Selon nos informations, les juges qui enquêtent sur les comptes des campagnes 2017 et 2022 du président de la République s’intéressent aux « livrables » McKinsey « sur l’évolution du métier d’enseignant », payés par l’État en 2020 et dont des propositions figurent dans le dernier programme d’Emmanuel Macron.
Sarah Brethes
Le fameux – et fumeux – rapport McKinsey sur « l’évolution du métier d’enseignant au XXIe siècle » n’a visiblement pas fini de faire parler de lui. Ces « livrables », comme on les appelle dans le jargon des cabinets de conseil, avaient été commandés en janvier 2020 par le ministère de l’éducation nationale alors piloté par Jean-Michel Blanquer en vue d’un colloque qui n’a finalement pas eu lieu, en raison de la crise sanitaire.
Ils ont été facturés à l’État à hauteur 496 800 euros, soit 2 800 euros la page, et étaient composés en grande partie d’une compilation d’études disponibles en sources publiques.
La commission d’enquête sénatoriale à l’origine d’un rapport choc sur « l’influence croissante des cabinets de conseil privés sur les politiques publiques », publié en mars 2022, avait estimé que la décision de recours à McKinsey à cette occasion apparaissait, « avec le recul », à la fois « coûteuse et inopportune ».
Après les parlementaires, ce sont désormais des juges d’instruction qui s’intéressent à ce rapport du cabinet de conseil américain, dont le contenu n’a été rendu public qu’en janvier 2023 à la suite d’une saisine de la Cada (Commission d’accès aux documents administratifs) par le site NextInpact.
Selon un document consulté par Mediapart, le Parquet national financier (PNF), qui a ouvert plusieurs enquêtes sur les conditions de financement des campagnes 2017 et 2022 d’Emmanuel Macron, a retenu dans son réquisitoire introductif le délit de « détournement de fonds publics par personne dépositaire de l’autorité publique et recel », « à raison notamment des propositions formulées dans les rapports remis en juillet 2020 au ministère de l’éducation nationale par le cabinet de conseil McKinsey ».
Le PNF note que ces propositions « n’ont pas été reprises par ledit ministère lors du Grenelle de l’éducation, mais ont figuré au programme du candidat Emmanuel Macron pour l’élection présidentielle de 2022 ».
L’hebdomadaire Marianne avait relevé au printemps 2022 combien les « recherches » du cabinet de conseil avaient « infusé » le projet électoral du chef de l’État en matière de retraite, de travail et… d’éducation. Les mesures défendues par le candidat Macron dans son programme présenté en mars 2022 font en effet écho au contenu des documents commandés par le ministère de l’éducation – 200 pages intitulées « Éclairer les évolutions du métier d’enseignant aux XXIe siècle », contenant un livrable thématique sur « la valorisation au mérite des professeurs » et un second sur « le modèle de gestion des professeurs dans l’école de demain ».
Parmi les recommandations de McKinsey figure par exemple une « prime d’équipe au mérite liée à la réussite du projet d’établissement » quand le programme du candidat Macron promet « davantage de liberté dans l’élaboration de leur projet pédagogique, en contrepartie d’une responsabilisation accrue et d’une évaluation plus régulière ».
Plusieurs enquêtes en cours
Deux informations judiciaires distinctes ont été ouvertes à l’automne 2022 pour faire la lumière sur les liens entre le chef d’État et les cabinets de conseil. La première, ouverte le 20 octobre, porte notamment sur des soupçons de « tenue non conforme de comptes de campagne et minoration d’éléments comptables dans un compte de campagne, portant sur les conditions d’intervention de cabinets de conseil dans les campagnes électorales de 2017 et 2022 ».
La seconde information judiciaire a été ouverte le 21 octobre, au lendemain de la première, à la suite de « plaintes d’élus et d’associations » des chefs de « favoritisme » et « recel de favoritisme ». Une troisième enquête (préliminaire, c’est-à-dire conduite par le parquet) est également en cours au PNF depuis avril 2022 sur des soupçons de « blanchiment aggravé de fraude fiscale ».
La grande proximité entre Emmanuel Macron et McKinsey, dont les locaux à Paris ont été perquisitionnés en mai 2022 dans le cadre de l’enquête préliminaire sur le « blanchiment aggravé de fraude fiscale », suscite d’importantes interrogations depuis plusieurs mois.
En mars 2022, Mediapart avait ainsi raconté, documents et témoignages à l’appui, comment la firme américaine avait misé sur Emmanuel Macron, avant même qu’il se déclare candidat à l’élection présidentielle 2017, dans l’objectif de développer ensuite ses activités avec l’administration.
Cette stratégie s’était notamment déployée en offrant des prestations pro bono, c’est-à-dire sans contrat et gratuites, à Emmanuel Macron lorsqu’il était ministre de l’économie (2014-2016). Alors qu’au même moment, plusieurs membres du département « secteur public » de McKinsey participaient, tout aussi gracieusement, au lancement du mouvement En Marche, qui allait servir de tremplin au futur candidat à l’élection présidentielle.
Des détails qui n’ont pas échappé au Parquet national financier, qui, selon nos informations, a également retenu dans son réquisitoire introductif le délit « d’abus de confiance et de recel », « à raison notamment de la mise à disposition gracieuse, par le cabinet de conseil McKinsey, de collaborateurs au profit de l’équipe de campagne du candidat Emmanuel Macron, lors de la campagne présidentielle de 2017, puis au bénéfice des services de l’Élysée ».
Autre délit retenu : « Tenue non conforme des comptes de campagne », « à raison notamment des prestations pro bono » de McKinsey en 2017. Enfin, les magistrats soupçonnent aussi de la « corruption active d’argent public » et du « trafic d’influence actif d’argent public », du fait « des nombreuses commandes publiques attribuées au cabinet McKinsey à partir du 14 mai 2017 et qui pourraient constituer la contrepartie de l’aide apportée à la campagne du candidat Emmanuel Macron ».
La CGT fonctionnaires exclue de la procédure
Parmi les élus et associations qui ont déposé plainte contre le chef de l’État figure notamment l’Union fédérale des syndicats de l’État-CGT (UFSE-CGT), qui représente des fonctionnaires. Sa constitution de partie civile a toutefois été déclarée irrecevable, explique l’un de ses avocats, Vincent Brengarth.
La justice estime notamment que « les infractions poursuivies ne présentent aucun lien direct ou indirect avec les éventuelles atteintes à l’intérêt collectif » défendu par le syndicat, et que « le préjudice allégué, à le supposer démontré, trouve sa source non dans les infractions elles-mêmes, mais dans un recours accru aux cabinets de conseil et à la privatisation de l’action publique qu’il semble favoriser selon le plaignant ».
Les avocats de l’UFSE-CGT ont saisi la chambre de l’instruction pour contester cette décision. « Exclure les syndicats de fonctionnaires d’une procédure judiciaire aussi déterminante, qui concerne l’usage des deniers publics, pose une vraie question démocratique à l’heure où on fait de la transparence une valeur fondamentale », plaide Me Brengarth.
L’avocat estime qu’il y a « une réflexion de fond à mener sur l’exclusion de la société civile dans les dossiers touchant à la probité, alors que beaucoup des grandes affaires de ces dernières années ont été révélées par des associations anticorruption ». Vaste débat, qui devrait avoir le temps de prospérer : les enquêtes judiciaires sur les liens entre Emmanuel Macron et les cabinets de conseil n’en sont qu’à leurs prémices. Elles s’annoncent longues.