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L’ancien conseiller de Nicolas Sarkozy s’interroge sur la capacité de Gabriel Attal à surmonter la profonde crise de l’autorité de l’État.

Par Samuel Dufay

Haute taille, prénom chevaleresque et regard franc, Henri Guaino promène le regret de ce que la France aurait pu être. Ce haut fonctionnaire perché sur les cimes du gaullisme rêve à des exploits de légende, des sursauts trop souvent ajournés par la veulerie de nos élites.

Un désenchantement qui, loin de l’accabler, décuple son ardeur. L’ancienne plume de Nicolas Sarkozy, député des Yvelines de 2012 à 2017, observe sans enthousiasme l’apparent virage sarkozyste du pouvoir. Et appelle les élites françaises et européennes à rompre d’urgence avec quarante années d’aveuglement.

Le Point : Y a-t-il du Nicolas Sarkozy en Gabriel Attal ?

Henri Guaino : Comment pourrait-il y en avoir ? Pas la même génération, la même époque, la même origine sociale, le même parcours de vie, pas le même tempérament. Restent des mots et des attitudes. Peut-être parce que Nicolas Sarkozy était le seul homme politique de sa génération qui donnait le sentiment de croire encore au volontarisme politique, et qu’il apparaît comme le dernier de cette espèce quand plus personne ne semble y croire vraiment. Les nouvelles générations de responsables politiques, sentant bien qu’il faut au moins en maintenir l’illusion, en recyclent les mots et les attitudes. Mais en politique, les mots n’agissent pas s’ils ne sont pas portés par une force intérieure et, qui plus est, l’Histoire les use. Depuis 2007, elle les a beaucoup usés, ces mots éprouvés par les crises, rabâchés avec de moins en moins de conviction par des gens qui, ayant de moins en moins d’expérience politique, ont de plus en plus besoin des mots des autres.

Ce très jeune Premier ministre a-t-il le sens de l’État ?

Un jugement de valeur serait un procès d’intention que je me refuse à faire. La question qui se pose est celle de savoir si avec cette très courte expérience de la vie, éduqué dans une époque où l’idéologie dominante dénigrait systématiquement l’État, il saura percevoir, appréhender, comprendre l’essence, la nature de ce qu’il sert et qui n’est pas qu’un appareil bureaucratique. Alors que tant d’autres qui ont exercé le pouvoir n’ont fait que dissoudre leur fonction dans leur moi au lieu de dissoudre leur moi dans leur fonction, ne sera-t-il pas encore plus difficile pour lui d’échapper à cette fatalité ? Aura-t-il, à son âge, la maturité, la profondeur nécessaires pour se libérer de la triple tyrannie de la technocratie qui ne voit que la technique, de la politique politicienne qui ne se préoccupe que des marchandages, de la communication qui ne considère que les apparences, alors que l’État est confronté à une profonde crise de son autorité qui ne se résoudra pas par quelques habiletés ?

Défense de l’autorité et des classes moyennes, retour de Rachida Dati au gouvernement… Comment expliquer l’attrait exercé par le sarkozysme, malgré ses défaites à l’élection présidentielle de 2012 puis à la primaire de 2016 ?

La raison est double. D’abord l’étroitesse du vivier dans lequel le président peut puiser pour trouver des ministres ayant de la personnalité et l’expérience politique nécessaire. Le personnel politique, toutes tendances confondues, s’est considérablement appauvri du fait des excès de la transparence, de l’extension sans fin de la responsabilité pénale des élus et du non-cumul des mandats et parce que les politiciens, comme toujours dans les contextes de crise, sont devenus les boucs émissaires du malaise de la société. La deuxième raison est la volonté de consolider et de pérenniser pour l’avenir la partie du socle sociologique macronien qui vient de l’ancien électorat sarkozyste ou d’attirer celle qui ne l’a pas encore rejoint. Dans tout cela, l’idéologie compte assez peu. Autorité, travail… ce sont des passages obligés pour tous les partis, à l’exception de l’extrême gauche, dans une société où l’autorité et le travail sont en crise et mettent la politique au pied du mur, pour lesquels on entend bien des paroles, mais on attend toujours des politiques.

Avec un Premier ministre dont le discours se veut concret et centré sur le quotidien des Français, ce nouveau gouvernement marque-t-il une étape supplémentaire dans la dépolitisation de la vie publique ?

Les grandes idéologies qui ont dominé les deux siècles précédents se sont écroulées, mais il demeure, parce que c’est inévitable, des idéologies dominantes, ou qui aspirent à le devenir, qui se veulent le contraire d’une idéologie, mais qui le sont quand même. Progressistes, conservatrices, wokes, réactionnaires, écologistes, néolibérales, anticapitalistes, souverainistes, nationalistes, fédéralistes… Elles foisonnent et engendrent un paysage politique complètement éclaté qui se structure davantage qu’avant sur la sociologie ou la psychosociologie plutôt que sur la droite et la gauche. Mais le clivage droite-gauche n’est pas l’horizon indépassable de la politique. La dépolitisation, quant à elle, renvoie à un autre problème : celui de la destruction systématique depuis quarante ans de tous les outils de la politique pour mettre toute la société et l’économie en pilotage automatique. La dépolitisation est une idéologie. L’usage d’un langage terre à terre, voire simpliste, d’une langue appauvrie et soi-disant tournée vers le concret et les préoccupations de la vie quotidienne, est le fruit d’une approche sociologique de l’électoralisme pour essayer de récupérer les classes populaires en sécession, et de l’idéologie de la dépolitisation qui acte l’impuissance de la politique fabriquée par la politique elle-même. Cette langue politique appauvrie révèle un profond mépris des classes populaires, et le catalogue des mesurettes un aveu d’impuissance qui ne trompe personne et qui est au cœur de la crise démocratique. Qui ne mesure l’écart entre l’ampleur du malaise et le discours politique qui prétend y répondre ?

Le « progressiste » Emmanuel Macron veut aujourd’hui que la « France reste la France », entend « redonner des repères » et promeut l’indépendance nationale… Les idées que vous défendez depuis toujours semblent emporter l’adhésion, sans nécessairement se traduire dans les faits. Votre satisfaction n’est-elle pas un peu amère ?

La politique, c’est l’idée, plus les mots, plus les actes. J’entends bien les mots, mais je n’entends pas le reste. Au demeurant, tout l’Occident en vient au même constat d’être dans une impasse. Je me souviens du Prix Nobel américain d’économie, Paul R. Krugman, écrivant à la fin des années 1990 un livre à succès intitulé La mondialisation n’est pas coupable. Il explique aujourd’hui que les économistes ont sous-estimé les effets délétères de la mondialisation sur les sociétés développées. J’entends madame Yellen, secrétaire d’État au Trésor, ancienne présidente de la Fed [réserve fédérale des États-Unis, banque centrale américaine, NDLR], qui explique que désormais en économie la priorité de la politique américaine, c’est la sécurité. Mais l’Europe, elle, ne change pas beaucoup, et la France, derrière le nuage des mots, non plus. Mais oui, je suis triste que pendant quarante ans l’aveuglement des élites européennes et françaises nous ait conduits dans l’impasse actuelle, scolaire, économique, sociale, culturelle, migratoire avec comme horizon la violence des sociétés trop divisées. Et révolté qu’au fond, tout continue sans réelle remise en cause.

Souveraineté nationale et souveraineté européenne sont-elles complémentaires, comme l’a affirmé Gabriel Attal dans son discours de politique générale ?

Il n’a fait que répéter les mots du président de la République. C’est soit ne pas comprendre le sens des mots, soit un mensonge délibéré. Cela me paraît typique du discours pour que tout change sans que rien ne change. On peut vouloir la souveraineté nationale ou bien la souveraineté européenne, mais les deux à la fois, c’est une contradiction dans les termes, une façon de ne rien assumer puisqu’aucune politique ne peut correspondre à cette formule. De Gaulle voulait la souveraineté de la France et l’indépendance de l’Europe. C’était une politique, du temps où la politique ne se moquait pas sans arrêt de tout le monde. Du temps, pour paraphraser Régis Debray, où les hommes d’État voulaient les conséquences de ce qu’ils voulaient.

Le gaullisme et le souverainisme peuvent-ils être aujourd’hui autre chose qu’une déploration nostalgique ?

Et l’état du monde, de l’Occident, de la France, fabriqué par le modernisme néolibéral et le progressisme postmoderne, c’est quoi à part un désastre qui menace de déboucher sur une tragédie ? Ceux qui voulaient nous faire un nouveau monde selon leur goût nous ont refait le pire du très vieux monde. Je ne discuterai pas du souverainisme, qui demeure pour moi un concept flou que je n’emploie pas. Quant au gaullisme, ce n’est pas un catéchisme, c’est une histoire dont tous ceux qui nous gouvernent feraient bien de s’inspirer dans le monde tel qu’il est. S’il y a une nostalgie à avoir, c’est celle des hommes d’État qui ont su dominer les événements. Il faut cesser de parler comme si les hommes avaient tellement changé que nous n’aurions aucune leçon à tirer de ce qui leur est arrivé dans l’Histoire. Nous devons prendre l’Histoire où elle en est, la question est de savoir si nous voulons continuer de l’écrire ou la mettre en pilotage automatique.

Le Conseil constitutionnel a largement censuré la loi immigration. L’État de droit est-il compatible avec la régulation de l’immigration ?

La religion de l’État de droit est incompatible avec la démocratie parce qu’elle signifie qu’au lieu de faire le droit par la démocratie, on fait la démocratie par le droit. Mais faire de l’État de droit une religion, c’est pervertir l’État de droit par le gouvernement des juges. Reste que le sort fait à la loi immigration est un mauvais exemple. C’est plutôt le cas d’école de la politique qui se moque du monde puisque tout le monde connaissait par avance la suite de l’histoire. Voilà ce qui arrive quand tout le monde ne fait plus que la politique des marqueurs en se moquant des conséquences. Si l’on veut faire une politique de l’immigration ou n’importe quelle politique, comme une politique industrielle, par exemple, ou une politique agricole, il nous faut changer notre ordre juridique et donc notre Constitution. Mais ça, c’est de la politique, la vraie, pas celle des marqueurs, pas celle qui fait semblant. Qui la veut ?

Les revendications des agriculteurs révoltés sont-elles d’abord d’ordre matériel, ou expriment-elles un malaise plus profond ?

Le malaise matériel est réel mais il a des racines profondes. Les adeptes du nouveau monde veulent une France, une Europe sans usines et sans fermes. L’agriculture, pour eux, c’est le passé. Le problème auquel leur frénésie de table rase se heurte, c’est que c’est un passé qui ne passe pas, parce que nos sociétés, la société française en particulier, sont de vieilles sociétés paysannes et que même si l’on n’y pense pas, l’agriculture est une question culturelle, identitaire, et puis dans le monde tel qu’il devient, la question de la sécurité alimentaire revient au premier plan. Donc, qu’on le veuille ou non, l’agriculture n’est pas une activité économique comme une autre. Il faut en tirer les conséquences comme on l’a fait pour la culture. Pour infléchir la politique agricole commune, de Gaulle fut capable de faire la politique de la chaise vide. Et nous, de quoi sommes-nous capables ?

Dans un monde turbulent, quelles raisons gardez-vous d’espérer pour la France ?

On ne trouve les raisons d’espérer qu’en soi. Comme le dit Bernanos, l’espérance est une vertu héroïque. Je ne crois pas que la France disparaîtra. Elle a pour elle une place à part dans l’imaginaire du monde, encore faut-il qu’elle soit à la hauteur, que nous soyons un assez grand nombre de Français à le vouloir vraiment et à nous souvenir que « ne pas être lucide, c’est contribuer au pire ».

Le Point