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Interview Walid Sharara avec Alain Grech
Les récentes critiques accrues du président français Emmanuel Macron à l’égard du Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou signalent-elles un éventuel changement de la politique française à l’égard de la guerre menée par Israël contre les peuples palestinien et libanais dans la bande de Gaza et au Liban ?
Il convient de rappeler que la France a été l’un des pays européens qui a le plus soutenu la guerre israélienne contre Gaza depuis le 7 octobre 2023, et lui a fourni une couverture politique et diplomatique, du moins au cours des premiers mois. Après cette période, certaines critiques ont commencé à émerger sur la catastrophe humanitaire causée par cette guerre, mais cela ne s’est traduit par aucune initiative politique pour y mettre fin. Certains pays de l’UE ont tenté de faire pression pour la suspension de l’accord entre l’UE et Israël, mais la France ne s’est pas jointe à cet effort, pas plus qu’elle n’a reconnu, comme la Slovénie, l’Espagne et l’Irlande, un État palestinien. La position française est restée verbale.
L’extension de la guerre au Liban change quelque peu la donne en raison des relations privilégiées de la France avec ce pays, et parce que la France, qui a perdu son rôle dans la région, estime encore avoir un rôle à jouer au Liban. Après les premières attaques d’Israël contre le Liban, elle a cherché avec les Etats-Unis à proposer un cessez-le-feu, mais Israël a fait échouer ses efforts. La France veut jouer un rôle politique au Liban et entretient des relations avec tous ses acteurs, y compris le Hezbollah, malgré la rhétorique officielle ambiguë sur le fait qu’il s’agit d’une organisation terroriste, et elle n’adopte pas la stratégie israélienne visant à diviser le Liban ou à répéter le scénario de l’invasion de 1982 et à imposer un président pro-israélien ou le projet de remodelage du Moyen-Orient. Toutefois, ces positions n’ont pas donné lieu à des mesures ou à des sanctions à l’encontre d’Israël. Israël ne changera pas de politique si aucune mesure concrète n’est prise à son encontre.
Dans votre dernier article commun avec Sara Guerrera, vous affirmez que la guerre d’Israël contre Gaza et le Liban est une guerre occidentale. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?
Il s’agit en effet d’une guerre occidentale. Les États-Unis et les autres pays occidentaux soutiennent Israël dans tous les domaines, militairement, politiquement et diplomatiquement. Le premier à l’avoir compris a été Netanyahou, qui a affirmé à plusieurs reprises que la guerre était entre la civilisation « judéo-chrétienne » et les autres, c’est-à-dire les musulmans, bien sûr. Depuis plusieurs années, l’Occident ressent le déclin de ses capacités et considère que son leadership est menacé, au point d’imaginer qu’il est une forteresse assiégée et isolée sur le plan international parce qu’il défend des « valeurs universelles » ! En d’autres termes, les tensions entre l’Occident et le reste du monde ne sont pas liées à la politique de l’Occident à l’égard de ces pays et de ces peuples, comme la négation des droits nationaux du peuple palestinien, par exemple, ou à l’ingérence de l’Occident dans les affaires de ces pays, mais à la haine des valeurs occidentales par ces pays et ces peuples.
Nous assistons à un écho de la rhétorique de Bush Jr. après le 11 septembre 2001. La guerre actuelle est contextualisée comme une guerre contre le terrorisme. La France, qui depuis de Gaulle défend la position selon laquelle l’occupation des territoires palestiniens est la cause du conflit au Moyen-Orient et que la solution réside dans l’application du droit international et des résolutions internationales, a progressivement abandonné cette approche après les opérations susmentionnées et, avec d’autres pays occidentaux, en est venue à considérer le conflit en Palestine comme une arène de la guerre contre le terrorisme.
La France abrite l’une des plus grandes communautés musulmanes d’Europe qui, pour des raisons politiques et sociales internes, est confrontée à une montée des campagnes de haine à son encontre, ce qui a conduit à la cristallisation de l’idéologie islamophobe, aujourd’hui florissante, qui régit largement les politiques de l’État français à l’égard des musulmans. Ces derniers sont considérés comme une cinquième colonne dans leur pays, ce qui est tout à fait conforme à la thèse du choc des civilisations. La rhétorique française est peut-être moins grossière que celle des États-Unis ou d’Israël, mais elle suggère que la France se situe dans le camp de l’Occident par opposition aux autres, ce qui ne signifie pas qu’il n’y a pas de contradictions dans le camp occidental.
Le concept d’Occident collectif est un produit de la soumission européenne à Washington
La conclusion qui se dégage de votre analyse est que les perceptions idéologiques gouvernent les politiques et les stratégies. N’est-il pas théoriquement possible d’envisager des politiques françaises ou européennes différentes en fonction des intérêts particuliers de ces partis, de leurs relations historiques et de leur voisinage géographique avec l’espace arabo-musulman ?
Je vais essayer de résumer les antécédents qui ont conduit au développement des positions françaises et européennes dans la direction que j’ai évoquée. Les positions exprimées par de Gaulle visaient principalement à défendre les intérêts économiques français, qui, à ce stade historique, étaient distincts de ceux des États-Unis. Cela n’empêchait pas une alliance entre les deux pays, mais chacun d’entre eux avait aussi ses propres intérêts. La mondialisation imposée depuis la fin des années 1980 a, selon moi, affaibli le capitalisme français et européen et l’a subordonné au capitalisme américain. Ce capitalisme français et européen ne veut pas et ne peut pas entrer en confrontation avec le capitalisme américain. C’est un élément très important pour moi. Ce n’est pas une coïncidence si Sarkozy, le président français qui entretient les liens les plus étroits avec les milieux d’affaires français dont les intérêts se recoupent avec ceux du capitalisme américain, a été le premier président à déclarer que la France faisait partie du camp occidental.
Cette réalité n’exclut pas la possibilité de différences entre les approches européennes et américaines aujourd’hui ou à l’avenir pour des raisons objectives, comme le fait que les États-Unis sont littéralement une puissance étrangère au Moyen-Orient, ce qui n’est pas le cas de plusieurs pays européens comme la France et l’Espagne en raison de l’histoire, de la géographie et de la présence de communautés d’immigrés. Washington n’est pas aussi affectée par les guerres au Moyen-Orient que Paris, Madrid et Rome, pour n’en citer que quelques-unes, et ces guerres peuvent avoir des effets directs sur elles, qu’il s’agisse des vagues potentielles de déplacement ou des tensions et violences qui peuvent survenir. Des faits tels que le dialogue géographique et les liens historiques peuvent, dans certaines circonstances, dicter des approches différentes entre les États-Unis et les pays européens.
La montée de l’extrémisme de droite en Occident a coïncidé avec une montée similaire en Israël. Nous observons une alliance ouverte entre ces forces montantes et le fait que des composantes importantes de l’extrême droite et des forces de droite occidentales considèrent Netanyahou et son gouvernement comme un modèle pour la manière de traiter les musulmans en tant que peuples et groupes, et Israël comme la première ligne de défense de l’Occident. Quel est le rôle de cette montée dans la production de la scène politique actuelle aux niveaux régional et international ?
L’une des évolutions notables des deux dernières décennies a été la transformation des forces d’extrême droite européennes, dont l’héritage idéologique est antisémite, en forces pro-israéliennes. Pour ces forces, l’islam est le principal ennemi et elles ont réussi à imposer leur rhétorique et leurs concepts sur la scène politique des pays européens. L’un des changements surprenants en France est que le parti d’extrême droite du Rassemblement national (RN) définit les thèmes centraux du débat politique dans ce pays. La migration, par exemple, est devenue un sujet central lorsqu’il s’agit d’aborder toute autre question politique ou sociétale, comme l’état du secteur de la santé, du secteur de l’éducation, ou les questions liées à la sécurité, à la violence et au terrorisme.
Le fait que les partis de centre-droit et certains partis de gauche aient adopté une partie de la rhétorique de l’extrême droite a accéléré le changement du climat intellectuel et politique dominant. Une thèse raciste telle que l’idée qu’Israël est la première ligne de défense de la civilisation blanche, une thèse que l’on retrouve chez Herzl, ne suscite plus la réprobation générale parce qu’une partie importante de l’élite politique et culturelle est convaincue de son bien-fondé.
Quel est l’impact de l’émergence de la droite fasciste israélienne comme pôle politique central sur le déroulement du conflit actuel ?
L’effondrement du sionisme traditionnel représenté par le parti travailliste a été renforcé par la montée de la droite et de l’extrême droite, qui offrent une vision cohérente et conforme aux aspirations d’une grande partie de la société qui voit en Israël un État réservé aux Juifs et qui tire sa légitimité de la religion et/ou de l’histoire. Il s’agit d’une force très dynamique, bien qu’elle ne soit pas numériquement majoritaire, qui en est venue à dominer la scène et l’agenda politiques parce qu’elle n’a pas de forces politiques rivales.
Il y a eu de grandes manifestations en Israël contre les tentatives de Netanyahou de changer le système politique et de limiter les pouvoirs de la Cour suprême, mais ces manifestants n’étaient pas contre les colonies ou la guerre contre Gaza.
Dans mes dialogues en France, je mentionne souvent que si la France avait gagné la guerre d’Algérie, elle ne serait pas restée un État démocratique, et les lois d’exception auraient été étendues et de nouvelles lois auraient été promulguées pour réprimer et maltraiter les opposants. Les forces nationalistes et religieuses de droite sont la force dominante en Israël, et leur politique de guerre à Gaza et au Liban est soutenue par le reste des forces politiques, y compris les restes du parti travailliste, parce que le peuple israélien croit encore que son État peut poursuivre ses politiques de colonisation, de nettoyage ethnique et de guerre, et que malgré tout cela, il peut jouir d’une vie normale ou semi-normale.