Les objectifs du président américain Joe Biden à Gaza s’alignent sur ceux de Tel-Aviv. Mais la mise en œuvre de ces objectifs par le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou se heurte fortement aux intérêts des États-Unis, sapant leur puissance douce ailleurs dans la région.
Mohamad Hasan Sweidan

(Crédit photo : The Cradle)
Lors d’une interview accordée à MSNBC le mois dernier, le président américain Joe Biden a adopté une rare position de fermeté à l’égard de son fidèle allié israélien, insistant sur le fait qu’une invasion de Rafah par l’armée d’occupation – sans plan axé sur la population civile – franchirait une « ligne rouge ». Il a ensuite répondu à son avertissement en affirmant le soutien indéfectible de Washington à Tel-Aviv et en promettant qu’il ne « quitterait jamais Israël ».
L’Israeli Broadcasting Corporation, citant des sources politiques anonymes, a déclaré que l’appel téléphonique entre Biden et Netanyahu le 4 avril avait été « plus difficile que prévu ». La Maison Blanche a déclaré que le ton ferme de M. Biden au cours de l’appel reflétait une « frustration croissante » face au manque de coopération de Tel-Aviv en matière de protection des civils.
Cette contradiction entre les mots et le comportement met en évidence le dilemme auquel la Maison Blanche est confrontée dans ses interactions avec le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu. On ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre. Si les États-Unis cherchent à tempérer les politiques agressives de M. Netanyahou – au moins pour la consommation publique – ils cherchent à le faire sans compromettre la stabilité de son gouvernement de coalition extrémiste.
En bref, chaque mot est pesé dans les annonces publiques américaines afin d’équilibrer cette fine ligne. À la suite d’une réunion virtuelle entre le conseiller à la sécurité nationale Jake Sullivan et des responsables israéliens le 1er avril, qui comprenait des discussions sur le projet d’incursion israélienne à Rafah, un communiqué de la Maison Blanche s’est contenté de noter ce qui suit : « Les deux parties ont eu, pendant deux heures, un dialogue constructif sur Rafah. Elles ont convenu qu’elles partageaient l’objectif de voir le Hamas vaincu à Rafah ».
Le 26 mars, un briefing du ministère israélien de la défense a révélé que le secrétaire américain à la défense, Lloyd Austin, « a exprimé le point de vue selon lequel les bataillons du Hamas encore présents à Rafah doivent être démantelés, qu’il s’agit là d’un objectif légitime que nous partageons ». Il a ajouté que « Rafah ne devrait pas être un refuge pour le Hamas. Nulle part dans la bande de Gaza cela ne devrait être le cas ».
On peut conclure de ces déclarations insipides que l’administration Biden et le gouvernement Netanyahou s’accordent sur les objectifs de la guerre. Dès le début des hostilités, les États-Unis ont activement collaboré aux processus décisionnels israéliens, en veillant à les aligner sur les objectifs stratégiques. De hauts fonctionnaires américains, dont M. Biden, le secrétaire d’État Antony Blinken et le secrétaire d’État Austin, ont participé aux réunions du cabinet de guerre israélien.
Trois jours après le lancement du déluge Al-Aqsa, M. Biden a déclaré « clairement » : « Nous sommes aux côtés d’Israël. Nous sommes aux côtés d’Israël. Et nous veillerons à ce qu’Israël dispose de ce dont il a besoin pour prendre soin de ses citoyens, se défendre et répondre à cette attaque ».
Des tensions croissantes avec Tel-Aviv
Malgré cette vision stratégique commune, les événements récents ont mis en lumière les désaccords naissants entre M. Netanyahou et M. Biden. Ces divergences portent sur les méthodes utilisées pour préserver la sécurité et l’avenir d’Israël. Le cœur du différend peut être résumé comme suit :
L’administration Biden considère la voie de la normalisation, telle que définie dans les accords d’Abraham de 2020 de l’ère Trump, comme une opportunité historique de renforcer la paix régionale, le joyau de la couronne étant un accord de normalisation israélo-saoudien.
Lors d’une visite en Arabie saoudite, M. Blinken a averti que les opérations militaires en cours à Gaza pourraient compromettre les perspectives de normalisation israélo-saoudienne, ce qui constitue un intérêt stratégique majeur pour Tel-Aviv au niveau régional :
« Presque tous les pays de la région veulent intégrer Israël, normaliser leurs relations avec lui et l’aider à se protéger. Mais cela passe notamment par la création d’un Etat palestinien, et cela passe aussi naturellement par la fin des opérations militaires à Gaza. »
Un État palestinien est, bien entendu, un anathème pour la coalition de M. Netanyahou, le gouvernement le plus extrémiste de la courte histoire d’Israël. Mais les États-Unis s’inquiètent également de plus en plus de la possibilité que la guerre à Gaza débouche sur une guerre régionale plus large, dans laquelle ils seraient contraints de s’engager pour protéger leur allié colonisateur.
Du point de vue de Washington, l’identité d’Israël en tant qu' »entité fonctionnelle » est importante car elle répond aux objectifs géopolitiques des États-Unis dans la région. À l’inverse, M. Netanyahou et la droite israélienne accordent la priorité à l’identité d’Israël en tant qu’État-nation juif. Cette divergence s’accentue face aux menaces existentielles, lorsque l’identité nationale prend le pas sur les rôles fonctionnels, faisant peser des risques plus importants sur Israël que sur les États-Unis.
Intérêts régionaux et politique intérieure
Mais la crise humanitaire catastrophique à Gaza limite désormais la capacité des États-Unis à apporter un soutien international à la poursuite de la guerre par Israël, les actions de Netanyahou exacerbant la situation et détruisant la réputation de « défenseur » des droits de l’homme des États-Unis dans le monde entier.
Ces derniers mois, Washington a été contraint d’adopter une rhétorique soulignant la nécessité pour Israël de respecter les lois internationales et de protéger les civils. Dans le même temps, cependant, il continue de soutenir l’État d’occupation en lui fournissant tous les outils nécessaires pour tuer la population de Gaza.
Il est devenu tout à fait clair qu’en dépit des violations persistantes par Israël des lois, normes et conventions internationales, les États-Unis continuent de fournir, et même d’accroître, un soutien militaire important à Israël, alors que d’autres alliés de Tel-Aviv envisagent d’interrompre le transfert d’armes à l’armée d’occupation.
Après tout, les actes sont plus éloquents que les paroles.
L’opinion publique américaine reflète une opposition croissante aux crimes de guerre commis par Israël à Gaza, des sondages récents montrant qu’une majorité d’Américains est opposée aux brutalités de l’armée d’occupation. Un sondage Gallup réalisé entre le 1er et le 20 mars montre que 55 % des personnes interrogées aux États-Unis s’opposent à l’action militaire israélienne dans la bande de Gaza, soit une augmentation de 10 % par rapport aux sondages de novembre.
Ce sentiment public suggère une dissonance croissante entre les actions du gouvernement américain et les préférences des électeurs, la popularité de Joe Biden étant en chute libre dans les sondages nationaux.
Parallèlement, l’ordre mondial « fondé sur des règles » dominé par les États-Unis fait l’objet de vives critiques de la part d’adversaires tels que la Russie et la Chine, qui prônent un retour au droit international. L’assaut brutal d’Israël à Gaza contredit tout ce que Washington prêche depuis des décennies au sujet de ses « règles ».
Tel-Aviv a ignoré de manière générale la résolution 2728 du Conseil de sécurité des Nations unies, qui prévoit un cessez-le-feu pendant le mois sacré du Ramadan, et est accusé de violer tous les aspects du droit humanitaire international.
Le gouvernement de M. Netanyahou est responsable du massacre de dizaines de milliers de civils à Gaza – dont deux tiers de femmes et d’enfants – qui a valu à Israël d’être traîné pour la première fois devant la Cour internationale de justice (CIJ) pour génocide. Il a ensuite violé la convention de Vienne de 1961 sur les relations diplomatiques en prenant pour cible le consulat iranien à Damas, en Syrie, le 1er avril.
La lutte de Netanyahou pour sa survie
Plusieurs raisons fondamentales poussent M. Netanyahou à soutenir, à affronter, voire à ignorer les positions de M. Biden. L’incertitude de l’avenir politique du premier ministre israélien est au cœur de ces raisons : Il est parfaitement conscient qu’arrêter la guerre sans obtenir de victoires stratégiques se traduisant par un capital politique dévastera son héritage politique et lui fera porter le poids de tous les résultats obtenus depuis le 7 octobre.
Confronté à des alternatives limitées, M. Netanyahou opte pour la confrontation, misant sur la possibilité de tenir jusqu’aux prochaines élections américaines de novembre.
Pour Israël, les enjeux de la guerre en cours sont nettement plus importants que pour les États-Unis, car les hauts gradés de Tel-Aviv considèrent largement qu’il s’agit d’une menace existentielle. Cette perspective galvanise même ceux qui, au sein de la société israélienne et de l’armée, ne sont pas nécessairement alignés sur les politiques de M. Netanyahou.
Le rejet d’une solution à deux États est au cœur de la résistance de M. Netanyahou. Il perçoit l’invasion de Rafah comme une tactique visant à contourner les négociations avec le Hamas ou à affaiblir la position de négociation du mouvement. Il est important de noter que M. Netanyahou cherche à empêcher que la conclusion de la guerre soit interprétée comme une étape vers la création d’un État palestinien, en présentant à juste titre le conflit comme une lutte de libération palestinienne.
Pendant ce temps, la Maison Blanche poursuit sa trajectoire impossible pour équilibrer la pression sur Netanyahou avec un engagement clair en faveur des intérêts sécuritaires israéliens, y compris la défaite du Hamas. Netanyahou ne manque pas une occasion de manipuler la situation à son avantage, en déformant le récit pour s’assurer que les intérêts d’Israël sont satisfaits, tout en gardant à l’esprit les conséquences politiques que cela peut avoir pour lui à l’intérieur du pays.
Réévaluation des relations
Des commentaires émanant des milieux israéliens et américains commencent à mettre en lumière la voie potentiellement épineuse qui s’ouvre devant nous.
Comme l’a récemment écrit Doron Matza dans le journal israélien Maariv :
Dans un avenir proche, l’aide apportée à Israël diminuera et sera limitée, et avec elle la légitimité internationale, sans parler de l’érosion des accords d’Abraham et des défis que représentent les ennemis supplémentaires qui attendent l’heure zéro pour transformer l’inondation du 7 octobre en une catastrophe plus large et plus importante.
John Hoffman, dans Foreign Policy, ajoute une critique cinglante, remettant en question le tissu même des relations entre les États-Unis et Israël : « La relation spéciale ne profite pas à Washington et met en danger les intérêts américains dans le monde entier ».
Il est temps que les États-Unis rééquilibrent leur relation avec Israël. Il ne s’agit pas de faire d’Israël un adversaire, mais d’interagir avec lui comme Washington le fait avec n’importe quel autre État – avec une distance mesurée et du pragmatisme.
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