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Fabien Deglise
Les États-Unis viennent de franchir le Rubicon en autorisant, vendredi, selon des sources proches du Pentagone citées par plusieurs agences de presse, l’envoi d’armes à fragmentation en Ukraine, et ce, afin de soutenir la difficile contre-offensive de Kiev sur les positions russes, dans l’est du pays.
Ce transfert d’armes, inclus dans un nouveau paquet d’armements d’une valeur de 800 millions de dollars américains envoyé à l’Ukraine par Washington, est lourdement controversé, en raison de la nature de ces bombes. Aussi appelées « à sous-munitions », elles sont bannies depuis 2008 par une convention internationale signée par plus d’une centaine d’États dans le monde. Les grandes démocraties européennes et le Canada sont parmi les signataires.
C’est que ces armes « aveugles » — même utilisées contre la Russie dans le cadre d’une riposte à une guerre d’agression aussi sordide qu’injustifiée — demeurent moralement condamnables, selon plusieurs défenseurs des droits de la personne.
« Ce partage d’armes des États-Unis à l’Ukraine doit être condamné avec force et sans ambiguïté par la communauté internationale », laisse tomber en entrevue au Devoir Tamar Gabelnick, directrice de la Cluster Munition Coalition, organisme qui dénonce l’utilisation de ces armes à fragmentation à travers le monde. Même si elles sont utilisées de manière localisée et circonscrite dans le temps, poursuit-elle, leur « impact sur une large zone » et la « traînée de sous-munitions non déclenchées » qu’elles laissent en font « une menace pour la vie de milliers de civils, et ce, pour les années à venir ».
Sous la pression de Kiev — qui depuis plusieurs semaines cherche à reprendre difficilement la main sur son territoire volé à l’est par l’armée russe —, Washington aurait finalement accepté de passer outre les réticences en offrant ce type d’arme à l’Ukraine.
Redoutable, la bombe à fragmentation est conçue pour se désagréger dans les airs et libérer plusieurs sous-munitions explosives. Ces sortes de « minibombes » se répandent alors dans la zone visée, puis explosent pour tuer ou blesser gravement les personnes qui s’y trouvent. Le hic, c’est que près de 40 % de ces sous-munitions n’explosent pas. Elles se transforment en menace sourde, tapies dans l’environnement, selon le Comité international de la Croix-Rouge (CICR). L’organisme est un pourfendeur de ce type d’arme en raison des dégâts collatéraux qu’elles engendrent.
Des civils et des mineurs visés
Un tiers de toutes les victimes d’armes à sous-munitions recensées dans le monde sont des enfants, estiment les groupes de défense des droits de la personne. Parmi les civils blessés par ces bombes, 60 % l’ont été durant leurs activités quotidiennes.
Pour le juriste Robert Goldman, spécialiste du droit et de la guerre à l’Université américaine de Washington, les États-Unis ne devraient toutefois pas être condamnés pour leur décision, car le pays n’a pas signé le traité interdisant l’utilisation des bombes à fragmentation. Pas plus que l’Ukraine et la Russie, qui n’ont jamais adopté cette convention, fortement soutenue par le Canada.
« Ce transfert doit toutefois se faire sous la condition que ces bombes ne soient pas lancées à proximité de zones civiles densément peuplées, dit-il en entrevue. Ces armes à sous-munitions peuvent être utilisées efficacement contre les positions ennemies creusées ou pour cibler des troupes ennemies proches d’infrastructures civiles, comme des barrages ou des digues, dont la structure ne sera pas endommagée par ces armes. »
L’armée ukrainienne compte sur ces bombes pour compenser son désavantage numérique sur le terrain et un sous-équipement militaire face à des positions russes retranchées.
Position inconfortable
Vendredi, le secrétaire de l’OTAN, Jens Stoltenberg, a esquivé les questions sur le bien-fondé de ce transfert, qui place plusieurs pays membres dans une position inconfortable. L’Allemagne, la France et le Royaume-Uni sont tous signataires du traité sur les armes à sous-munitions, et néanmoins des alliés de l’Ukraine dans la guerre en cours. Selon M. Stoltenberg, l’OTAN n’a pas de « position sur le sujet ».
N’empêche, l’utilisation de ces bombes, y compris en temps de guerre, demeure « illégale au regard des principes généraux du droit international humanitaire », explique la spécialiste en matière de désarmement et de droits de la personne Treasa Dunworth, professeure à l’Université d’Auckland. « Leur empreinte, avec leurs grappes qui se dispersent sur une large zone, affecte de manière disproportionnée les civils », explique-t-elle depuis la Nouvelle-Zélande où Le Devoir l’a jointe cette semaine.
Le transfert d’armes à fragmentation en Ukraine pourrait aussi poser problème aux États-Unis, puisque les États membres de l’OTAN ayant signé le traité ne vont pas être autorisés à « assister ou à s’engager dans aucune activité militaire qui “aiderait, encouragerait ou inciterait ” quiconque à se livrer à l’utilisation d’armes à sous-munitions », dit-elle en citant le texte de la convention.
La Pologne, souvent utilisée comme intermédiaire entre l’Occident et l’Ukraine pour le transfert d’armes, n’a pas signé le traité. Le Canada, pourtant chef de file international du mouvement visant à bannir les mines antipersonnel et les bombes à fragmentation des champs de bataille, reste plutôt silencieux sur le sujet.
Pour sa part, le secrétaire de l’OTAN a estimé vendredi que le monde est aujourd’hui confronté à une « guerre brutale » en Ukraine, qui s’illustre par des attaques quotidiennes contre des cibles civiles. « Les armes à sous-munitions sont utilisées par les deux camps », a-t-il dit en conférence de presse, ajoutant que « l’Ukraine utilise des armes à sous-munitions pour se défendre ».
Le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, a salué la décision américaine en rappelant que son pays avait besoin « d’armes, de plus en plus d’armes, y compris les bombes à fragmentation » s’il voulait réussir à vaincre la Russie.