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Jean-Baptiste Noé, docteur en histoire économique. Il est directeur d’Orbis. Ecole de géopolitique.

Il va falloir du temps pour décanter cette journée des dupes qui a vu la tension monter à ses extrêmes en Russie. Les commentaires se sont multipliés, annonçant ici un coup d’État, là un renversement de Poutine, là-bas une percée de l’Ukraine, avant que tout ne retombe samedi soir après que Prigojine ait accepté de partir en Biélorussie, que les poursuites à son encontre soient levées, que les troupes de Wagner soient intégrées dans l’armée officielle.

Commençons par une blague russe à propos de cette étrange journée en Russie [Merci à JRR pour la référence] :

Deux politologues soviétiques discutent :

– Dis-moi, tu comprends ce qui se passe ?

– Tu veux que je t’explique ?

– Non, ça, expliquer, je peux le faire moi-même. Mais est-ce que toi tu peux COMPRENDRE ?

Voilà le problème : s’il est facile d’expliquer, il est beaucoup plus difficile de comprendre. Cette difficulté provient du fait que nous n’avons que très peu d’information sur ce qui s’est passé. On lit que Prigojine a reculé. En effet, lorsque ses troupes sont arrivées à 200 km de Moscou, il a ordonné le retrait de celles-ci et le retour dans les casernes. Mais est-ce un recul pour autant ? Tant que nous ne connaissons pas les objectifs qu’il visait avec son coup de force, il est impossible de savoir s’il a reculé ou s’il a tout simplement mis un terme à son action parce qu’il avait gagné.

Les attentes de Prigojine

Prigojine n’a jamais attaqué directement Poutine, c’est l’état-major qu’il visait et notamment le ministre de la Défense. Non pour arrêter la guerre, mais pour la faire autrement et, pensait-il, avec plus d’efficacité. Ce que l’on sait, c’est que le ministère de la Défense a demandé aux unités de volontaires de signer des contrats pour être rattachées à l’armée étatique. La plupart des bataillons militaires ont suivi cet ordre, Wagner n’étant que l’un des nombreux bataillons. Mais Prigojine et une partie de ses hommes ont refusé, probablement parce qu’ils trouvaient que les conditions d’intégration ne leur étaient pas favorables. Face à ce refus, Moscou a annoncé qu’il cesserait de payer Wagner et de fournir des armes et des pièces de rechange. Prigojine a probablement tenté un coup d’éclat soit pour obtenir de meilleures conditions de réintégration, soit pour empêcher cette réintégration. En somme, il n’était nullement dans la projection politique. Il n’a pas cherché à faire un coup d’État ou à prendre la place de Poutine, mais à défendre ses intérêts et ceux de ses hommes. Il s’est comporté comme un syndicaliste, avec des véhicules blindés et des fusils d’assaut à la place des manifestations et des banderoles. Et il a apparemment réussi. Il est désormais en Biélorussie et ses troupes vont réintégrer les unités officielles. Reste à voir combien de temps il restera en vie.

Le fonctionnement de Wagner

Wagner n’a pas été créé par Prigojine et ne lui appartient pas. C’est une création du ministère de la Défense russe, qui a placé Prigojine à sa tête. Autrement dit, Prigojine n’est rien sans l’aval du ministère de la Défense. C’est lui qui paye les soldes et qui fournit le matériel. Comparer Wagner aux compagnies de mercenaires de l’époque moderne est donc un non-sens car ces compagnies étaient financièrement indépendantes et sous la propriété de leur chef, ce qui n’est nullement le cas de Wagner.

La discorde dans la cité

Passer par les Grecs permet d’éclaire quelque peu cette journée des dupes et donc d’aider à la comprendre.

Thucydide, dans La Guerre du Péloponnèse consacre plusieurs passages à la guerre civile (la stasis). Celle-ci, fait-il remarquer, génère toujours du chaos, c’est-à-dire du désordre, qui peut être mortel pour la cité. Elle engendre des métastases qui détruisent la cité de l’intérieur en rompant les liens humains et en brisant la confiance. Mais la guerre civile peut aussi générer de l’ordre et même créer un ordre nouveau. Dans ces cas, elle n’engendre pas le chaos, mais un autre ordre. C’est ce qui s’est passé en Turquie lors du coup d’État manqué contre Erdogan, qui a permis l’établissement d’un nouvel ordre en Turquie. Ou bien la marche ratée du général Boulanger, qui a été un prétexte pour le gouvernement chancelant de la Troisième République de resserrer les populations autour de la défense de la République et, in fine, de sauver le régime.

C’est probablement ce qui est arrivé aussi avec Prigojine. Son échec apparent montre un Poutine fort, qui a réussi à déjouer une rébellion. Voilà qui peut étouffer d’autres velléités de révolte.

Mais cette discorde s’est vue aussi en Occident où nous eûmes droit, deux jours durant, à des commentaires décalés au regard des événements. Beaucoup ont cédé à la pensée magique, voulant voir se réaliser leurs espoirs et leurs projets. Prigojine, qui reste une crapule et un voyou, est soudain devenu un héros démocratique se levant contre le tyran Poutine pour le renverser. Certains ont même dit que la révolte de Prigojine visait à mettre un terme à la guerre, alors qu’il n’a jamais dit cela. Ou bien que le régime de Poutine allait s’effondrer et que Wagner allait prendre Moscou d’assaut. Force est de constater que de nombreux commentaires ont été faits alors même que nous avions peu d’images et peu d’information. Ce sont environ 150 véhicules qui sont partis en direction de Moscou, dont certains blindés, soit 1 000 à 1 500 hommes. Une force bien trop ridicule pour prendre la capitale.

Il n’y a eu quasiment aucun coup de feu tiré. Le bilan matériel et humain est somme toute léger : deux ou trois hélicoptères détruits, un à trois avions, une dizaine de morts. Nous sommes donc très loin d’un embrasement.

Difficile de savoir aussi quels types de locaux étaient tenus à Rostov-sur-le-Don. On a annoncé la prise du quartier général du commandement, mais cela ne signifie pas grand-chose. Est-ce que toutes les communications étaient coupées, était-ce une prise belliciste ou bien seulement quelques hommes de Wagner présents dans les bureaux ? En l’absence d’image et d’informations fiables, il est impossible de savoir.

Cette journée des dupes a donc démontré à la fois la discorde dans la cité russe et la discorde dans la cité occidentale, où les commentaires et les analyses ont trop souvent été des projections de désir au lieu d’analyses des faits. Donc de l’explication (fausse), mais pas de la compréhension.

La suite ?

Il va être intéressant de suivre la durée de vie de Prigojine. Combien de temps va-t-il pouvoir rester en Biélorussie, va-t-il tomber par une fenêtre ou être renversé par un livreur de lait ?

Autre questionnement, la survie de Wagner. Dans sa seconde intervention télévisée, Vladimir Poutine a annoncé que les soldats devaient soit quitter le groupe soit rejoindre l’armée régulière. Que va devenir cette entreprise pour ses acticités africaines, notamment au Mali et en Centrafrique ? Est-ce que celles-ci vont se poursuivre, sous le nom de Wagner ou sous un autre nom ? Si Wagner était devenue encombrante en Ukraine, elle demeure utile en Afrique et l’on voit mal la Russie s’en passer. C’est là aussi un point important à surveiller pour les prochains mois. Dans tous les cas, l’aventure Prigojine terminée, la Russie va pouvoir se reconcentrer sur sa guerre.

Institut des Libertés