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Henry Laurens, professeur au Collège de France, spécialiste de la Palestine, souligne le poids des passés vécus au présent dans la guerre actuelle entre Israël et le Hamas. Il dénonce la violence de Nétanyahou à l’égard des Gazaouis et s’inquiète du retour des débats sur la place des Juifs dans les sociétés modernes.

Clémence Mary

Israeli Prime Minister Benjamin Netanyahu speaks at a ceremony for the 'Remembrance Day for the Fallen of Israel's Wars and Victims of Terrorism' at Yad LeBanim in Jerusalem, Israel, Sunday, May 12, 2024. Israel will observe Memorial Day from sunset tonight until sunset May 13, when Independence Day begins.( Debbie Hill/Pool Photo via AP)
« Toute la volonté politique israélienne depuis l’arrivée de Nétanyahou a été de détruire les acquis d’Oslo » ©UPI

C’est autour d’un café turc et entouré de ses bibliothèques, murailles de son érudition, qu’on rencontre Henry Laurens. Plusieurs heures à écouter le professeur au Collège de France, où il tient la chaire d’Histoire contemporaine du monde arabe depuis 2003, digresser comme un livre et nous embarquer dans les méandres du conflit israélo-palestinien auquel il a consacré de nombreux livres de référence, dont la somme la Question de Palestine (Fayard) et le prochain, Question juive, problème arabe (1798-2001). Pour l’auteur du Passé imposé (2022), la guerre entamée le 7 octobre est la double conséquence de la guerre de 1967 et de la Nakba de 1948, renvoyant fondamentalement au dossier toujours ouvert des réfugiés palestiniens, et au sionisme en tant que projet politique.

Aujourd’hui, la reconnaissance de l’Etat palestinien fait son retour à l’ONU et sur le devant de la scène internationale. Mais de quel Etat parle-t-on exactement ?

Pour l’ONU, cette reconnaissance est importante pour accorder à la Palestine les mêmes droits juridiques qu’aux autres Etats, ce qui n’est pas le cas en France. La Palestine mandataire, c’est 27 000 kilomètres carrés, l’équivalent de la région Bretagne. Une solution raisonnable, au sens où Raymond Aron l’entendait, consisterait à donner des symboles nationaux à chacun, à instaurer une gestion commune et équitable de l’espace et des ressources en eau et en électricité.

Mais toute la volonté politique israélienne depuis l’arrivée de Nétanyahou en 2009 a été de détruire les acquis d’Oslo [1993]. Dans les années 30, le sionisme a transformé la question juive en problème arabe. Aujourd’hui, la question arabe est en train de faire renaître une question juive au sens que lui donnait le XIXe siècle, comme objet de débats sur la place des Juifs dans les sociétés modernes, et c’est effrayant.

L’usage du slogan « Du Jourdain à la mer » ou le symbole des mains ensanglantées sont-ils le signe d’une radicalisation des manifestants pro-palestiniens ?

Ce symbole est utilisé depuis des siècles et renvoie simplement à l’expression « avoir du sang sur les mains ». C’est le célèbre monologue de Lady Macbeth ! Quant au slogan « Du Jourdain à la mer », on a oublié que c’est aussi un vieux discours sioniste d’extrême droite. Il renvoie au droit à l’autodétermination des Palestiniens. Juridiquement, Israël n’a pas de frontières officielles. En 2004, un avis de la Cour internationale de justice déclare que ses frontières sont celles d’avant juin 1967 mais Israël ne le reconnaît pas et se revendique dans de nombreuses occasions comme le seul héritier territorial de la Palestine mandataire.

Côté palestinien, le discours officiel depuis Oslo a toujours distingué un Etat à construire dans les territoires occupés libérés, et une Palestine historico-géographique, qui existe indépendamment de l’Etat palestinien à construire, comme une origine, un passé qui ne peut être effacé. La solution des deux Etats, une fois appliquée, implique des deux côtés l’abandon de toute revendication territoriale.

D’un côté comme de l’autre, on mobilise des discours véhiculant un passé irréconciliable, la Shoah, la Nakba.

Les discours se font écho. Le passé ne s’estompe pas dans le temps, il est sans cesse revécu. Ce sont ces passés vécus au présent qui se heurtent dans la crise d’aujourd’hui. Chez les Anciens Grecs, la Némésis est l’orgueil qui mènera le victorieux à sa perte, l’idée qu’un immense succès peut conduire à un désastre à moyen terme. Cette guerre est la double Némésis de 1948 et de 1967, la première date renvoyant à la question des réfugiés palestiniens qui n’est toujours pas réglée, et la seconde à l’occupation.

Comment ces passés agissent-ils sur le présent ?

D’un côté, le spectre de la Shoah imprègne la vision du conflit, la tragédie du peuple juif depuis la fin du XIXe siècle, ce que l’on appelait la « question juive », et la culpabilité des Etats occidentaux de n’avoir pas empêché leur destruction. Les Israéliens ne veulent comprendre la situation qu’à travers le seul prisme de l’antisémitisme, et en traquent les traces dans les discours, les livres.

Mais, depuis le début du XXe siècle, les Palestiniens ont vécu le mouvement sioniste comme une menace d’expulsion, voire pire encore. Leur hostilité est surtout liée à la vie quotidienne, aux check-points, aux incursions, aux meurtres et aux emprisonnements. Ce sont des faits concrets. Ils se rattachent à ce passé de la colonisation et la domination occidentale, sans lesquelles la création d’Israël n’aurait pas été possible.

En parallèle, comment le sionisme s’est-il construit, en référence à l’antisémitisme ?

Après les premières formes d’antijudaïsme fondé sur des bases religieuses, puis lié à l’identification du Juif à l’argent, l’antisémitisme moderne est apparu à partir de 1880 avec la théorie du complot et l’accusation de produire la modernité, destructrice de l’authenticité des peuples. Cette modernité corruptrice aussi bien morale que financière est le principe fondamental de l’antisémitisme occidental, repris par les courants islamistes contemporains. Cette projection de fantasmes a créé des réactions de la part des populations concernées, exposées à une assignation permanente.

Le sionisme s’est construit en Europe centrale et orientale en inversant les stéréotypes de l’antisémitisme en promettant un homme nouveau. L’antisémitisme fait du Juif un être urbain, faible physiquement ; le nouveau juif sera un paysan, fort, un guerrier. En se positionnant contre l’assimilation des Juifs dans les sociétés, le sionisme se fonde aussi sur la volonté d’exprimer l’existence d’un peuple à part ayant pour vocation de devenir une entité politique. Les « assimilés » accusaient les sionistes de vouloir créer une « double allégeance » et les intéressés les accusaient de « haine de soi ». Fondamentalement, le sionisme est un projet politique, qui a mis plusieurs décennies pour devenir majoritaire dans le monde juif.

Que sont devenues les autres composantes des perspectives juives ?

La Shoah les a fait disparaître. Le Bund [mouvement socialiste juif, ndlr] a quasi totalement disparu dans les camps, et la liaison entre le marxisme et le judaïsme s’est peu à peu désagrégée. La voie libérale du judaïsme américain, autorisant les conversions et antisioniste, est contraire au judaïsme israélien, orthodoxe. Ben Gourion disait que la diaspora devait disparaître, et que la seule solution était d’immigrer en Israël, ce qui choquait les Juifs américains désireux de suivre leur propre voie à l’intérieur de leur société. Cette négation de la diaspora s’est effacée au profit d’un aller-retour permanent entre celle-ci et Israël.

Pourquoi semble-t-il si difficile de tracer une ligne entre antisionisme et antisémitisme ?

On se heurte à une impasse : la définition de l’antisémitisme que l’on cherche à imposer consiste dans la négation du droit du peuple juif à exercer son droit d’autodétermination. Le problème de cette définition est que jamais le mot «Palestiniens» n’apparaît, car cette autodétermination implique leur expulsion, condition matérielle indispensable au projet sioniste. L’accusation d’antisémitisme est la seule façon de nier la cause palestinienne en faisant disparaître le conflit des droits à l’autodétermination.

Là où l’antisémitisme est une projection sur les Juifs, l’antisionisme se construit sur une réalité politique, celle du mouvement sioniste et de l’Etat d’Israël, même s’il existe aussi parfois des dérives antisémites réelles. Cette distinction est d’ordre intellectuel mais dans le ressenti si cher à notre temps, antisémitisme et antisionisme sont souvent confondus.

Fondamentalement Israël est resté en situation d’exceptionnalité. Sanctionner un Etat quelconque ou appeler à son boycott en raison de sa politique est une action courante dans les relations internationales, mais quand Israël est concerné, on évoque du racisme et de l’antisémitisme. Cela démontre l’échec au moins partiel de la normalisation du peuple juif, ambition essentielle du mouvement sioniste. Postérieurement à sa création, Israël s’est posé comme garant de la sécurité des Juifs dans le monde, mais l’occupation a créé une insécurité constante en Israël-Palestine et par rebond dans les communautés juives dans le reste du monde.

Comment sortir du piège du lexique utilisé pour qualifier la situation de part et d’autre ?

On aura beau en faire l’analyse historique et politique, rappeler que Gaza est une prison à ciel ouvert, ou qu’Israël doit supprimer le Hamas, le problème, c’est qu’on n’y entend que des justifications qui excuseraient les massacres. Matériellement, il y a des déclarations de nature génocidaire de la part d’un certain nombre de dirigeants israéliens, y compris le président de l’Etat d’Israël, même s’il est revenu en arrière ensuite. Il est évident que dans chaque camp beaucoup espèrent la disparition de l’autre. Les deux parties sont prises dans un corps-à-corps dont ils ne peuvent s’extraire alors qu’ils rêvent d’être séparés.

La définition de génocide due à Raphael Lemkin complique la qualification, car elle a un sens préventif et porte sur l’intention plus que sur le nombre de victimes. Par exemple, le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie a qualifié le massacre de Srebrenica, dont le bilan n’était « que de 7 000 victimes », d’acte de génocide parce qu’il n’y avait pas d’autres motivations que le nettoyage ethnique.

Dans la situation actuelle, ce qui est reconnaissable a minima est la non-proportionnalité de cette violence de l’Etat d’Israël, théorisée dès les années 30. Golda Meir déclarait : « Nous pouvons pardonner aux Arabes de tuer nos enfants, mais nous ne pouvons pas leur pardonner de nous forcer à tuer leurs enfants. » Le gouvernement israélien tue par dissuasion, censée aboutir à protéger sa population, ce qui s’est toujours révélé être un échec. Il suffit de voir que la disproportion du nombre de tués n’a jamais mis fin à la violence. Elle a plutôt tendance à l’accentuer.

Invoquer le « droit au retour » des réfugiés palestiniens est-il encore possible ?

Fondamentalement, la Nakba est l’élément qui bloque tout. Le fait qu’Israël se refuse à définir ses frontières depuis 1967 a laissé le dossier ouvert, renvoyant à 1948, date à laquelle l’ONU a adopté une résolution prévoyant ce droit au retour, à condition de vouloir vivre en paix. C’est indémêlable, car Israël ne peut l’accepter sauf à renoncer à sa nature d’Etat juif en raison des données démographiques.

La Libre