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par Edouard Husson

On peut décrire la stratégie d’Israël depuis sa création comme une application magistrale de la « stratégie du fou », calcul rationnel consistant à apparaître plus fort qu’on ne l’est réellement car on est prêt (1) à porter des coups exagérés à l’adversaire pour l’impressionner et le faire douter de lui-même; (2) à repousser sans cesse les limites de ce que vos alliés sont prêts à supporter de votre part. L’actuelle séquence de frappes israéliennes tous azimuts correspond à un paroxysme de la « stratégie du fou ». Avec le temps, celle-ci a perdu de son efficacité face à des adversaires de plus en plus forts et n’hésitant plus à démasquer le bluff des Israéliens.

Le canal telegram du « Middle East Spectator » fait la synthèse des attaques américano-israéliennes de ces derniers jours:
Nous approchons d’un moment où presque toutes les factions de la Résistance ont un compte à régler avec les Israéliens
LeHezbollah – pour l’assassinat de son commandant au cœur de Beyrouth.
L’Iran – pour l’assassinat d’Ismael Haniyeh à l’intérieur du territoire iranien.
Hamas – pour l’assassinat d’Ismael Haniyeh et peut-être de Muhammad Deif.
Yémen – pour les frappes aériennes israéliennes sur le port d’al-Hodeidah la semaine dernière.
La Résistance irakienne – pour la mort de plusieurs de ses soldats lors d’une frappe aérienne américaine.
S’il existe un moment propice à l’éclatement d’une guerre régionale de grande ampleur contre Israël, c’est bien dans les prochains jours.Il faudrait ajouter les atroces massacres de civils palestiniens à Khan Younès et dans le reste de la bande de Gaza depuis une semaine: l’assassinat de deux journalistes d’Al Jazeera le 31 juillet.
Tout se passe comme si l’axe américano-israélien avait décidé de porter la « stratégie du fou » à son paroxysme.
La « stratégie du fou »
Dans un pénétrant article publié par The Cradle, Daniel Nammour et Sharmine Narwani écrivent:
Les actions incendiaires de Tel-Aviv la nuit dernière soulèvent la question suivante : Israël est-il tout simplement fou ? Ne voit-il pas que la censure mondiale se prépare, que les boycotts se multiplient, que ses alliances s’amenuisent, que les médias sociaux se déchaînent et que son isolement est de plus en plus flagrant ? (…)
La réponse est simple : non. Les gouvernements israéliens successifs ont été tout à fait rationnels, s’appuyant sur une stratégie unique dont l’État n’a jamais dévié.
Conscient de ses lacunes géographiques, démographiques, politiques et économiques dès le départ, le projet sioniste a mis en œuvre, de manière très calculée, ce que l’on peut appeler la « stratégie du fou (MAD) », afin d’atteindre ses objectifs et de s’affirmer bien au-dessus de sa catégorie de poids géopolitique.
Stratégie étrange mais efficace, la stratégie du fou découle en fait de la théorie de la dissuasion:Créer une présence menaçante en ayant une réputation agressive avec un brin de folie empêchera vos ennemis de vous attaquer.Ils n’attaqueront pas une personne qui emporte son ennemi avec elle si elle tombe.
Telle est l’essence de la stratégie d’Israël vis-à-vis de ses amis comme de ses ennemis, et une fois qu’on l’a comprise, il est difficile de ne pas voir cette tactique dans toutes les relations de l’État.
Depuis l’origine du sionisme?
Nammour et Narwani vont très loin. Ils considèrent que le sionisme, à partir des années 1930 ou 1940, n’a jamais fonctionné autrement:
La stratégie du fou n’est pas une nouvelle stratégie israélienne ; ses débuts remontent aux années précédant la création de l’État, lorsque les milices sionistes ont bombardé et tué les forces britanniques qui avaient permis l’immigration juive en Palestine et lancé des opérations militaires pour nettoyer ethniquement la population autochtone du pays.
Israël a institué une « présence menaçante » offensive dès sa création : des actes terroristes commis par des milices juives telles que le Stern Gang et l’Irgoun ont assassiné des diplomates britanniques au Caire en 1944, fait exploser l’hôtel King David en 1946, perpétré le massacre de Deir Yassin en 1947, suivi de la Nakba palestinienne en 1948.
Mais au lieu d’être punis pour leurs crimes, les sionistes ont été récompensés par un vote des Nations unies qui a officialisé l’État d’Israël en 1947. Le mauvais comportement avait récolté des récompenses extraordinaires, alors pourquoi abandonner la stratégie ?
Le gros des premières milices terroristes sionistes a ensuite formé l’armée israélienne. L’homme politique qui a ordonné le nettoyage ethnique des Palestiniens a été nommé « père d’Israël » et est devenu le premier Premier ministre du pays. D’autres chefs de milice se sont rapidement hissés à ce rang – Menachem Begin, Yitzhak Rabin, Yitzhak Shamir – et certains d’entre eux ont reçu le prix Nobel de la paix. Une fois de plus, le mauvais comportement a payé.
Après la création d’Israël, une série de guerres avec les voisins arabes en 1956, 1967, 1973 et 1982 a récompensé Israël en lui permettant de gagner de nouveaux territoires, d’implanter davantage de colonies et d’occuper une plus grande place à la table internationale. Un flux constant d’agressions militaires et de renseignements israéliens a été lancé sur une région qui s’étendait sur une superficie 250 fois supérieure à celle d’Israël, couvrant le Liban, la Syrie, l’Irak, l’Iran, la Jordanie, les Émirats arabes unis, la Tunisie, l’Égypte et l’Ouganda.
Tout cela n’a été possible que grâce au soutien diplomatique, économique, militaire et médiatique de l’Occident, qui s’est donné beaucoup de mal pour couvrir les provocations audacieuses et illégales d’Israël, en réorientant plutôt le récit vers les efforts israéliens en faveur du processus de paix, sa « démocratie », son armée « disciplinée et avancée » et son invincible armée « morale » protégeant la « terre promise juive ». En bref, en aidant Tel-Aviv à « préparer et apprivoiser » l’opinion mondiale, les alliés occidentaux d’Israël ont préparé le terrain pour que la communauté internationale accepte et attende le mauvais comportement d’Israël comme un « avant-poste de la civilisation » occidental essentiel.La riposte à l’attaque palestinienne du 7 octobre: une escalade de la « stratégie du fou »
Analysée dans ce cadre, la riposte au 7 octobre peut être comprise comme une escalade spectaculaire de la « stratégie du fou »:
+ massacre de dizaines de milliers de civils gazaouis (les estimations vont de 40 000 à 200 000 morts). Il s’agit d’une violence de masse – à tendance génocidaire – pratiquée sans vergogne devant les yeux du monde entier. Elle s’accompagne d’un blocage de l’aide humanitaire, pour provoquer famines et maladies.
+ Bombardement et destruction systématique des hôpitaux de Gaza.
+ Bombardement des églises chrétiennes pour dissuader les chrétiens, en Palestine ou dans le monde, de se solidariser avec les musulmans. On ajoutera la destruction systématique des mosquées de Gaza, pour persuader l’adversaire et l’opinion mondiale qu’il n’y a rien de sacré chez les Palestiniens.
+ assassinat ciblé de 200 journalistes sur le terrain à Gaza environ pour dissuader tout travail d’information impartial.
+ bombardement du sud du Liban pour dissuader la population de solidariser avec le Hezbollah.
+ attaques multipliées contre l’Iran: attentat contre les citoyens iraniens se rendant à la tombe du Général Soleimani en janvier 2024; bombardement du consulat d’Iran à Damas; assassinat d’Ismaël Haniyeh; (J’ajoute personnellement – et j’y consacrerai un article prochainement – l’hypothèse que l’accident d’hélicoptère du président Raïsi a été causé par le suicide du pilote, agent du Mossad infiltré).
Jusqu’où peut aller l’escalade de la « stratégie du fou »?
L’option Samson
Comme on le sait, Israël possède l’arme nucléaire mais ne l’a jamais reconnu publiquement. Cela laisserait, selon plusieurs experts, ouverte la menace, dissuasive, d’une utilisation de l’arme nucléaire selon la « stratégie du fou », ce que l’on a appelé l’option Samson:
Bien que les armes nucléaires aient été considérées comme le garant ultime de la sécurité israélienne dès les années 1960, le pays a évité de construire son armée autour de ces armes, recherchant plutôt une supériorité conventionnelle absolue afin d’éviter un engagement nucléaire de dernier recours. À l’origine, l’option Samson n’était conçue que comme un moyen de dissuasion. Selon le journaliste américain Seymour Hersh et l’historien israélien Avner Cohen, des dirigeants israéliens comme David Ben-Gourion, Shimon Peres, Levi Eshkol et Moshe Dayan ont inventé cette expression au milieu des années 1960. Ils l’ont nommée d’après le personnage biblique Samson, qui a brisé les piliers d’un temple philistin, faisant s ‘écrouler le toit et se tuant lui-même ainsi que des milliers de Philistins qui l’avaient capturé, mutilé et s’étaient rassemblés pour le voir encore plus humilié, enchaîné, en guise de représailles pour les massacres qu’il avait perpétrés contre leur peuple .
Dans un article intitulé « Le dernier secret de la guerre des Six Jours », le New York Times rapporte que, dans les jours précédant la guerre des Six Jours de 1967, Israël avait prévu d’envoyer une équipe de parachutistes par hélicoptère dans le Sinaï. Leur mission consistait à installer et à faire exploser à distance une bombe nucléaire au sommet d’une montagne, en guise d’avertissement aux États belligérants environnants. Bien qu’en infériorité numérique, Israël a éliminé l’armée de l’air égyptienne et a occupé le Sinaï, remportant la guerre avant même que l’essai n’ait pu être mis en place. Le général de brigade israélien à la retraite Itzhak Yaakov a qualifié cette opération d’option Samson israélienne.
Lors de la guerre du Kippour de 1973, les forces arabes écrasaient les forces israéliennes et le Premier ministre Golda Meir a autorisé une alerte nucléaire et ordonné que 13 bombes atomiques soient préparées pour être utilisées par des missiles et des avions. L’ambassadeur d’Israël a informé le président Nixon que des « conclusions très graves » pourraient être tirées si les États-Unis ne transportaient pas de matériel par avion. Nixon s’est exécuté. Certains commentateurs considèrent qu’il s’agit là de la première menace d’utilisation de l’option Samson.
Seymour Hersh écrit que « la surprenante victoire du Likoud de Menachem Begin aux élections nationales de mai 1977 […] a porté au pouvoir un gouvernement encore plus attaché que les travaillistes à l’option Samson et à la nécessité d’un arsenal nucléaire israélien ».
Louis René Beres, professeur de sciences politiques à l’Université de Purdue, a présidé le Projet Daniel, un groupe de conseillers du Premier ministre Ariel Sharon. Dans le rapport final du projet Daniel et dans d’autres documents, il affirme que la dissuasion effective de l’option Samson serait renforcée si l’on mettait fin à la politique d’ambiguïté nucléaire. Dans un article de 2004, il recommande à Israël d’utiliser la menace de l’option Samson pour « soutenir les préemptions conventionnelles » contre les moyens nucléaires et non nucléaires de l’ennemi, car « sans ces armes, Israël, qui doit s’appuyer entièrement sur des forces non nucléaires, pourrait ne pas être en mesure de dissuader l’ennemi de riposter à l’attaque préemptive israélienne ».« Le fou a tout perdu, sauf la raison » (Chesterton)
Si l’on revient à l’analyse proposée par Nammour et Narwani, la « stratégie du fou » suit un calcul rationnel. On pense à la célèbre formule de Gilbert Keith Chesterton: « Le fou a tout perdu, sauf la raison ».
Et l’on sait que la dissuasion nucléaire suit une logique rationnelle. Les Etats-Unis et l’URSS ne se sont jamais menacés directement pendant la Guerre froide – sauf à Cuba en octobre 1962 – parce qu’ils savaient la capacité destructrice de l’autre. MAD en est venu à signifier « Mutually Assured Destruction ».
Les Israéliens sont cependant dans une situation particulièrement difficile. Ils sont à présent en infériorité conventionnelle évidente. Comment pourront-ils s’en sortir sans utiliser l’option Samson.
La chance de la communauté internationale vient de ce que la bombe nucléaire israélienne pèse bien peu face aux immenses arsenaux américain, russe et même chinois. Les Israéliens ne peuvent pas engager l’arme nucléaire sans disposer d’une garantie américaine. Or les Etats-Unis ne peuvent prendre le risque d’une confrontation nucléaire avec la Russie.
Imaginons qu’Israël ait malgré tout recours à l’option Samson: une frappe nucléaire contre, disons, l’Iran, mettrait Israël définitivement au ban des nations, rendant le pays définitivement vulnérable à une frappe systématique sur ses centres de commandement militaire et politique.
Je serais très étonné pour ma part que le Pentagone n’ait pas un scénario de blocage de l’utilisation israélienne de l’arme atomique. Et que la Russie et l’Iran n’aient pas examiné ensemble un scénario militaire de frappes préventives.
Le piège d’une « stratégie du fou » illimitée
Même si on n’écarte pas l’option Samson complètement, constatons que la marge de manœuvre de Tel-Aviv s’est considérablement réduite ces dernières années. La faiblesse de la stratégie du fou tient à ce qu’elle s’use quand elle est systématiquement utilisée. Les adversaires d’Israël sont devenus plus forts et moins vulnérable au chantage israélien.
Nammour et Narwani décrivent une opposition croissante à la « stratégie du fou » israélienne:
En termes de MAD, la définition d’un contre serait la suivante : « s’opposer au fou et le priver de la victoire ». Mais les alliés d’Israël, beaucoup plus puissants, n’ont pas été prêts jusqu’à présent à risquer la relation et ses avantages perçus, tandis que les ennemis régionaux d’Israël ont perdu leurs guerres ou n’ont pas été en mesure d’imposer des solutions.
Mais le statu quo a changé avec la création de l’axe de la résistance en Asie occidentale, une alliance d’acteurs étatiques et non étatiques comprenant l’Iran, la Syrie, le Hezbollah libanais, le Hamas palestinien, Ansarallah au Yémen, Hashd al-Shabi en Irak, et d’autres encore.
Au fil des décennies, cet axe a soigneusement décimé la projection de puissance menaçante d’Israël et, surtout, a mis en œuvre la pratique de la riposte en nature, lorsque cela est possible. Quelques faits marquants :
L’opération « Accountability » : Alors qu’Israël frappait des villages civils au Liban en 1993, le Hezbollah a riposté en lançant de nouveaux missiles contre des cibles civiles israéliennes. Cette riposte a contraint Israël à accepter un accord informel, le premier du genre, visant à réduire au minimum les attaques contre les civils.
L’opération « Raisins de la colère » : D’une plus grande ampleur que les affrontements de 1993, un accord formel a été conclu en 1996, stipulant clairement que le ciblage des civils est une ligne rouge dans le conflit.
Retrait du Liban en 2000 : Après 18 ans de guerre d’usure au Liban, Israël est contraint de se retirer des terres arabes sans aucune condition. À cette occasion, le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, a prononcé son célèbre discours enflammé, déclarant qu’Israël était « plus faible qu’une toile d’araignée », remettant ainsi en question tous les fondements d’Israël et sa projection de puissance militaire depuis le sommet de la frontière entre le Liban et l’État d’occupation.
La guerre de 2006 : à la suite d’un incident frontalier, Israël retente sa chance en lançant une guerre de grande envergure contre le Liban, mais ne parvient pas à atteindre ses objectifs. Cette fois, la guerre de 33 jours s’achève par une résolution de sécurité de l’ONU qui stipule que ni les attaques civiles ni les attaques militaires ne sont autorisées.
Opération « Déluge d’Al-Aqsa » : Le 7 octobre 2023, le Hamas ouvre une brèche dans le mur le plus sophistiqué qu’Israël ait jamais construit pour contrôler sa frontière avec Gaza. Cette fois, la projection de puissance, même à l’intérieur d’Israël, a été brisée, obligeant Tel-Aviv à déclarer une guerre ingagnable, à affaiblir sa sécurité intérieure, à épuiser ses ressources militaires et à détruire son économie. Israël a été contraint d’aller au-delà de sa stratégie MAD et est devenu un paria international.
Opération True Promise : pour la première fois, l ‘Iran lance plusieurs attaques de drones et de missiles balistiques sur Israël en représailles directes aux frappes de Tel-Aviv contre le consulat iranien à Damas. Au cours des frappes de représailles des 13 et 14 avril 2024, l’Iran a dû faire face à la défense aérienne d’Israël, des États-Unis, du Royaume-Uni et de la France, mais a réussi à pénétrer dans les trois cibles visées et à les atteindre.
Blocus naval du Yémen : en réponse à l’assaut militaire brutal d’Israël sur Gaza, les forces armées du Yémen ont lancé une campagne soutenue pour stopper le transit de tous les navires à destination d’Israël et liés à ce pays dans les voies navigables asiatiques. Étant donné qu’Israël importe plus de 80 % de ses produits par voie maritime, les opérations yéménites ont porté un coup dur à l’économie israélienne, ont entièrement mis hors service le port d’Eilat, qui est d’une importance vitale, et ont fait grimper les coûts d’assurance pour Israël.
En bref, la stratégie du fou d’Israël peut être mise en échec par des amis ou des ennemis. Il faut regarder la stratégie du fou en face, se retrancher et riposter. Plus Israël est contré, plus il paraît irrationnel (crazy, par différenciation avec mad).
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