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Qui est le bouc émissaire ? C’est l’innocent qui paie pour les autres. « Ce pelé, ce galeux » dans la fable des Animaux malades de la peste, d’où viendrait tout le mal. Les « corps noirs qui se balancent dans la brise du Sud. Un fruit étrange suspendu aux peupliers. Les yeux révulsés et la bouche déformée » dans la chanson de Billie Holiday. La femme tondue à la Libération, « La malheureuse qui resta/ Sur le pavé/ La victime raisonnable/ À la robe déchirée/ Au regard d’enfant perdue » (Paul Éluard). Bouc dans la Bible. Âne dans la fable. Œdipe chez Sophocle. Chrétien dans l’Empire romain. Lépreux au Moyen Âge. Sorcière aux XVIe et XVIIe siècles.
Protestant à la Saint-Barthélemy. Noble sous la terreur. Bourgeois pendant la Commune. Arménien dans l’Empire ottoman finissant. Petit paysan propriétaire sous Staline. Juif, gitan, homosexuel pour les Nazis. Communiste en Amérique au temps du maccarthysme. Intellectuel pendant la révolution culturelle de Mao. Copte en Égypte. Musulman en Inde. N’importe qui peut l’être. Il n’est pas l’exclusivité d’une idéologie, d’une religion, d’un parti. C’est la nature humaine qui se rappelle à nous.
Il y a un siècle, l’ethnologue britannique James Frazer écrivait : « L’idée qu’on peut transférer ses sentiments de culpabilité ou ses souffrances vers un autre être qui les portera à notre place est une notion familière à l’esprit du sauvage », sous entendant qu’elle était étrangère à l’esprit moderne. C’était quelques années avant que ne se produisît la plus grande persécution de boucs émissaires de l’histoire. L’esprit moderne a effacé le rituel, mais pas la vérité qui se cachait derrière, celle du mécanisme par lequel un groupe miné par la violence mimétique de tous contre tous cherche à se réunifier dans la persécution d’un seul ou d’une minorité désigné comme responsable du malheur collectif. Depuis toujours, il y a des meutes prêtes à bondir sur le bouc émissaire. Autour de nous, elles pullulent.
Le « mâle blanc » est le bouc émissaire de l’indigéniste, le conservateur celui du progressiste, l’élite celui du peuple et le peuple celui de l’élite, l’étranger celui du Français, le Français celui de l’étranger. L’agriculteur est le bouc émissaire de l’écologie, de l’Europe, de la bureaucratie, du libre-échange, le politicien celui de tout le monde. Chaque circonstance fabrique les siens : la pandémie fit du vieux celui du jeune et du jeune celui du vieux, de la famille venue se confiner dans sa résidence secondaire celui de l’habitant du cru et du soignant qui habitait dans l’immeuble celui du voisin qui écrivait la nuit sur sa porte « Assassin ». Le coupable, c’est l’autre, celui que, tout à coup, l’on ne regarde plus comme son semblable. Peut-être n’a-t-il rien fait, mais il nous faut ce coupable jeté en pâture à la violence ou à la peur qui est en nous.
Le Christ nous a appris, dit René Girard, que le bouc émissaire est innocent. Mais cette vérité n’est bonne que pour les autres : leurs boucs émissaires sont innocents, les nôtres forcément coupables. L’esprit humain trouve toujours le moyen de s’arranger avec la vérité quand ça l’arrange : le Grec du temps de Sophocle croit vraiment que c’est le double sacrilège du parricide et de l’inceste d’Œdipe qui a attiré la malédiction de la peste sur la cité ; le Romain du temps de Néron, que les chrétiens ont incendié Rome ; l’homme du Moyen Âge, que le responsable de la Peste noire, c’est le Juif ou le lépreux, qui empoisonnent les puits. Calas est innocent, mais, puisqu’il est protestant, il est coupable d’avoir tué son fils, qui voulait se convertir au catholicisme. Les massacres de septembre 1792 sont perpétrés par de braves citoyens qui sont convaincus que les nobles et les prêtres, dans leurs cachots, vont assassiner les patriotes. Esterhazy est coupable, mais Dreyfus, juif, ne peut pas être innocent.
Ce qui fait le vrai coupable, c’est ce qu’il a fait, non ce qu’il est. Mais la logique du bouc émissaire, c’est celle du loup qui dit à l’agneau : « – Si ce n’est toi, c’est donc ton frère./ – Je n’en ai point . – C’est donc quelqu’un des tiens. » Quand beaucoup de gens souffrent, un cri domine tous les autres : « Tous pourris ! » À la moindre occasion, la meute se jette sur le politicien-bouc émissaire, coupable ou pas. Cela finit toujours mal pour tout le monde, pour la démocratie et la liberté, et ceux qui ameutent cette meute jouent avec le feu. Le sort fait au riche et au patron n’est pas plus enviable. Qu’un fils de milliardaire soit nommé par son père président d’une filiale du groupe qu’il dirige et dont il est l’actionnaire principal et, aussitôt, la meute l’attaque. Lui reproche-t-elle de ne pas être compétent ? Non. Seulement d’être un fils de riche.
On parle de l’assisté comme on parlait du lépreux au Moyen Âge. On montre du doigt le chômeur qui n’aurait qu’à traverser la rue pour trouver du travail. En tendant l’oreille, on entend la meute murmurer : « Ils l’ont bien cherché », alors que, la plupart d’entre eux, ne sont ni fainéants ni fraudeurs, et vivent l’assistance ou le chômage comme un enfer dont ils ne demandent qu’à pouvoir s’évader. La meute réclame qu’on les étrangle financièrement pour qu’ils soient obligés de prendre n’importe quel emploi, n’importe où. Abîmer leur vie n’a pas d’importance puisqu’ils « l’ont bien cherché ». Celle de leurs enfants non plus. Mais quelles sortes d’adultes sortiront de ces enfances abîmées ? Celui qui travaille et qui ne s’en sort pas est aussi un bouc émissaire qui n’en peut plus de payer pour les autres. Mais ni l’assisté, ni le chômeur, ni le travailleur de la classe moyenne ne sont pour rien dans les politiques qui depuis des décennies font les salaires trop bas, la rente foncière trop haute et partir nos emplois à l’autre bout du monde.
L’immigré, autre bouc émissaire, est accusé de prendre les emplois des Français. Mais qui a fait venir l’immigré en situation régulière pour maintenir la pression sur les salaires ? L’immigration récente incontrôlée a apporté son lot de désordres, de délinquance, de violences, mais qui a ouvert en grand les vannes de l’immigration dans une société en crise devenue incapable d’assimiler ? Qui est responsable de l’abandon des « territoires perdus de la République » à la loi des trafiquants et des islamistes, du « pas de vague » à l’école, de la destruction méthodique de la transmission, du dénigrement de toutes les formes d’autorité, de la faiblesse de nos réponses pénales à la violence, de notre pusillanimité dans la défense de nos principes ? On dit souvent qu’il faut avoir le courage de nommer les choses. Mais, le bouc émissaire, c’est une façon de ne nommer ni la cause, ni la faute, ni le coupable.
Méfions-nous, le bouc émissaire rôde, même là où on ne l’attend plus : durant la pandémie, bien des gens qui ne se sentaient pas antisémites comptaient, sur les plateaux de télévision, les médecins juifs. Il y a des figures de boucs émissaires qui, ayant derrière elles des millénaires de persécutions, imprègnent profondément l’inconscient collectif, et la tragédie du conflit israélo-palestinien jette les uns contre les autres les juifs et les musulmans du monde entier, victimes sacrificielles les unes des autres, qui n’y sont pour rien. Chrétiens, juifs, musulmans, ou damnés de la terre, selon les lieux… Nous vivons, moment dangereux, le grand retour de tous les refoulés de l’histoire, ceux des civilisations, des religions, des luttes de classes, des luttes de peuples, des luttes de races avec leurs cortèges de boucs émissaires.
Sarah Halimi, torturée, défenestrée, est juive. Son assassin est musulman. On le déclare pénalement irresponsable. Pas de procès, pas de personne à juger. Il ne reste de l’assassin que la figure du musulman. Eschyle nous l’a dit : la raison d’être du procès est de briser le cercle de la vengeance. Pas de procès, le bouc émissaire devient le coupable de substitution sur lequel on se venge : « En ce temps-là, pour ne pas châtier les coupables, on maltraitait des filles. On allait même jusqu’à les tondre » (Paul Éluard).
Quand on brouille la frontière entre le radicalisé et le musulman modéré, on fait le jeu de l’islamiste qui veut faire de tous les musulmans les boucs émissaires des non-musulmans pour accentuer le repliement communautaire. Quand on laisse faire la centaine de délinquants qui pourrit la vie de tout le quartier, de toute la ville, ce sont tous les habitants du quartier qui deviennent les boucs émissaires de toute la ville. Quand 95 % des obligations de quitter le territoire français ne sont pas exécutées, la frontière se brouille entre l’étranger qui pose un problème et l’étranger qui n’en pose pas. On regarde alors ces derniers avec suspicion et de la suspicion au bouc émissaire, il n’y a qu’un pas.
On fait advenir le bouc émissaire quand on ne désigne pas et que l’on ne punit pas ou pas assez le criminel, le violeur, le voyou, le casseur, le pilleur, l’adepte du rodéo urbain qui met en danger la vie des autres, le récidiviste, le trafiquant de drogue qui vend son poison et tire sur ses concurrents dans la rue avec une kalachnikov, celui qui manipule la meute sur les réseaux sociaux, la bande dont la violence n’a plus aucune limite ou le mineur qui fait les basses besognes du caïd parce qu’avec l’excuse de minorité il ne risque presque rien.
Qu’un casseur, un voyou, soit blessé ou décède lors d’une interpellation ou d’un refus d’obtempérer, sans attendre, le policier est présumé coupable, sous les cris de la meute qui hurle : « Tout le monde hait la police ! ». Sa carrière et sa vie sont brisées, quelle que soit l’issue judiciaire. Mais le voyou qui traîne le policier sur vingt mètres avec sa voiture après un refus d’obtempérer, lui, n’est condamné qu’à trente-cinq heures de travaux d’intérêt général. Le policier-bouc émissaire finira un jour par regarder ailleurs quand il sera témoin d’un délit.
Sitôt désigné, le destin du bouc émissaire est scellé : la persécution, la mort sociale ou la mort en vraie quand, poussé à bout, le bouc émissaire-agriculteur, policier, gendarme, enseignant ou adolescent, harcelé, se suicide ou quand un illuminé excité par la meute, passant à l’acte, tue le curé, le couple de policiers qui rentre chez lui le soir, le professeur qui enseigne la liberté de l’esprit, ou, à Chicago, un enfant musulman dans la rue, à Toulouse, trois enfants juifs dans la cour de leur école, des enfants qui « ne demandaient rien à Dieu que son soleil ». Éternel recommencement du sacrifice des victimes innocentes dans les sociétés malades de la violence. Si la nôtre se condamne à ne plus être qu’un creuset de rivalités exacerbées, si elle ne reconstruit pas son unité autour d’une espérance partagée, d’un imaginaire commun, si tous ceux qui l’habitent n’apprennent pas à s’y reconnaître dans une civilisation et une civilité, si elle ne retrouve pas la maîtrise de ses lois et de ses frontières, c’est-à-dire la maîtrise de son destin, si elle ne se guérit pas de la haine de soi, porte grande ouverte à la haine des autres, alors, de ses fractures innombrables qui se creusent dangereusement, naîtront toujours plus de boucs émissaires, et le bouc émissaire à bout parfois, au lieu de se suicider, se révolte.
«L’homme révolté est un homme qui dit “non”. Dans ce non, il y a : vous avez franchi une limite » : hier le pêcheur, le « bonnet rouge », le « gilet jaune », aujourd’hui l’agriculteur. Et demain lequel ? Et jusqu’à quelle extrémité ? La violence engendrant la violence, la meute qui se déchaîne entraînant les moins violents dans la violence comme lors des émeutes urbaines, chacun y sera à la fois lyncheur et lynché, persécuté et persécuteur dans la guerre de tous contre tous, jusqu’à ce que s’impose celle du tous contre un. De quelle minorité innocente ce dernier aura-t-il le visage ? Nul ne le sait encore. Mais la logique du bouc émissaire en désignera un.
Comment l’éviter si le politicien se laisse aller à la tentation d’instrumentaliser les meutes, ou, si, devenu lui-même bouc émissaire, il cède à celle de détourner sur d’autres boucs émissaires la vindicte populaire ? On attend des hommes d’État qui ne céderont ni à l’une, ni à l’autre. Quand il s’agit de canaliser les passions humaines, il ne faut pas trop rêver. Mais un peu quand même. L’espérance est une vertu, même si elle est héroïque, et c’est à chaque conscience héroïque et lucide qu’incombe l’effort inlassable de désigner les vrais coupables et de laver de tout soupçon la victime innocente, comme Zola dans « J’accuse… », innocentant Dreyfus, comme Clemenceau faisant la leçon aux juges de Zola et à travers eux à tout le genre humain : « Messieurs, voyez ce Christ en croix. La voilà la chose jugée, on l’a mise au-dessus du juge pour qu’il ne fût pas troublé de cette vue. C’est à l’autre bout de la salle qu’il faudrait placer l’image afin qu’avant de rendre sa sentence, le juge eût devant les yeux l’exemple d’erreur judiciaire, que notre civilisation tient pour la honte de l’humanité. »