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À l’instar des Émirats arabes unis et de Bahreïn, le Maroc a signé en 2020 une entente établissant des relations diplomatiques avec Israël. Un rapprochement aujourd’hui contesté par la rue.

Raphaël Bouvier-Auclair

Sur une grande artère de Casablanca, la plus importante ville du Maroc, un immense drapeau palestinien est transporté sur des dizaines de mètres.Nous sommes révoltés par cette guerre injuste contre le peuple palestinien, lance une manifestante, résidente de la métropole.

Outre l’appui à la population de Gaza, la marche a un autre objectif clair : dénoncer l’accord de normalisation des relations entre le Maroc et Israël.

C’est le gouvernement qui a des relations avec Israël, pas le peuple, déclare un homme rencontré dans la foule. Si on avait été consultés, on aurait refusé.

Sion Assidon, l’un des coordonateurs du Front marocain de soutien au peuple palestinien et de lutte contre la normalisation explique que cette coalition, qui a appelé des grands rassemblements et des actions quotidiennes à travers le pays, réunit des partis politiques de gauche, associations de la mouvance islamiste, des syndicats et des associations des droits humains

Un immense drapeau palestinien est transporté dans les rues de Casablanca, au Maroc.
Un immense drapeau palestinien est transporté dans les rues de Casablanca, au Maroc. Photo : Radio-Canada / Raphaël Bouvier-Auclair

Sion Assidon, qui avait commencé à militer contre le rapprochement avec Israël avant même la signature d’accords établissant des relations diplomatiques entre Rabat et Tel-Aviv, constate que le mouvement d’opposition a pris de l’ampleur depuis le récent embrasement du conflit au Proche-Orient.

Avant, il était difficile pour les gens de descendre dans la rue, de peur de la répression, affirme-t-il. Aujourd’hui, les deux grandes manifestations organisées en octobre, l’une à Casablanca, l’autre à Rabat, ont attiré des centaines de milliers de participants.

Le peuple envoie un message à notre gouvernement et à nos dirigeants.

Une décision stratégique

En décembre 2020, en pleine pandémie de COVID-19, le conseiller et gendre de Donald Trump, Jared Kushner, s’est rendu au Maroc pour officialiser l’entente conclue entre Rabat, Tel-Aviv et Washington.

Le Maroc a accepté d’établir des relations diplomatiques et commerciales officielles avec Israël. Et les États-Unis, de leur côté, se sont engagés à reconnaître la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental, un territoire contesté du sud du pays. Cette politique, décidée par l’administration Trump, n’a pas été reniée par le président Joe Biden.

Selon le professeur à l’Institut national de statistique et d’économie appliquée Rachid Touhtou, ce sont avant tout ces impératifs liés à la politique du Sahara qui ont guidé la décision du roi Mohamed VI, responsable de la normalisation.

Le sociologue Rachid Touhtou croit que la reconnaissance de sa souveraineté sur le Sahara occidentale est l’élément déterminant dans la mise sur pied de relations avec Israël.

Pour lui, tout ce qui est marocain, c’est la priorité. Et la cause palestinienne, ce n’est pas notre priorité. Pour nous, la priorité, c’est le Maroc intérieur, le Sahara, explique-t-il.

En plus de l’échange de bureaux de liaison, la normalisation des relations entre les deux pays s’est traduite par des ententes et des partenariats dans divers secteurs, comme la recherche, la défense et le tourisme, avec notamment la mise sur pied de liaisons aériennes directes entre Tel-Aviv et différentes destinations marocaines.

Une absence remarquée

Depuis le déclenchement de la guerre entre Israël et le Hamas, les vols de la compagnie Royal Air Maroc reliant l’État hébreu et le Maroc ont été suspendus.

À Marrakech, destination touristique de choix des touristes israéliens, leur absence se fait ressentir. En 2022, 70 000 Israéliens ont visité le Maroc.

Ils venaient en groupe, raconte Ashraf, un vendeur de sculptures de bois installé dans la Médina, la vieille ville.

Un peu plus loin, la responsable d’un petit hôtel offrant des produits casher explique qu’elle a dû revoir sa stratégie et ne plus compter uniquement sur une clientèle juive.

Le Maroc compte aujourd’hui une communauté juive d’environ 2200 personnes, la plus importante du monde arabe. De nombreux Israéliens sont d’ascendance marocaine, d’où l’attrait touristique représenté par le pays d’Afrique du Nord.

Éric Benabou, commerçant et membre de cette communauté qui a aussi longtemps vécu à Montréal, constate que les manifestations qui secouent le pays depuis le 7 octobre ont découragé certains de se rendre au Maroc.

Il y a pas mal de juifs israéliens, canadiens et même français qui ont annulé, constate-t-il, bien que, personnellement, il trouve normal et légitime que les gens manifestent.

En espérant qu’au Moyen-Orient ils trouvent une solution viable à deux États pour que ce petit territoire arrête d’influer sur la vie politico-économique si ce n’est pas du monde entier, d’une très grosse partie du monde.

Les manifestations qui se déroulent sur une base régulière dans diverses villes marocaines auront-elles raison de l’accord diplomatique entre Tel-Aviv et Rabat?

Les organisateurs semblent pouvoir compter sur un appui populaire, puisqu’un sondage réalisé en 2022 indique que seulement 31 % de la population marocaine était favorable à la normalisation.

Lorsque des centaines de milliers de personnes à Rabat puis à Casablanca descendent dans la rue et répètent clairement que le peuple veut la cessation de la normalisation, nous espérons que cela sera entendu, insiste Sion Assidon, l’un des organisateurs du mouvement d’opposition à la normalisation.

Pour l’instant, si les autorités marocaines se disent préoccupées par la situation à Gaza, elles n’ont pas officiellement abordé la relation avec Israël, contrairement à la Jordanie et à Bahreïn, qui ont récemment rappelé leurs ambassadeurs à Tel-Aviv.

Les Israéliens, eux, ont évacué le personnel de leur bureau de liaison à Rabat, des médias évoquant des raisons de sécurité.

Selon le sociologue Rachid Touhtou, l’évolution du conflit dictera les intérêts stratégiques du Maroc, et donc sa position sur la relation à entretenir avec Israël.

Si on veut une normalisation avec l’État hébreu, il faut la paix au Moyen-Orient, sinon le Maroc ne va pas en bénéficier, dit-il, évoquant le risque de nuire aux relations avec d’autres nations arabes.

La monarchie marocaine est une monarchie qui écoute la rue, assure l’expert.

Rachid Touhtou rappelle ainsi qu’en 2000, en pleine deuxième Intifada, Rabat était revenu sur un rapprochement, quoique très discrètement, qui avait été opéré la décennie précédente avec Tel-Aviv.

Radio Canada