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Par Dominique EDDE
« Un meurtre partagé avec beaucoup d’autres, qui est non seulement sûr et autorisé, mais en fait recommandé, est irrésistible pour la grande majorité des hommes. »
- Elias Canetti, Les foules et le pouvoir.
Ces mots résument la tragédie de la condition humaine. Ils nous rappellent le rôle crucial de la « petite minorité » lorsque le troupeau se déchaîne. Canetti nous met en garde contre les raisonnements tribaux qui s’adaptent aux identités de nos lieux de naissance. Que l’on soit israélien ou palestinien, libanais ou syrien, juif ou musulman, chrétien ou athée, français ou américain, il ne faut jamais trop se méfier du « nous contre eux », qui conduit fatalement à l’obscurantisme et à l’aveuglement. Pourtant, l’usage de ces trois mots bat aujourd’hui des records terrifiants sur la planète. Et il se propage à une vitesse fulgurante, au point d’emporter les têtes comme les maisons dans un ouragan. Le massacre barbare du 7 octobre n’a pas seulement fait des milliers de morts et de blessés parmi les civils israéliens, il a aussi fait exploser une bombe dans les esprits et les cœurs, arrêtant la pensée. Elle a autorisé le déchaînement des passions contre les leçons et les évidences de l’histoire. Ce déchaînement est compréhensible chez ceux qui n’ont pas les moyens de connaître, de part et d’autre, ou chez ceux qui sont écrasés par la douleur. Il est inacceptable chez les puissants : ceux qui déclarent les guerres, ceux qui décident des chances de la paix.
Que s’est-il passé pour qu’un jeune homme qui, dans les années 80, jetait des pierres pour se faire entendre d’une armée d’occupation toute puissante, devienne le père d’un autre jeune homme réduit à commettre un massacre de civils pour exister ? Un processus de sabotage et de destruction du peuple palestinien s’est déroulé silencieusement, décennie après décennie, à l’abri des regards et des esprits. Avec le recul, ce processus a toutes les caractéristiques d’un nettoyage ethnique. Et ce meurtre collectif, dont tous ceux qui l’ont permis ou encouragé sont complices – y compris une majorité de régimes arabes – a donné naissance à l’horreur dont nous sommes témoins aujourd’hui. Nous ne sommes pas face à un début, mais à une fin. La fin d’un long processus de désintégration et de démembrement, qui a déchiré toute la région et scellé la défaite massive de toutes les parties concernées.
Ce qui est aujourd’hui largement perçu en Occident comme une attaque de la barbarie contre la civilisation, bloc contre bloc, n’est en réalité que le terrible exutoire de l’horreur lorsque toutes les autres voies ont été fermées. Qui nous dira qu’une paix fondée sur le maintien et l’extension de la colonisation n’est pas une imposture, un crime ? Qui nous dira qu’un peuple, d’abord nié dans son existence, puis écrasé pour survivre, trahi de toutes parts, y compris par l’autorité censée le représenter, n’a pas quelques raisons de perdre la raison ? Le salut d’Israël passe par la main tendue aux peuples qu’il a colonisés. Que ceux qui pensent que les Gazaouis sont des animaux découvrent leur humanité et leur quotidien, tels qu’ils sont décrits par la journaliste israélienne Amira Hass, fille de deux survivants de l’Holocauste, dans son livre Drinking the Sea at Gaza, paru en 1996. Qu’ils lisent son adresse à l’Allemagne, publiée le 16 octobre : « L’Allemagne donne un chèque en blanc à un Israël blessé et souffrant pour pulvériser, détruire et tuer sans retenue, et risque de nous entraîner tous dans une guerre régionale, voire une troisième guerre mondiale… ».
L’islamisme djihadiste est-il un fléau ? C’est le moins que l’on puisse dire. Mais combien de temps encore allons-nous faire comme si le triomphe des talibans n’avait rien à voir avec la politique américaine, comme si l’émergence d’ISIL n’avait rien à voir avec les guerres du Golfe, dont l’une a été bâtie sur un mensonge total ? Barack Obama lui-même l’a expressément reconnu : « ISIL est une émanation directe d’Al-Qaïda en Irak, qui s’est développée à la suite de notre invasion ». Qui dira que le Hezbollah n’a rien à voir avec l’invasion israélienne de 1982, alors qu’il a été fondé en tant que mouvement de résistance ? Qui dira, après avoir examiné de près la montée du Hamas, qu’il n’a pas été co-créé par les architectes du grand Israël de l’ère post-Rabin ? Qui nous dira quoi dire aux démunis, à ceux qui ont été dépouillés de tout, de leur maison, expulsés, lorsqu’ils ont une foi aveugle dans le Dieu qui leur a été vendu à bas prix ? La survie et la sécurité d’Israël ne peuvent plus être négociées dans les limites du capitalisme sauvage, de l’arrogance et de la toute-puissance militaire. Ni l’argent ni les armes ne feront taire les vaincus. N’auront-ils plus les moyens de répondre ? Oh si, ils auront l’arme redoutable de l’amour de Dieu sans Dieu. Et cette arme sera brandie sur tous les territoires qu’il rencontrera sur son chemin.
Pour assurer son existence à long terme, Israël doit renoncer à l’anéantissement de Gaza et à l’annexion de la Cisjordanie. Son avenir ne peut être assuré par l’expulsion, l’extermination ou la conquête du peuple palestinien.
Pour assurer son existence à long terme, Israël doit renoncer à l’anéantissement de Gaza et à l’annexion de la Cisjordanie. Son avenir ne peut être assuré par l’expulsion, l’extermination ou la conquête du peu de territoire qui reste. Il ne peut être assuré que par un changement radical de politique. En se débarrassant de la croyance que l’affirmation de soi passe par la supériorité militaire et la négation de l’autre. Alors, les ignorants ou les esprits étroits du monde arabo-musulman seront mieux à même de saisir l’horreur absolue de la Shoah. Elle sera enfin enseignée et transmise aux nouvelles générations. Nous apprendrons, de part et d’autre, que l’histoire ne commence pas par nous-mêmes.
Les islamistes radicaux ne seront pas détruits par des déclarations de guerre, ils seront affaiblis en étant dépouillés, un par un, de leurs raisons d’être et d’instrumentaliser l’islam. Ce sera long ? Oui, mais comment éteindre un feu sans frontières ? Ce n’est qu’en supprimant les « prétextes » à la mauvaise foi générale que l’on pourra peut-être faire advenir la paix tant désirée par tant de gens. Les psychothérapeutes savent ce que les politiques ne prennent pas en compte : formuler la souffrance des autres, leur humiliation, les aider à exprimer leurs hurlements, leur rage, leur haine, c’est les désamorcer. C’est une bataille contre la haine qui s’impose aujourd’hui. Elle concerne chacun d’entre nous si nous voulons donner une chance aux générations futures. Que les dirigeants israéliens et ceux qui les soutiennent aveuglément renoncent à leur domination autoproclamée, brutale et totale sur ce lieu explosif, qui ne s’appelle pas Terre sainte pour rien. Que les Arabes, les Musulmans, les vaincus de l’histoire, n’oublient pas qu’en tombant dans l’antisémitisme, ils se salissent, ils tombent dans un mal qui n’est pas le leur, ils se retournent contre eux-mêmes. Bien sûr, ils doivent dénoncer les massacres en cours, mais ils ne doivent pas priver les familles israéliennes endeuillées de leur compassion, ni confondre leur révolte avec le fantasme de l’anéantissement d’Israël.
N’oublions pas que nous, Arabes, avons massivement contribué à notre malheur. N’oublions pas qu’en matière d’horreur, nous avons assisté à une abominable série de massacres sur notre sol depuis 1975. Du Liban à la Syrie en passant par l’Irak, nos prisonniers ont été jetés dans des prisons dans des conditions effroyables. Des hommes et des femmes ont été torturés, sans que nous puissions les défendre. Nos mémoires, nos cerveaux, nos âmes ont été torturés. Nos cultures. Notre histoire millénaire. Aucun de ces pays n’a pu résister aux manipulations extérieures, à la pression infernale des superpuissances, à l’alliance sinistre de la corruption, du mépris des pauvres et de l’abus de pouvoir. Nous ne pouvons plus nous remonter le moral avec des slogans et des griefs dirigés exclusivement contre Israël. L’avenir ne consiste pas à revendiquer ce que nous avons perdu, mais à considérer ce qui reste à sauver. Israël existe. De ce qui fut un mal pour beaucoup d’entre nous, peut naître un bien pour tous. Ne manquons pas cette terrible et ultime rencontre. Souvenons-nous que les mots pour la vie, la mort, le jour, la nuit, la douleur, l’orphelin, la terre et la paix sont les mêmes en arabe et en hébreu. Il est temps que chacun d’entre nous fasse un effort considérable si nous ne voulons pas que la barbarie triomphe à nos portes, ou pire : à l’intérieur de chacun d’entre nous. C’est beaucoup demander ? Oui, cela implique un changement d’acteurs politiques. Oui. C’est trop tôt ? Non. Vous rêvez. Oui, mais existe-t-il un autre scénario qui ne soit pas un cauchemar ? Dans sa conclusion à La question de Palestine, Edward Said écrivait : « La Palestine est saturée de sang et de violence… malheureusement, la question de Palestine se renouvellera sous des formes bien trop connues. Mais il en sera de même pour le peuple de Palestine – Arabes et Juifs – dont le passé et l’avenir les lient inexorablement. Leur rencontre n’a pas encore eu lieu, à grande échelle. Mais elle se produira, je le sais, et ce sera à leur avantage mutuel ». C’était en 1980. Le temps est peut-être venu pour chacun d’entre nous de jouer son rôle, de contribuer à sauver le train menacé de l’humanité plutôt que de ressasser les mêmes vieilles idées. Que ceux qui en ont le pouvoir fassent pression sur Israël pour qu’il mette fin immédiatement au calvaire que son armée inflige à la population de Gaza, à son attaque sauvage et suicidaire sur un territoire saturé de souffrances, assailli de toutes parts et sans issue.
Les destins de tous les pays voisins sont liés. C’est précisément ce message que les puissances étrangères feignent de ne pas comprendre : la région doit être traitée comme un seul corps gangrené et mortellement blessé. En répétant le passé au lieu d’en commencer un nouveau, nous risquons fort de sacrifier le projet prioritaire de ce XXIe siècle : la survie de l’espèce humaine.
Dominique Eddé est un écrivain libanais. Sa dernière publication est Edward Said : His Thought as a Novel, Verso Books, 2019. Trans. Ros Sch
Cet article a été publié par le quotidien Le Monde.