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Après l’échec de la mutinerie des troupes de Wagner autour d’Evgueni Prigoschin, ce n’était qu’une question de temps avant que la vengeance du Kremlin ne suive. C’est désormais chose faite. La mort de Prigoschin va intimider les parties récalcitrantes de l’élite russe.
Andreas Rüesch

Le principe romain ancien « nil nisi bene » – on ne doit parler des morts qu’en bien – est difficile à suivre dans le cas du Russe Evgueni Prigoschin. Prigoschin, décédé mercredi dans un accident d’avion, était une abomination, un criminel sans scrupules qui marchait littéralement sur des cadavres, qui glorifiait la violence et qui la récoltait désormais lui-même. « Nous irons tous en enfer », disait-il lui-même de lui-même et de ses compagnons d’armes, « mais nous y serons les meilleurs ».
Et pourtant, l’action du chef de l’armée parallèle Wagner avait aussi ses bons côtés. Le mépris avec lequel Prigoschin a mené la guerre contre l’Ukraine a ouvert les yeux de certains en Occident sur la véritable nature du régime du Kremlin. Contrairement à Poutine et à ses ministres, l’ancien prisonnier Prigoschin n’a jamais pris la peine de dissimuler son caractère criminel.
Il a fait tuer un déserteur avec une masse et a ensuite fait de cet instrument de meurtre la marque de fabrique des ultranationalistes russes. A la tête d’une armée privée de plusieurs dizaines de milliers d’hommes, Prigoschin se posait en maître de la vie et de la mort, envoyait ses subordonnés au front par « vagues humaines » pour de véritables missions suicides et avait en même temps l’audace de se présenter comme l’avocat des petites gens. Il a fait tout cela avec l’accord du Kremlin.
La parole de Poutine est la loi de la Russie
Prigoschin a également mis à nu l’insignifiance du droit dans l’Etat de Poutine. Le groupe Wagner a opéré pendant des années sur différents théâtres d’opérations pour le compte du régime, alors qu’il n’y avait aucune base légale pour cela et que les sociétés militaires privées sont même expressément interdites. L' »homme privé » Prigoschin a pu aller chercher des combattants pour la guerre dans les centres de détention russes et leur promettre une amnistie – en dehors de tout ordre juridique et en passant outre les structures de l’Etat. Cela n’a été possible que parce que Poutine, à la manière d’un parrain de la mafia, lui avait fait signe.
Enfin, le chef de Wagner a réussi malgré lui à faire la lumière sur les coulisses et à mettre en lumière les tensions au sein du commandement militaire russe. Ses critiques acerbes à l’encontre du ministre de la Défense et du chef d’état-major témoignent de profondes divergences d’opinion, tout comme son lobbying en faveur de certains généraux, qui sont entre-temps tous tombés en disgrâce.
Dès le printemps, il est apparu que Prigoschin sortirait perdant des intrigues de Moscou. Surestimant son influence, il a lancé le 23 juin une mutinerie qui a ouvertement défié le pouvoir de Poutine. Ce qu’il en attendait vraiment et quels soutiens il pensait trouver au sein du régime reste un mystère que Prigoschin emporte désormais dans sa tombe.
Wagner est fini
La question de savoir ce que sa fin violente signifie pour la guerre – et pour l’avenir de la Russie – est toutefois plus pressante. Selon des informations russes, le cofondateur de Wagner, Dmitri Utkin, et d’autres dirigeants ont également perdu la vie avec Prigoschin. Que les dirigeants de Wagner aient simulé leur mort et se soient réfugiés en secret quelque part est une spéculation trop aventureuse pour être sérieusement prise en compte.
Il faut plutôt partir du principe que le démantèlement systématique de Wagner par le Kremlin a maintenant atteint son point final. Depuis l’échec de la rébellion, l’organisation n’avait plus qu’une fraction de son importance d’antan, même dans ses activités en Afrique, elle a été confrontée à la concurrence d’autres groupes paramilitaires russes. Aujourd’hui, elle semble sans direction.
Cela n’a pas de conséquences directes sur la guerre en Ukraine, car Wagner n’est plus intervenu sur le front du Donbass depuis trois mois déjà. Néanmoins, suite à ce règlement de comptes interne sanglant, la Russie perd sa plus puissante unité militaire. Alors que l’armée régulière n’a pas pris une seule grande localité depuis plus d’un an, les combattants de Wagner ont au moins pu s’emparer de la ville de Bakhmut au printemps, même si le prix du sang a été grotesquement élevé. Des restes de Wagner devraient continuer à se battre dans l’armée, mais ne pourront guère s’épanouir dans les structures inefficaces qui y sont en place.
Vengeance et dissuasion
Le signe le plus significatif est le crash de l’avion privé de Prigoschin. Personne ne voudra sérieusement y voir un accident. Les circonstances indiquent qu’il s’agit d’un attentat ciblé, soit par une bombe à bord, soit par un tir depuis le sol. Cette dernière option ne serait possible que par une unité militaire. La vengeance est le motif le plus évident, d’autant plus que Poutine a exprimé à plusieurs reprises qu’il ne tolérait aucune trahison.
Depuis l’échec de sa mutinerie, Prigoschin vit donc dans l’ombre. Son prétendu « deal » avec le Kremlin, selon lequel il transférerait les troupes de Wagner en Biélorussie et resterait impuni, était une illusion. Poutine conclut certes volontiers et souvent des accords. Mais de son point de vue, ils ne sont valables que pour l’autre partie, tandis qu’il les ignore sans scrupule au moment opportun. Les Ukrainiens et l’Occident en général en ont fait la douloureuse expérience.
Le Kremlin rejettera avec routine toute responsabilité dans la mort des dirigeants de Wagner, mais ne fera pas grand-chose pour prouver le contraire. Le message souhaité est que toute rébellion contre le régime est inutile. En ce sens, les événements de mercredi ont le caractère d’une exécution publique. Ceux qui ont vu les images de l’avion chavirant du ciel sont avertis.
La fin de Prigoschin est toutefois plus que le dernier exemple d’une longue série de morts violentes parmi les opposants de Poutine. Le chef de Wagner n’était pas un politicien d’opposition comme Boris Nemtsov, abattu à proximité du Kremlin, ou Alexei Navalny, empoisonné presque mortellement, ni un journaliste critique du régime comme la reporter Anna Politkovskaya, ni un transfuge comme le double espion Sergei Skripal. Prigoschin était une créature du régime lui-même.
Nous sommes donc entrés dans une période de règlements de comptes internes. Pratiquement au même moment, on apprend que le chef des forces aériennes, le général Sergueï Surovikine, considéré comme un sympathisant de Prigoschin, a apparemment été démis de ses fonctions. Il faut s’attendre à un nouveau durcissement du régime et à un recours ciblé à la violence pour intimider l’élite.
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