Étiquettes

, ,

par Edouard Husson

Décryptage: les manipulations d’Israël pour neutraliser l’hostilité de l’opinion américaine

Le Guardian publie une passionnante enquête pour montrer comment, prenant acte, dès novembre dernier, du basculement d’une partie de l’opinion américaine, en particulier la jeunesse, en défaveur d’Israël, le gouvernement de Tel-Aviv a déployé une action intense de lobbying, qui a conduit en particulier aux auditions agressives, par la Chambre des Représentants, de présidents d’université. Nous vous donnons quelques aperçus de cette enquête cruciale pour comprendre les mécanismes de manipulation de l’opinion publique qui restent l’arme la plus efficace d’un establishment « occidental » placé sur la défensive par le réveil du reste du monde.

Elise Stefanik interroge des dirigeants d’université lors d’une audition sur l’antisémitisme à Washington le 5 décembre 2023. Photo : Ken Cedeno/Reuters

Le Guardian publie ce 24 juin une enquête passionnante sur le lobbying frénétique opéré par Israël pour tâcher de conserver l’opinion américaine de son côté malgré l’horreur qu’inspirent les massacres de Gaza à de plus en plus de citoyens américains.

En novembre dernier, quelques semaines après le début de la guerre à Gaza, Amichai Chikli, 42 ans, ministre du Likoud au sein du gouvernement israélien, a été convoqué à la Knesset, le parlement israélien, pour expliquer aux législateurs ce qu’il convenait de faire face à la montée des protestations anti-guerre des jeunes aux États-Unis, en particulier dans les universités d’élite.

« Je l’ai déjà dit et je le répète, je pense que nous devrions, surtout aux États-Unis, être à l’offensive », a déclaré M. Chikli.

Le Guardian a découvert des preuves montrant comment Israël a relancé une entité controversée dans le cadre d’une campagne de relations publiques plus large visant à cibler les campus universitaires américains et à redéfinir l’antisémitisme dans la législation américaine. (…)

Cette campagne comprend 80 programmes déjà en cours pour des efforts de sensibilisation « à la manière de Concert », a-t-il déclaré. La remarque « Concert » faisait référence à une relance tentaculaire d’un programme controversé du gouvernement israélien, initialement connu sous le nom de Kela Shlomo, conçu pour mener ce qu’Israël appelle des « activités de sensibilisation de masse » ciblant principalement les États-Unis et l’Europe. Concert, désormais connu sous le nom de Voices of Israel, travaillait auparavant avec des groupes menant une campagne visant à faire adopter des lois « anti-BDS » dans les ÉtatsThe Guardian, 24 juin 2024

Israël à l’origine de la démission forcée de la présidente de Harvard

Nous vous avions rapporté comment la présidente de Harvard, Claudine Gay, a été forcée à la démission après une audition devant la Chambre des Représentants. L’enquête du Guardian dévoile l’origine de l’opération:

D’octobre à mai, M. Chikli a supervisé au moins 32 millions de shekels, soit environ 8,6 millions de dollars, consacrés à la défense des intérêts du gouvernement afin de recadrer le débat public.

 Il n’a pas fallu longtemps à l’un des groupes de pression américains étroitement coordonnés avec le ministère de Chikli, l’Institute for the Study of Global Antisemitism and Policy (ISGAP), pour remporter une victoire éclatante.

 Lors d’une audition du Congrès largement suivie en décembre sur l’antisémitisme présumé des étudiants manifestant contre la guerre, plusieurs législateurs de la Chambre des représentants ont explicitement cité les recherches de l’ISGAP dans leurs interrogatoires des présidents d’université. L’audition s’est terminée par la confrontation virale de la représentante Elise Stefanik avec la présidente de l’université de Harvard de l’époque, Claudine Gay, qui s’est ensuite retirée de ses fonctions après une vague de reportages négatifs.

 L’ISGAP, qui aurait reçu la majorité de son financement en 2018 de l’agence israélienne qui dirigeait Concert, a vanté son coup de relations publiques au Congrès lors d’un événement organisé le 7 avril au Palm Beach Country Club.

« Toutes ces auditions sont le résultat de notre rapport selon lequel toutes ces universités, à commencer par Harvard, reçoivent beaucoup d’argent du Qatar », s’est vanté Natan Sharansky, un ancien membre de la Knesset israélienne (MK) qui a occupé le rôle de Chikli et qui préside aujourd’hui l’ISGAP. M. Sharansky a déclaré aux partisans rassemblés que les remarques de Mme Stefanik avaient été vues par un milliard de personnes.

 L’ISGAP a continué à influencer les enquêtes du Congrès sur les universités qui prétendent que les protestations contre le bilan d’Israël en matière de droits de l’homme sont motivées par l’antisémitisme, et l’organisation s’est fortement impliquée dans la campagne visant à faire adopter de nouvelles lois qui redéfinissent l’antisémitisme pour y inclure certaines formes de discours critiques à l’égard de la nation d’Israël.The Guardian, 24 juin 2024

Un travail d’influence systématique

Pour qu’une campagne de ce type aboutisse, il a fallu évidemment, un immense travail de propagande sur les réseaux sociaux:

Haaretz et le New York Times ont récemment révélé que le ministère de Chikli avait fait appel à une société de relations publiques pour faire secrètement pression sur les législateurs américains. L’entreprise a utilisé des centaines de faux comptes publiant des contenus pro-israéliens ou anti-musulmans sur X (anciennement Twitter), Facebook et Instagram. (Le ministère des affaires de la diaspora a nié toute implication dans cette campagne, qui aurait fourni environ 2 millions de dollars à une société israélienne pour les messages sur les médias sociaux). Mais cet effort n’est qu’une des nombreuses campagnes de ce type coordonnées par le ministère, qui n’a reçu qu’une couverture médiatique limitée. Le ministère des affaires de la diaspora et ses partenaires compilent des rapports hebdomadaires basés sur des informations fournies par des groupes d’étudiants américains pro-israéliens, dont certains sont financés par des sources gouvernementales israéliennes.

Par exemple, Hillel International, cofondateur du réseau Israel on Campus Coalition et l’un des plus grands groupes universitaires juifs au monde, a fait état d’un soutien financier et stratégique de Mosaic United, une société d’utilité publique soutenue par le ministère de Chikli. Ce partenariat de longue date est désormais utilisé pour orienter le débat politique sur la guerre d’Israël. En février, le directeur général de Hillel, Adam Lehman, s’est présenté devant la Knesset pour discuter du partenariat stratégique avec Mosaic et le ministère des affaires de la diaspora, qui, selon lui, a déjà produit des résultats.

« (…) La semaine dernière, le MIT, dont la présidente a été critiquée devant le Congrès, a pris la décision de suspendre totalement sa section « Étudiants pour la justice en Palestine » pour avoir franchi les limites et créé un environnement peu accueillant pour les étudiants juifs », a déclaré M. Lehmann, en faisant référence à la présidente du Massachusetts Institute of Technology, Sally Kornbluth.The Guardian, 24 juin 2024

Imposer une définition abusive de l’antisémitisme

Un des enjeux centraux est celui de la définition de l’antisémitisme, que les agents iraéliens veulent la plus large possible pour faire taire tout débat sur la politique d’Israël:

L’année dernière, le général de brigade Sima Vaknin-Gill, ancien officier de renseignement et agent de liaison avec Concert au sein du gouvernement israélien, est devenu directeur général de l’ISGAP.

 En janvier, Madame Vaknin-Gill et Monsieur Small, son adjoint, ont témoigné devant une commission de la Knesset qui débattait de la réponse à apporter aux détracteurs d’Israël. Au cours de leur déposition, plusieurs témoins ont évoqué la nécessité d’encourager les pays à adopter la définition de l’antisémitisme de l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste, qui assimile à l’antisémitisme les critiques acerbes d’Israël et l’antisionisme, y compris les affirmations selon lesquelles l’État d’Israël est une « entreprise raciste ».

De nombreuses critiques, tant à gauche qu’à droite, se sont élevées contre la définition de l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA), qui, selon elles, étouffe le premier amendement en limitant la possibilité de critiquer une entité gouvernementale et utilise les préoccupations relatives à l’antisémitisme comme une arme pour pénaliser les personnes qui critiquent la politique israélienne.

 Mais les participants à l’audition ont clairement indiqué que la définition de l’IHRA devrait être une priorité stratégique pour l’État d’Israël.

 « Le Mouvement de lutte contre l’antisémitisme s’est fait le champion de la définition de l’IHRA », a fait remarquer
 Mme Vaknin-Gill, (…) « Nous nous sommes recentrés sur le travail au niveau local », a déclaré M. Vaknin-Gill. « Nous avons constaté qu’il était beaucoup plus facile de travailler avec les maires et les États pour faire de la définition une réalité.

 En janvier, le gouverneur de Géorgie, Brian Kemp, a signé une loi modifiant la loi sur les crimes de haine pour y inclure la définition de l’antisémitisme de l’IHRA, ce qui permet d’alourdir les peines d’emprisonnement pour certaines critiques à l’égard d’Israël. La Caroline du Sud et le Dakota du Sud ont fait de même en adoptant des lois similaires au cours des derniers mois. Un autre projet de loi connexe en Floride, HB 187, a été adopté par les deux chambres de la législature de l’État et attend la signature du gouverneur, Ron DeSantis. Des courriels obtenus à la suite d’une demande d’enregistrement montrent que Kennedy Starnes, un fonctionnaire du ministère israélien des affaires étrangères, a correspondu avec la sénatrice de l’État, Lori Berman, au sujet du projet de loi.

Le Congrès a progressé dans la mise en place d’une législation similaire à l’IHRA. Le mois dernier, la Chambre des représentants a adopté une loi qui intègre la définition de l’antisémitisme de l’IHRA dans les normes du ministère de l’éducation. S’il est adopté par le Sénat et promulgué, ce projet de loi permettra au gouvernement fédéral de réduire le financement des établissements d’enseignement supérieur ou de porter atteinte aux droits civils des universités qui autorisent certaines critiques à l’égard d’IsraëlThe Guardian, 24 juin 2024

Utiliser le wokisme contre les musulmans

La révélation la plus loufoque, mais qui devrait réfléchir, est l’aveu d’utilisation du wokisme contre les musulmans:

Lors de l’événement de Palm Beach en avril, Small a affirmé que « l’intersectionnalité est en fait un concept que nous pouvons utiliser » pour « combattre un milliard de musulmans et tous les libéraux du monde occidental », un concept qu’il a appelé « tai chi ». M. Small a proposé une ligne d’argumentation selon laquelle l’islam politique « veut tuer les juifs, soumettre les femmes et tuer tous les homosexuels ».The Guardian, 24 juin 2024

Nous avons insisté depuis le début des manifestations sur les campus universitaires sur l’urgence qu’il y avait à dépolitiser les débats et laisser les chefs d’établissement apaiser les conflits. L’enquête du Guardian confirme la thèse que nous avons défendue depuis le départ: le mouvement étudiant est suffisamment puissant pour être l’objet de toutes les convoitises, qu’il soit financé (aux Etats-Unis) par l’Open Society ou combattu par le soft power du gouvernement israélien.

Le Courrier des Stratèges