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Guerre en Ukraine, la contre offensive, les renseignements, Ukraine
Les Ukrainiens ne progressent guère dans leurs avancées dans le sud du pays. Mais si les fronts semblent figés sur les cartes militaires, beaucoup de choses bougent en coulisses.
Andreas Rüesch

Huit semaines après le début de la contre-offensive ukrainienne annoncée en grande pompe, la déception domine chez de nombreux observateurs occidentaux. La percée rapide espérée à travers les lignes de défense russes n’a pas eu lieu. Ce n’est toutefois pas une surprise. Ce qui est désormais décisif, ce sont surtout les leçons que les Ukrainiens et leurs soutiens de l’OTAN tireront pour les opérations futures. Le bilan intermédiaire suivant peut être dressé :
1. Les gains territoriaux des Ukrainiens sont faibles
Depuis le début de l’offensive le 4 juin, les forces armées ukrainiennes n’ont reconquis qu’environ 200 kilomètres carrés de terrain dans le sud. La plupart du temps, elles y sont parvenues au cours des premières semaines, mais en juillet, les fronts ne se sont plus guère déplacés. L’opération est donc loin de se dérouler comme prévu. Même le président Volodimir Selenski l’a récemment reconnu.
L’état-major à Kiev avait calculé qu’il avait une petite chance de découvrir des faiblesses dans la défense russe et de créer rapidement des faits militaires. Un objectif intermédiaire important, la ligne de chemin de fer est-ouest, se trouvait à une trentaine de kilomètres seulement derrière le front : son blocage rendrait l’approvisionnement russe très difficile.
Les Ukrainiens ont attaqué le long de deux axes, au sud d’Orikhiv dans la province de Zaporijia et à Velika Novosilka, à la frontière de la province de Donetsk. Mais au lieu de la percée espérée, les unités ukrainiennes équipées d’armes occidentales se sont immédiatement heurtées à une forte résistance. Certaines sont restées coincées dans des champs de mines, d’autres ont été stoppées par l’artillerie et les frappes aériennes russes.
L’échec patent de cette première phase se traduit d’une part par des pertes matérielles importantes, avec des dizaines de véhicules blindés détruits ou endommagés. D’autre part, des images de la zone de combat montrent que les Ukrainiens n’ont jusqu’à présent progressé que d’une dizaine de kilomètres à Velika Novosilka et de 5 kilomètres au maximum au sud d’Orichiv. Dans les deux cas, ils n’ont pas encore atteint la ligne principale de défense russe.
Une nouvelle phase a peut-être commencé mercredi avec une nouvelle attaque ukrainienne au sud d’Orichiv. Le « New York Times » a cité deux représentants du Pentagone qui ont déclaré que la principale avancée de la contre-offensive était désormais en cours et que plusieurs milliers d’hommes supplémentaires y participaient. Cette information n’a toutefois pas encore pu être vérifiée.
2. Un adversaire sous-estimé
Dans une guerre, l’attaque s’avère généralement plus difficile que la défense, elle nécessite, selon une règle militaire du pouce, une supériorité en personnel dans un rapport d’au moins 3:1. Les Ukrainiens sont loin d’atteindre un tel surnombre. De plus, ils se retrouvent dans un rôle inhabituel : jusqu’à présent, ils ont brillé par leur habileté à se défendre contre les envahisseurs, mais ils se sont régulièrement retrouvés bloqués lors de contre-attaques sur des positions russes bien établies.
Leurs deux contre-offensives réussies de 2022 reposaient sur des conditions totalement différentes. A l’est de Kherson, les Ukrainiens avaient alors profité d’un effet de surprise et de la désorganisation des rangs russes. La reconquête de vastes territoires au nord de Kherson n’a été possible que parce que les Russes ne pouvaient plus assurer leur approvisionnement via le fleuve Dnipro.
En revanche, l’état-major de Moscou a pu se préparer pendant des mois à l’offensive actuelle. Des lignes de défense échelonnées d’une profondeur de 20 à 30 kilomètres ont ainsi été créées. Des ceintures de mines, des barrages antichars et des tranchées, ainsi que des obstacles naturels tels que des petits cours d’eau, compliquent énormément la progression.
Bien que le défi soit parfaitement connu, certaines voix dans le camp occidental ont sous-estimé la tâche – en se fiant à la supériorité des chars de combat et des chars de grenadiers récemment livrés. Il faut pourtant remonter loin dans l’histoire militaire pour trouver une tentative comparable de déloger les troupes d’une grande puissance de positions préparées. La dernière fois que cela s’est produit, c’était pendant la Seconde Guerre mondiale, lors des offensives alliées contre le Reich hitlérien en déclin.
3. Du côté russe, l’interaction fonctionne.
Mais la préparation russe n’est pas la seule à sembler réfléchie, la tactique de combat choisie témoigne également du fait que Moscou a tiré les leçons de ses échecs. Le récent remue-ménage autour du commandant déchu de la 58e armée engagée sur le front d’Orikhiv met certes à nu une série de faiblesses russes. Le général Ivan Popov avait notamment identifié des défauts dans sa propre artillerie et s’était plaint du nombre élevé de victimes. Mais dans l’ensemble, on constate une interaction habile entre les différentes armes russes.
L’expert militaire polonais Konrad Muzyka a rendu visite aux troupes ukrainiennes à la mi-juillet et décrit la problématique de la manière suivante : Les Russes disposent d’un réseau si dense de drones de surveillance, d’unités équipées de missiles antichars et de pièces d’artillerie que tout véhicule ukrainien qui avance est immédiatement détecté et combattu. Cela élimine les avantages technologiques des chars de combat allemands Leopard 2 ou des chars de grenadiers américains Bradley.
Selon Muzyka, cela a également contraint les Ukrainiens à se limiter ces dernières semaines à de petites attaques, typiquement par peloton (quelques dizaines d’hommes). L’utilisation de drones kamikazes russes se fait main dans la main avec l’artillerie. Concrètement, un véhicule blindé ukrainien est d’abord immobilisé par un drone qui s’écrase, puis un tir d’obus achève la destruction.
Cela illustre le fait que les ceintures de mines russes ne constituent pas le seul défi. Certains véhicules blindés ukrainiens ont par exemple été neutralisés par des hélicoptères de combat avant même de s’approcher des lignes de défense.

4. Erreurs ukrainiennes et manque d’entraînement
Mais l’expert militaire Muzyka évoque également de graves lacunes du côté ukrainien. Selon lui, les unités participant à la contre-offensive ne sont pas capables de coordonner des attaques de grande envergure. Malgré la formation dispensée par des instructeurs de l’OTAN, elles manquent d’expérience.
Son collègue expert américain Robert Lee, qui se trouvait en même temps dans la zone de front, rapporte l’incident suivant : certaines unités auraient perdu l’orientation et se seraient déplacées dans la mauvaise direction au cours des premiers jours. Dans un cas, l’attaque d’une unité a été retardée de deux heures, de sorte qu’elle n’a eu lieu qu’à l’aube. Non seulement l’avantage des véhicules de l’OTAN équipés d’appareils de vision nocturne a ainsi disparu, mais selon Lee, l’unité a dû avancer sans le soutien de l’artillerie, car les artilleurs n’étaient pas au courant du retard et avaient déjà effectué leur bombardement.
De tels défauts de coordination soulèvent la question de savoir s’il n’aurait pas été plus judicieux d’équiper des troupes ukrainiennes expérimentées au combat avec des chars occidentaux plutôt que de reconstruire de toutes pièces neuf brigades pour la contre-offensive. Un document confidentiel du ministère allemand de la Défense, transmis aux médias, indique que les officiers de l’OTAN rejettent désormais confortablement la responsabilité de l’échec sur les Ukrainiens. Il est toutefois possible que la formation ait été insuffisante. D’une durée de quatre à six semaines seulement, elle était en tout cas extrêmement limitée.
A cela s’ajoutent des handicaps tels qu’un nombre insuffisant de véhicules de déminage et de systèmes de défense antiaérienne ainsi que l’absence d’une force aérienne pour le soutien rapproché des troupes au sol.
5. Certaines brigades sont considérablement affaiblies
Des images de véhicules militaires occidentaux endommagés laissent présager que certaines unités participant à la contre-offensive sont déjà considérablement affaiblies. Cela concerne surtout deux brigades dont on sait, en raison d’une « fuite » au Pentagone, qu’elles étaient initialement les seules à être prévues pour être équipées de chars de combat Leopard 2 ou de véhicules de combat d’infanterie Bradley. La plateforme d’analyse Oryx a documenté l’endommagement ou la destruction de 11 Leopard et 47 Bradley.
Cela indique que la 33e brigade mécanisée a déjà perdu un tiers de ses Léopards depuis début juin, la 47e brigade même près de la moitié de ses Bradley. L’hécatombe devrait également être considérable, mais on ne dispose pas d’estimations crédibles des morts et des blessés. Entre-temps, les Etats-Unis ont annoncé la livraison d’autres véhicules blindés de combat d’infanterie qui feront plus que compenser les pertes de matériel subies jusqu’à présent.
6. Passage à une nouvelle tactique
En raison de la forte résistance russe, les Ukrainiens ont rapidement changé de tactique. Au sol, ils opèrent désormais souvent avec de petites et très petites unités de fantassins. Cela limite la vitesse des attaques, mais ménage les maigres stocks de véhicules blindés. Sur certaines parties du front, un calme relatif est revenu. Muzyka va jusqu’à dire qu’il ne s’agit plus d’une contre-offensive à proprement parler.
Seul le caractère de la guerre a changé. D’une tentative de mener une guerre de mouvement et de progresser rapidement en territoire occupé par les Russes, les Ukrainiens sont passés à un mode familier – la guerre d’usure. Celle-ci consiste à éliminer les postes de commandement, les dépôts de munitions, les lignes de ravitaillement, les positions d’artillerie et bien d’autres choses encore, en espérant qu’une offensive terrestre aura ensuite plus de chances de réussir.
Les forces armées des pays de l’OTAN procéderaient de la même manière, mais elles pourraient compter sur leur armée de l’air. L’Ukraine n’a pas cette option ; ses avions de combat obsolètes seraient désespérément à la merci des défenses russes. Les moyens de substitution sont des drones à longue portée, des missiles Himars de haute précision et, depuis peu, des missiles de croisière du type franco-britannique Storm Shadow.
7. Les Ukrainiens frappent avec succès à distance
Les Ukrainiens ont récemment remporté de plus en plus de succès avec les armes mentionnées. Ils ont non seulement neutralisé de nombreuses positions d’artillerie russes, mais deux généraux russes ont également perdu la vie lors d’attaques menées loin derrière le front. En outre, le pont routier militairement important reliant la Russie à la Crimée a subi de graves dommages. Les Ukrainiens prennent également de plus en plus pour cible la péninsule occupée : ces derniers jours, deux grands dépôts de munitions ont explosé et des explosions ont eu lieu dans deux entrepôts de matériel de guerre.
Plus près du front, des vidéos de drones de reconnaissance permettent d’observer comment les Ukrainiens détruisent systématiquement le matériel de guerre russe avec leur artillerie. La vidéo ci-dessous d’une unité ukrainienne montre par exemple comment, dans la plaine au sud de Velika Novosilka, un obusier blindé ennemi est détruit dans une énorme boule de feu.
Selon de telles vidéos, des lance-roquettes multiples russes, des systèmes de défense antiaérienne, des chars, un convoi de camions transportant des obusiers ou – une arme particulièrement rare – un radar permettant de localiser l’artillerie ukrainienne subissent le même sort.
Un chercheur participant au projet Oryx conclut, sur la base de sources d’images des deux belligérants, que les pertes de matériel russes sur le front sud sont nettement plus élevées que les pertes ukrainiennes. Cela est particulièrement frappant en ce qui concerne l’artillerie : ainsi, depuis le début de la contre-offensive, 48 pièces d’artillerie et lance-roquettes russes ont été détruits, contre seulement 11 ukrainiens. En ce qui concerne les véhicules blindés, le rapport s’est également inversé en juillet en faveur des Ukrainiens.

Cela reflète la nouvelle tactique qui consiste, au lieu d’attaques frontales risquées, à affaiblir l’adversaire surtout par des frappes derrière le front. La logique d’une telle guerre d’usure implique qu’il n’y a pas de gains territoriaux rapides et que l’attaquant a besoin de beaucoup de souffle. Les observateurs s’attendent donc à ce que la petite guerre actuelle se prolonge au moins jusqu’à l’automne. Avec des attaques périodiques de plus grande envergure, comme celle de mercredi, les Ukrainiens devraient toutefois tester à plusieurs reprises les positions défensives russes.
8. L’OTAN mise sur la patience, le Kremlin sur la désinformation
L’administration américaine ne cache pas qu’elle espérait des succès plus rapides. Mais l’impatience ne se propage pas chez le principal allié de Kiev. Le président des chefs d’état-major interarmées, le général Mark Milley, a souligné la semaine dernière que l’offensive était loin d’échouer.
Les Etats-Unis ont récemment renforcé leur aide militaire, notamment en livrant pour la première fois des armes à sous-munitions. Celles-ci pourraient s’avérer particulièrement efficaces contre les troupes russes bien retranchées. Le président Joe Biden a par ailleurs donné son feu vert à la formation de pilotes de F-16 ukrainiens. La livraison de bombes planantes d’un nouveau type, d’une portée de 150 kilomètres, qui avait été retardée en raison de problèmes de production, est désormais promise pour l’automne.
Malgré cela, l’Ukraine doit craindre que des discussions sur l’avenir de l’aide militaire et des compromis avec la Russie ne s’engagent dans certains pays de l’OTAN. Le président Vladimir Poutine tente délibérément d’attiser ce sentiment. Il affirme à chaque occasion que les Ukrainiens n’ont rien obtenu et que la contre-offensive a échoué. Poutine passe sous silence ses propres pertes élevées ainsi que les querelles entre ses généraux.
Parmi les experts militaires russes, l’inquiétude est plus palpable face aux attaques incessantes des Ukrainiens. Même si la défense russe fonctionne provisoirement, le Kremlin n’est pas en mesure de présenter une stratégie pour conserver et développer à long terme les territoires conquis en 2022.
Les deux parties déplorent chaque jour de nouvelles victimes.

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