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Yakov M. Rabkin

Edward Armitage, « The Festival of Esther », 1865, Royal Academy of Arts 03/1188

La fête juive de Pourim, relatée dans le Livre d’Esther, célèbre la délivrance d’un génocide. Comment la célébrer quand la mort et la famine tuent des milliers de personnes à Gaza, et que la rhétorique de la fête, à savoir la mémoire de l’ennemi juré Amalek, est utilisée par les politiciens israéliens qui en sont responsables ?

La tradition juive, telle que façonnée par le judaïsme rabbinique, abhorre la lecture littérale de la Torah, tout en la considérant comme l’objet le plus sacré qui soit. C’est d’ailleurs ce qui distingue les Juifs des Karaïmes, qui restent attachés au littéralisme. On peut avancer différentes raisons pour expliquer l’insistance des rabbins à interpréter les versets bibliques. Ils considèrent que le texte est intemporel et que, pour lui donner un sens pour les générations futures, ils doivent l’expliquer et le décoder. Cette vision dynamique de l’éternel se reflète dans le terme même utilisé pour désigner la loi judaïque, la halakha, qui dérive de la racine « bouger ». Il se peut que les rabbins ne se sentent pas à l’aise avec la lecture littérale et qu’ils proposent leur propre interprétation d’un verset biblique. Cette approche rejette l’anachronisme et le fondamentalisme et tente de faire de la Torah une source d’inspiration vivante.

La violence n’est pas rare dans les textes bibliques. Le Pentateuque et plusieurs livres des prophètes, comme Josué et Juges, regorgent d’images violentes. Du commandement génocidaire d’exterminer sept nations habitant la Terre promise à l’obligation d’effacer la mémoire d’Amalek, de nombreux épisodes semblent promouvoir le massacre. L’Israël biblique a été conquis dans des conditions que l’on peut difficilement qualifier de pacifiques.

Mais loin de glorifier la guerre, la tradition juive minimise résolument les prouesses militaires comme raison principale des victoires mentionnées dans la Bible. Après la destruction du second temple de Jérusalem par les Romains, la vie juive s’est transformée. Dans le contexte du judaïsme, l’anéantissement de Jérusalem a défini l’attitude normative à l’égard de la force, de la résistance et de la terre d’Israël pendant près de deux millénaires.

Plutôt que de promouvoir la vengeance, la tradition juive encourage l’examen de conscience. Après une calamité ou un malheur, il est conseillé d’examiner et de corriger ses propres erreurs (lefashpesh bemaasaw). Cette approche suggère que le Temple a été rasé par les Romains à cause de la haine gratuite entre les Juifs, et que le premier exil en Babylonie a eu lieu à cause de relations sexuelles illicites, de meurtres et d’idolâtrie.

Le siège romain de Jérusalem au premier siècle, comme le siège israélien de Gaza, a fortement divisé les Juifs. Les érudits de la Loi avaient tendance à favoriser un compromis négocié, tandis que les zélotes organisaient une riposte énergique. Les exégètes classiques, comme l’Italien Ovadia Seforno (1470-1550), ont condamné les partisans de la lutte armée en des termes particulièrement sévères : « Si les Zélotes avaient écouté Rabbi Yohanan Ben Zakkaï [un éminent érudit opposé à la violence], le Temple de Jérusalem n’aurait pas été détruit ». Compte tenu de la place centrale qu’occupe le Temple dans le judaïsme, l’accusation est grave et constitue une mise en garde contre toute tentation collective de recourir à la force. La Mishna définit un homme fort comme quelqu’un qui parvient à contrôler ses propres inclinations, passions et pulsions (Pirke Avot, 4:1).

Mais que fait la tradition juive de la violence explicite mentionnée dans la Torah ? La tradition orale l’interprète de manière allégorique : l’épée et l’arc utilisés par le patriarche Jacob contre ses ennemis (Genèse 48, 22) deviennent prière et supplication (Bereshit Rabba 97, 6) ; la victoire de Benaiah sur Moab (2 Samuel 23, 20) représente désormais l’étude de la Torah (Talmud de Babylone, Berakhot, 18b).
Pour certains, Pourim est un modèle de résolution des conflits. L’histoire est aussi simple que prophétique. Haman, le vizir perse, a planifié un massacre total : « détruire, tuer et anéantir tous les Juifs, jeunes et vieux, petits enfants et femmes, en un seul jour » (Esther 3:13). La réaction des Juifs fut de proclamer un jeûne de repentance, mais en même temps de trouver un moyen d’influencer le roi et de contourner ainsi le vizir et son décret. La reine Esther intervint, révéla au roi ses origines juives et le convainquit d’arrêter le génocide prévu. « Mais il ne vint à l’esprit d’aucun Juif d’utiliser des moyens physiques contre Haman », note le rabbin Elhanan Wasserman dans son commentaire sur l’histoire de Pourim écrit à la fin des années 1930 (Jewish Guardian 1977, 8-9). Pourtant, le massacre de 75 000 personnes par les Juifs, mentionné dans le dernier chapitre, bien qu’explicitement autorisé par le roi, suscite l’angoisse et appelle à l’interprétation.

L’une de ces initiatives a été entreprise par le Centre Shalom de Philadelphie. Plusieurs personnes ont rédigé leur propre version du chapitre final. Beaucoup se sont inspirés de sources judaïques classiques, conscients que la violence ne peut qu’engendrer plus de violence et des cycles de vengeance. Un commentaire suggère que les Juifs offraient de la nourriture à leurs anciens ennemis, ce qui correspond à la coutume de Pourim qui consiste à s’envoyer des objets comestibles. En outre, un tel comportement serait considéré comme héroïque. Avot de Rabbi Nathan, une source du 8e siècle, définit un héros comme quelqu’un qui peut transformer un ennemi en ami (23:1).

Pourtant, de nombreux adeptes du judaïsme national (ou, en hébreu, dati-leumi), y compris des membres de l’actuel gouvernement israélien, vénèrent un héros d’un autre genre. Ils ont érigé un sanctuaire à la mémoire du Dr Baruch Goldstein (1956-1994), un médecin né aux États-Unis, qui a massacré des dizaines de musulmans priant à Hébron le jour de Pourim. Il avait apparemment été influencé par les lectures bibliques associées à Pourim, appelant à l’extermination d’Amalek. Il a vu Amalek dans les musulmans et les Palestiniens, ce qui a inspiré sa mission meurtrière.

L’association des Palestiniens à Amalek semble être devenue si courante en Israël qu’elle encourage la cruauté débridée des soldats des FDI envoyés à Gaza. Ils chantent avec joie qu’ils sont en train de détruire Amalek. Le lien direct entre les textes bibliques et les défis auxquels Israël est confronté encourage la violence, comme l’a montré de manière saisissante la Cour internationale de justice de La Haye en janvier 2024.

Les Juifs ont longtemps associé leurs ennemis à Amalek. Les juifs qui s’opposent à la colonisation sioniste de la Palestine ont souvent dépeint les sionistes, entre autres, comme des Amalécites. Mais ils n’ont jamais eu recours à la violence dans leur lutte contre l’Amalek moderne. Certains rabbins ont plutôt appelé les fidèles à résister à l’Amalek interne et à combattre l’émotion, en langage rabbinique, le mauvais penchant (yetser har’a), qui pousse certains Juifs à s’identifier au sionisme et à l’État qui incarne cette idéologie. La valeur numérique (gematria) des lettres constituant Amalek est égale à celle des lettres du mot safeq, le doute. Ces rabbins affirment que le rejet du sionisme ne doit laisser place à aucun doute.

L’implantation sioniste en Palestine et la déclaration unilatérale d’indépendance de l’Etat d’Israël en 1948 ont remis en cause la tradition de non-littéralisme, certainement parmi les colons sécularisés, mais à peine moins parmi ceux qui sont affiliés au judaïsme national. Dès le début, le sionisme a encouragé l’amour de la terre, un amour qui a pris des formes politiques et idéologiques. Les randonnées dans la nature, la Torah à la main, ont pour but de transmettre une connaissance intime du terrain mentionné dans les versets bibliques. Cette intimité organique engendre un rapport littéral avec la Torah qui relate des événements censés s’être déroulés principalement sur cette terre.

Mais les événements racontés dans le Livre d’Esther se situent ailleurs. Face à la poursuite des massacres et de la famine des Palestiniens de Gaza, nous pouvons célébrer Pourim en transformant la violence qu’il contient en une manifestation d’empathie. Nous pouvons écrire notre propre fin au livre d’Esther. Après tout, Pourim est une fête de transformation radicale. Haman pensait être celui que le roi honorerait, mais c’est son pire ennemi, Mordechai, qu’il a été contraint de louer et de faire parader. Les Juifs risquaient un génocide, mais les rôles se sont inversés, transformant un jour d’angoisse en fête. La Torah est éternelle précisément parce qu’elle n’est pas immuable et qu’elle permet des interprétations sensibles au temps, y compris celles du livre d’Esther.

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