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Gaza, Israël, Sabra et Chatila, un territoire assiègé, un triste souvenir
Fabien Deglise
Avant le pire, l’appel : vendredi, Israël a demandé à plus d’un million de Palestiniens d’évacuer le nord de la bande de Gaza, où l’intervention de son armée de terre, près de sept jours après l’attaque surprise lancée par le Hamas contre l’État hébreu, ne serait plus qu’une question de temps.
Des tracts lancés par drone au-dessus de la ville de Gaza et pressant les habitants du coin de quitter « immédiatement leurs maisons » ont ainsi fait apparaître des colonnes de réfugiés fuyant dans l’urgence, à pied, en camion, en voiture ou en chariot, vers le sud du minuscule territoire d’à peine 41 km de long. C’est 9 km de moins que l’île de Montréal.
Or, en menaçant l’enclave palestinienne d’une entrée en force de son armée, Israël fait ressurgir un autre spectre : celui bien sombre des massacres de Palestiniens dans le quartier de Sabra et le camp de Chatila durant la guerre civile libanaise. Et ce, en raison de la haine et de la vengeance qui motivent en grande partie l’action militaire d’Israël.
« C’est malheureusement le même genre de scénario qui pourrait se produire ici », explique Nina Tannenwald, spécialiste du Proche- et du Moyen-Orient et politicologue à l’Université Brown, jointe par Le Devoir à Providence, aux États-Unis. « Le nombre de civils tués lors d’une attaque terrestre à Gaza risque certainement d’atteindre plusieurs milliers, comme cela a été le cas à Sabra et Chatila. »
C’était en septembre 1982, dans le sud du Liban, alors sous occupation israélienne. Entre 700 et 5000 civils palestiniens — le chiffre varie selon les sources — ont perdu la vie dans ce quartier et ce camp de réfugiés en raison d’une opération militaire lancée en représailles contre cette population par les milices chrétiennes des phalangistes. L’assassinat du président libanais Bachir Gemayel par des militants syriens propalestiniens avait déclenché l’acte de vengeance. Ces massacres ont eu lieu avec la complicité et la participation active d’Israël, par la communication entre autres d’information sur ces secteurs, comme l’a établi l’année suivante une commission d’enquête internationale.
Justifier la guerre
C’est peut-être pour éloigner ce sombre souvenir du passé que Tel-Aviv cherche depuis plusieurs jours à inscrire sa riposte militaire dans le cadre d’une « guerre juste », pour reprendre le concept théorisé en 1977 par le philosophe américain Michael Walzer, plutôt que dans celui d’une vengeance des 1300 victimes israéliennes des attentats terroristes du Hamas.
Le dévoilement jeudi d’images effroyables de corps d’enfants et de nourrissons mutilés par les terroristes participait, en partie, à la recherche et à l’exposition de ces « conditions légitimes du recours à la violence », nécessaires dans une guerre juste, selon Walzer, et ce, avant la poursuite du conflit sur le terrain.
Vendredi, l’État israélien a dévoilé un tableau montrant les drapeaux de 40 autres nations touchées par le massacre perpétré par le Hamas, pour symboliquement faire de la suite de son opération militaire en cours une question internationale plus que régionale. Ces pays comptent plusieurs ressortissants parmi les morts victimes de la traînée de violence du Hamas ou parmi les 150 personnes enlevées par le groupe terroriste.
En appelant les Palestiniens du nord de la bande de Gaza à évacuer la zone, Tel-Aviv cherche également à préparer un terrain connu des forces israéliennes, et surtout risqué en termes d’images négatives qu’il pourrait faire déferler sur Israël.
C’est que le Hamas a pris l’habitude dans cette enclave palestinienne de se fondre au milieu des civils pour compliquer les interventions militaires le ciblant. Vendredi, il a d’ailleurs invité les Palestiniens à ne pas suivre l’ordre d’évacuation lancé par Israël, dénonçant une « guerre psychologique » visant à détruire la solidarité des Palestiniens.
Les morts dans la bande sont toujours utilisés par le groupe pour nourrir ses réseaux de propagande et sa haine contre l’État israélien, qu’il a fait voeu de détruire. Au moins 1799 personnes ont perdu la vie sous les frappes israéliennes contre la bande de Gaza dans la dernière semaine, selon le ministère palestinien de la Santé. Ce nombre comprend 583 enfants et 351 femmes.
Effets dévastateurs
Vendredi, le porte-parole de l’ONU, Stéphane Dujarric, a prévenu que l’appel à l’évacuation des civils du nord de Gaza allait avoir des « conséquences humanitaires dévastatrices », alors que le président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, a assimilé un tel « déplacement » à une « deuxième Nakba ». Le mot signifie « catastrophe » en arabe et fait référence au traumatisme causé par la fuite de quelque 760 000 Palestiniens en 1948 pour permettre la création d’Israël.
« Il est impossible de prédire quelles vont être les conséquences politiques d’une opération militaire sur le terrain, dit Nina Tannenwald, mais il est plus facile d’envisager des effets dévastateurs plutôt que le contraire. »
Vendredi, Israël a reconnu que son opération sur le terrain avait commencé par de premières incursions dans la bande de Gaza réalisées pour chercher des « terroristes » et des « armes » ainsi que « retrouver des personnes disparues ». En soirée, son premier ministre, Benjamin Nétanyahou, a également prévenu que les frappes aériennes en cours n’étaient « que le début » de la riposte de l’armée israélienne.
Selon Nina Tannenwald, le niveau de brutalité de l’invasion terrestre à venir et l’atteinte de l’objectif israélien de détruire le Hamas risquent de déterminer la suite des choses, tout comme l’entrée possible dans le conflit du Hezbollah ou d’autres acteurs, ce qui pourrait le transformer « en une guerre régionale plus large ».
Et puis, il y a une autre inconnue : « Que va-t-il arriver à la coalition gouvernementale actuelle [dirigée par le populiste Benjamin Nétanyahou] ? demande la politicologue. Combien de temps va-t-il rester au pouvoir après le terrible échec de son gouvernement en matière de sécurité ? »
Un échec qui a placé le pays face à une attaque terroriste sans précédent depuis sa création, et désormais face à une riposte délicate au coeur d’une géopolitique aux équilibres précaires.