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Le drame du Taureau et le commentaire de Macron sur les « bottes sur le terrain » divisent les deux nations à la base de l’intégration européenne.

Molly O’Neal

Les relations entre les partisans européens de l’Ukraine ont été bouleversées par les récents développements sur le champ de bataille, qui indiquent que la Russie pourrait avoir pris le dessus, alors que le financement américain pour le soutien militaire à l’Ukraine est au point mort.

Le « tandem » franco-allemand, qui a soutenu l’intégration européenne pendant des décennies, a été perturbé par des désaccords évidents entre le président français Emmanuel Macron et le chancelier allemand Olaf Scholz. Les récentes frictions proviennent du refus persistant de Scholz d’envisager la fourniture de missiles de croisière Taurus à longue portée à l’Ukraine et de la déclaration très contestée de Macron, le 26 février, selon laquelle le déploiement des forces de l’OTAN en Ukraine ne devrait pas être exclu. Le lendemain, M. Scholz a catégoriquement exclu tout déploiement de forces allemandes ou de l’OTAN en Ukraine.

Au cours des deux dernières années de guerre, l’Allemagne a surpris ses détracteurs en se hissant au deuxième rang des fournisseurs d’armes à l’Ukraine, derrière les États-Unis. Ces dernières semaines, cependant, l’Allemagne est redevenue le souffre-douleur de l’Ukraine, Scholz ayant refusé d’accéder à la demande de missiles Taurus formulée de longue date par l’Ukraine. Il semble s’agir d’une répétition du débat de 2022 sur la fourniture de chars allemands Leopard, mais les perspectives de victoire ukrainienne, alors très prometteuses, se sont considérablement estompées.

L’objection de Scholz à la fourniture du missile Taurus est contestée au sein de sa coalition gouvernementale (qui comprend les Verts et les Libéraux démocrates, ainsi que ses propres sociaux-démocrates). Il a déclaré, tout récemment le 4 mars, que sa principale réserve était que le missile Taurus ne pourrait être utilisé par l’Ukraine qu’avec l’aide et la présence sur le sol ukrainien d’un certain nombre de militaires allemands.

Un sondage d’opinion publié le 27 février a montré que 56 % des Allemands étaient opposés à l’envoi du missile Taurus à l’Ukraine. Une majorité de partisans du SPD s’y oppose (46 % contre 41 %), tandis qu’une majorité de partisans du FDP y est favorable (48 % contre 46 %). Parmi les partis au pouvoir, les Verts sont les seuls à être majoritairement favorables à l’envoi des missiles (52 % contre 34 %). Il est surprenant de constater que les personnes interrogées qui s’identifient au principal parti d’opposition de centre-droit, les démocrates-chrétiens, sont plus nombreuses à s’opposer au déploiement qu’à le soutenir (48 % contre 45 %), malgré le soutien de leur délégation parlementaire à l’envoi des missiles.

Enfin, une grande majorité (87 %) des personnes s’identifiant à l’AfD, parti populiste d’extrême droite, s’est opposée au déploiement proposé.

Fuite russe d’officiers de l’armée de l’air sur le déploiement du Taurus

Une conversation entre le chef de la Luftwaffe, le général Ingo Gerwartz, et trois autres officiers supérieurs de l’armée de l’air allemande, datant du 19 février, a été interceptée et publiée en ligne le 1er mars. Cette conversation traitait en détail de la manière dont les missiles Taurus pouvaient être déployés sans la présence de personnel militaire allemand sur place. Les officiers préparaient un briefing pour le ministre de la défense Boris Pistorius sur la faisabilité, le calendrier et les aspects pratiques du déploiement, sans toutefois l’approuver ou s’y opposer clairement.

Les officiers ont discuté de la manière dont les missiles Taurus pourraient être utilisés pour détruire le pont de Kerch, mais ils n’ont pas eux-mêmes préconisé le choix de cette cible. Leur discussion n’a pas abouti à une conclusion sur la manière dont l’Allemagne pourrait déployer les missiles de manière efficace sans franchir la ligne rouge politique concernant la présence militaire allemande en Ukraine.

En outre, Gerwartz a indiqué que la destruction du pont de Kertch, bien que techniquement réalisable, n’était pas susceptible de changer le cours de la guerre. La transcription de cette conversation a été publiée par le radiodiffuseur public russe RT et est présumée avoir été interceptée par les services de renseignement russes. La presse officielle russe a faussement décrit la conversation des officiers comme un complot visant à garantir le déploiement des missiles et à forcer la main du chancelier.

M. Pistorius a qualifié la publication de la transcription de guerre de l’information russe visant à semer la discorde parmi les partisans occidentaux de l’Ukraine. Le débat national allemand sur ce scandale s’est principalement concentré sur l’attribution de la responsabilité de l’échec flagrant de la sécurité des communications. Les partisans du déploiement du Taurus ont profité de l’incident pour redoubler d’efforts afin de forcer Scholz à changer d’avis.

Depuis la publication de la conversation, M. Scholz a répété que le problème de la fourniture de missiles Taurus se résumait au problème insurmontable de savoir comment garantir une utilisation efficace des missiles Taurus sans devenir soi-même une partie au conflit. La conversation qui a fait l’objet d’une fuite faisait allusion à la présence et à l’implication présumées de militaires britanniques et français dans le fonctionnement des missiles de croisière Storm Shadow et Scalp fournis à l’Ukraine par la Grande-Bretagne et la France, respectivement. Les deux pays ont exprimé leur indignation face au manque de sécurité qui a permis l’interception de la conversation.

Macron se montre à la hauteur ?

Alors que l’Allemagne s’enferme dans sa prudence caractéristique, le président français Macron a lancé un effort pour mobiliser un élan européen uni afin de revitaliser le soutien à l’Ukraine en convoquant une réunion organisée à la hâte des dirigeants européens sur la défense de l’Ukraine à Paris le 26 février.

Cette réunion s’inscrivait dans le sillage de la conférence annuelle de Munich sur la sécurité qui s’était tenue la semaine précédente et dont l’ambiance était plutôt morose quant aux perspectives de rétablissement de la situation militaire de l’Ukraine. Lors de la conférence de presse de clôture de la réunion de Paris, M. Macron a affirmé de manière surprenante que le déploiement de troupes de l’OTAN ne devait pas être exclu, tout en reconnaissant qu' »aucun consensus » ne s’était encore formé autour de cette idée. M. Macron semble avoir à l’esprit le déploiement de troupes françaises ou de l’OTAN dans des rôles non combattants, tels que le déminage. Cette idée a néanmoins été critiquée par une grande partie de l’opposition politique en France.

Les dirigeants présents à la conférence ont décidé de donner suite à une proposition tchèque visant à augmenter le financement bilatéral européen afin d’acheter 800 000 obus d’artillerie pour l’Ukraine auprès de pays non membres de l’UE, afin de compenser l’insuffisance de l’approvisionnement en obus en Europe. M. Macron s’est rendu à Prague le 5 mars pour approfondir cette idée et a insisté sur le fait qu’un éventuel déploiement des forces de l’OTAN ne devait pas être exclu et que les alliés ne devaient pas être « lâches ». L’Allemand Pistorius a rapidement qualifié ce langage d’inutile.

Les Allemands trouvent exaspérant que la France, qui a apporté un soutien militaire bien moindre à l’Ukraine que l’Allemagne, reproche aux autres d’être timides. Le « Ukraine Support Tracker » de l’Institut Kiel en Allemagne (dernière mise à jour le 15 janvier) évalue les engagements de l’Allemagne en matière d’aide militaire à 17,7 milliards de dollars et ceux des États-Unis à 42,2 milliards de dollars, la France se situant loin derrière avec 0,6 milliard de dollars. Paris a contesté la méthodologie de Kiel.

Pourquoi c’est important

Roger Cohen, du New York Times, a récemment noté que, sans aucune tentative évidente d’obtenir un soutien préalable à son initiative, M. Macron a cherché à réinjecter de la confiance parmi les partisans européens de l’Ukraine et à produire une « ambiguïté stratégique » pour ébranler la confiance des Russes. Au lieu de cela, il a mis à nu les divisions entre les alliés sur la question de savoir jusqu’où ils sont prêts à aller pour défendre l’Ukraine et a provoqué une rupture ouverte avec l’Allemagne. Le cheminement tortueux de M. Macron vers sa dernière incarnation faucon limite sa crédibilité à mobiliser l’Europe derrière lui.

La résistance de l’Allemagne à fournir des missiles Taurus est directement liée à son inquiétude face à ce qu’elle considère comme la position imprudente de Macron sur d’éventuels déploiements de l’OTAN en Ukraine. L’Allemagne reste apparemment déterminée à ne pas franchir la ligne qui sépare l’assistance à l’Ukraine dans sa légitime défense et la participation au conflit. L’opposition du public allemand au déploiement du Taurus, toutes tendances politiques confondues (à l’exception notable des Verts), conforte la position de M. Scholz.

Même si l’initiative de Macron semble avoir divisé plutôt que mobilisé un front européen uni pour défendre l’Ukraine, son activisme démontre la prise de conscience naissante que l’Europe aura davantage de responsabilités dans l’armement de l’Ukraine en raison du blocage du programme d’aide américain et de l’approche des élections américaines.

Le résultat malheureux de ces récents développements est d’entraver le tandem franco-allemand qui a été crucial pour le bon fonctionnement de l’UE pendant des décennies. Ce clivage ouvert n’est pas le bienvenu alors que l’UE dans son ensemble s’efforce de parvenir à un réarmement plus unifié, coordonné et généreusement financé, dans lequel Berlin et Paris doivent jouer un rôle de premier plan.

Molly O’Neal est professeur d’université et chercheur, avec une longue carrière diplomatique centrée sur l’Europe centrale, la Russie et l’Eurasie. Professeur Fulbright à Varsovie et à Dresde, elle est titulaire d’un doctorat de l’université Johns Hopkins.

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