrées alimentaires, leur production, les soins dans les hôpitaux. Si vous tenez l’approvisionnement énergétique d’un pays, vous le tenez dans votre main. Ainsi l’Allemagne a trouvé le couronnement de son projet d’hégémonie continentale : devenir le hub énergétique de l’Europe.

Qu’est-ce qu’on entend par cette expression ? L’Allemagne centraliserait les différents flux et les distribuerait vers les destinataires finaux. Pour résumer, l’Allemagne concentre tous les tuyaux, puis tient le robinet qui déclenche l’envoi vers les autres pays. Comprenez que celui qui tient le robinet a tout pouvoir. Dans cette optique, les Allemands ont essayé de jouer subtilement, puisqu’il s’agit de se détacher de l’influence américaine sans pour autant renoncer à l’alliance atlantique. Il faudra jouer la carte de la Russie comme partenaire énergétique et contrepoids — c’est d’ailleurs la stratégie que tente aujourd’hui d’adopter la Turquie d’Erdogan. Il faut dire que c’est une longue histoire, on glose souvent sur la russophobie des Allemands, mais c’est inexact. Il y a, au sein des élites allemandes, une volonté qui date de Bismarck de jouer l’alliance avec la Russie contre l’Ouest — l’Angleterre et la France à l’époque. On ne s’étonnera pas des proximités qu’un Helmut Kohl ou un Gerhard Schröder ont pu avoir la Russie — ce dernier a d’ailleurs été victime de nombreuses critiques quant à sa relation privilégiée avec Vladimir Poutine et son poste de président du conseil d’administration de Gazprom.

Dans ce cadre, va naître en 1997, sous le mandat de chancelier de Kohl, le projet Nord Stream : deux gazoducs qui relient directement la Russie à l’Allemagne et pouvant acheminer 55 milliards de mètres cubes de gaz par an. La construction commence en 2005 et se termine en 2011. Dans la foulée est lancé Nord Stream II avec les mêmes capacités. Ce faisant, l’Allemagne se met en position de devenir un acteur incontournable du gaz en Europe : en recevant les approvisionnements en gaz directement, à des volumes très importants, elle peut distribuer un gaz très bon marché à tout le continent. Cette volonté d’hégémonie énergétique, pour se réaliser pleinement, doit passer par la destruction du parc électronucléaire français. C’est pour cela que l’Allemagne, mais aussi l’Autriche, le Danemark, les Pays-Bas, l’Estonie, le Luxembourg ou le Portugal vont s’allier au niveau des institutions européennes pour sortir le nucléaire de la liste des énergies renouvelables. Catégoriser le nucléaire comme énergie non renouvelable, c’est obliger la France à effectuer une transition vers le renouvelable, en passant par une énergie de transition à bas coûts : le gaz, dont encore une fois, l’Allemagne cherche à contrôler la distribution en Europe. Les politiques d’unification et de libéralisation du marché de l’énergie achevant le tout en interdisant les contrats longs de fourniture de gaz et en fixant les prix de l’énergie sur les prix de marché du gaz pour assurer la rentabilité allemande, achevant l’avantage comparatif énergétique français.

Et l’Ukraine dans tout ça ?

Le 26 septembre 2022, presque 6 mois après le début du conflit en Ukraine, les gazoducs deux Nord Stream sont sabotés. Il faut dire que le premier du nom n’acheminait plus de gaz depuis les sanctions, et que le second n’en a jamais distribué. La faute aux menaces américaines : le Sénat américain annonçait des mesures de rétorsion très lourdes pour tout acteur qui permettrait au projet d’aboutir. Recevoir une amende du Department of Justice américain voire se voir interdire le marché intérieur américain, c’est pratiquement du suicide. Les Américains ne sont pas nés de la dernière pluie. Ils savent parfaitement ce que tentait de faire l’Allemagne avec ce projet : s’extraire de la tutelle états-unienne et reprendre la place qu’elle estimait lui être due sur le vieux continent.

Nous ne reviendrons pas longuement sur les multiples causes de la guerre en Ukraine. Reste qu’il faut bien comprendre une chose : ce qui se joue en Ukraine n’est pas le combat entre une nation libre pour son indépendance face à un empire russe qui a retrouvé le goût de la conquête. C’est plutôt l’affrontement entre une Russie impérialiste qui cherche à reconstituer sa sphère d’influence historique et l’impérialisme américain qui cherche à enliser un concurrent dans un conflit pour l’affaiblir politiquement et militairement ; et surtout le couper définitivement des Européens sur lesquels les Américains veulent garder la suzeraineté. Ce projet impérial américain qui, lui, a une échelle mondiale, se heurte au projet continental allemand. La guerre en Ukraine, que les Américains ont tout fait pour faire advenir, a « l’avantage » de renforcer l’hégémonie américaine et de neutraliser les ambitions germaniques.

Car l’Allemagne n’était pas en reste dans le cas ukrainien. Depuis 2004 et la « révolution orange », et surtout depuis Euromaidan en 2014, les Allemands ont inscrit Kiev dans leur projet de domination européenne. Ils ont fait exactement ce qu’ils ont fait en Hongrie, en Croatie, en Pologne : ils rachètent le pays. Le vice-chancelier Robert Habeck annonçait 11 projets industriels allemands en Ukraine pour plus de 200 millions d’euros. Le fonds d’investissement Deutsche Investitions-und Entwicklungsgesellschaft (dépendant de l’énorme groupe bancaire KfW établi dans le cadre du plan Marshall) a lui annoncé qu’il investissait au total 1,47 milliard de $ dans le pays dévasté. « Le malheur des uns fait le bonheur des autres », un pays en ruine est un immense marché. Avant même l’éclatement de la guerre, nos voisins finançaient des projets énergétiques partout sur le territoire kiévien. Éoliennes, énergie hydraulique et surtout « hydrogène vert » sont de la partie. On peut notamment penser au plan H2 Global de presque un milliard d’euros qui visait à construire des infrastructures de production d’hydrogène vert dans les pays non membres de l’UE, dont l’Ukraine. L’Allemagne cherche à faire de l’Ukraine son producteur d’énergie et veut le raccorder à son réseau de distribution dans le cadre de son projet de hub énergétique européen.

Mais la guerre éclate le 24 février 2022. La Russie attaque l’Ukraine, tout le monde proteste, certains plus mollement. Le gouvernement allemand cherche, maladroitement, à voir s’ils sont vraiment obligés de prendre ces sanctions, de se couper ainsi des Russes. Si l’Allemagne doit se couper diplomatiquement et économiquement de la Russie alors le couronnement de sa vassalisation de l’Europe n’aura pas lieu. Pire, sur le court et moyen terme, l’Allemagne se retrouve à manquer de gaz menaçant son industrie.

Vers qui se tourner pour compenser les énormes importations de gaz russe ? Le Qatar ou la Norvège qui ne produisent pas assez ? Probablement pas. Les Américains et leur gaz de schiste hors de prix ? Surement, d’ailleurs, le pays de l’Oncle Sam est devenu le deuxième exportateur mondial de gaz l’année dernière. En plus de l’échec de son ambition construite patiemment sur 30 ans, l’Allemagne risque la ruine. Une part des sanctions seront habilement contournées et un hiver particulièrement clément aura permis d’éviter à l’Europe d’éviter la catastrophe. Reste que le projet allemand a pris du plomb dans l’aile : l’Allemagne est plus dépendante des États-Unis que jamais.

Les populations européennes craignent la guerre et approuvent plus largement l’OTAN, les Américains qui annonçaient la possibilité de la guerre depuis 2014 — facile d’être au courant quand on fait tout pour qu’elle arrive — ont récupéré un peu de capital confiance auprès des populations. La hausse du prix de l’énergie en Europe va diriger les industries et les financements vers l’Asie et l’Amérique. L’empire américain en Europe a malheureusement de belles heures devant lui, la lutte pour l’indépendance et la souveraineté de la France est plus que jamais nécessaire. Mais pour la mener à bien, il faut être conscient de tous les impérialismes et projets étrangers menaçant notre capacité à décider de notre destin, et donc le fait de prendre conscience du projet politique allemand.

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