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Edouard Husson

Le “judéo-christianisme”  – invoqué par les partisans d’Israël – existe-t-il?

Régulièrement je vois des gens s’indigner sur le détournement de la notion de « judéo-christianisme » au service de la guerre d’Israël. C’est une bonne réaction mais il faut savoir exactement de quoi on parle. Je propose ici de reconstituer le sens et l’origine de différentes notions: judéo-christianisme, sionisme chrétien, marcionisme etc… Le judéo-chritianisme a existé mais il n’est pas ce que croient les défenseurs d’Israël aujourd’hui. Profitons-en pour nous interroger sur le « sionisme chrétien » et le marcionisme. Juifs, chrétiens et musulmans sont en fait issus du même filon religieux: il y a trois descendances spirituelles d’Abraham. Quand mettrons-nous fin à la mauvaise habitude américaine et israélienne de vouloir les dresser les uns contre les autres?

Le village frontalier de Markaba où reposaient les restes de l’une des premières églises du monde.

Entièrement détruit par Israël.

Venez encore nous parler de «civilisation»…pic.twitter.com/vnSNpRZZxQ

— Claude El Khal (@claudeelkhal) October 21, 2024

Claude El-Khal, qui couvre le conflit du Proche-Orient avec tant d’humanité, nous apporte une preuve de plus que le gouvernement Netanyahu et l’armée israélienne n’ont pas plus de respect pour les chrétiens que pour les musulmans dans l’actuelle guerre.

Morad El-Hattab, commentant le même épisode, écrit:

L’ESCROQUERIE intellectuelle du “JUDÉO-CHRISTIANISME”. @RavDynovisz : “C’est la plus grande ABERRATION de l’histoire. Ça va pas ensemble. C’est impossible. Où quand commence l’un, l’autre disparaît.”@GeoffroyLejeune @AlexDevecchio @ChdOrnellas @LaurenceFerrari @PascalPraud https://t.co/KEqkvUwTl4

— Morad EL HATTAB (@MoradELHATTAB1) October 22, 2024

Une occasion de clarifier le terme de « judéo-christianisme » utilisé à tort et à travers depuis le début du conflit.

Qu’est-ce que le judéo-christianisme?

En réalité, le terme judéo-christianisme a deux significations anciennes, l’une dans la recherche historique; et l’autre dans l’histoire de la culture.

+ en ce qui concerne l’histoire, on appelle « judéo-chrétiens », les premiers disciples du Jésus, qui ont continué, au moins un temps, à respecter les préceptes de la Loi juive telle qu’elle est formulée dans le Pentateuque (les « livres de Moïse ») tout en adhérant à l’Evangile. Le phénomène du « judéo-christianisme » a existé pendant plusieurs siècles au début de notre ère.

+ dans l’histoire des idées, on parle de « judéo-christianisme » pour souligner l’influence très forte de la Bible hébraïque sur la culture européenne passée au christianisme. Bien entendu, le terme s’est en parti forgé en pays protestant, contre le « catholicisme romain », accusé soit de s’être en partie paganisé en devenant un « helléno-christianisme ». La notion de judéo-christianisme consiste à penser que l’Europe puis l’Occident doivent plus à Jérusalem qu’à Athènes et Rome.

C’est dans cette référence ancienne au « judéo-christianisme » qu’a pu se développer ce qu’on appelle « le sionisme chrétien », l’idée selon laquelle la création de l’Etat d’Israël et l’installation d’une partie des Juifs du monde en « Terre Sainte » était un préalable à la reconnaissance de Jésus comme le Messie par les Juifs.

Les sionistes chrétiens américains justifient la violence commise par l’Etat d’Israël et les tensions croissantes dans la région par la réalisation de « l’Apocalypse » de Jean et les grandes batailles qui doivent précéder le retour triomphal du Christ.

Ni sionisme chrétien ni marcionisme

En fait, il vaudrait mieux qu’un Philippe de Villiers ait la lucidité de se présenter comme un « sioniste chrétien », plutôt que de parler de « judéo-christianisme ». Un « sioniste chrétien » allié du « sioniste [juif] » Zemmour. Cela clarifierait les positions.

En défendant le gouvernement israélien comme il le fait, au nom du « judéo-christianisme », Philippe de Villiers oublie qu’il est d’abord un catholique, baptisé et pratiquant la religion de ses pères, fidèles de la Sainte Eglise romaine depuis des générations. Le sionisme chrétien est incompatible avec le catholicisme.

La vision catholique de la « fin des temps » est très proche de celle du judaïsme traditionnel: nul ne sait quand le Messie (re)viendra. Et rien ne permet de hâter voire précipiter son retour. Ce qui nous sépare des Juifs orthodoxes, c’est qu’ils ne reconnaissent pas la messianité de Jésus. Pour le reste, nous sommes parents en matière spirituelle et métaphysique.

C’est la raison pour laquelle il faut se garder de l’écueil dans lequel tombent certains commentateurs qui condamnent le « sionisme chrétien » et qui rejettent carrément l’Ancien Testament, censé être porteur de la violence « des Juifs ». Cette tendance a existé à toutes les époques de l’histoire du christianisme. Elle porte un nom, le marcionisme, Marcion était un chrétien vivant vers la moitié du IIè siècle de notre ère, qui voulait que l’Eglise rejette l’Ancien Testament, manifestation d’un Dieu vengeur, par opposition à l’Evangile du Christ.

Pourquoi l’Eglise a gardé l’intégralité de la Bible hébraïque dans son canon des Ecritures

Marcion finissait par nier l’Incarnation, c’est-à-dire le fait que Jésus n’a pas été seulement Dieu mais aussi homme. Le rejet de l’Ancien Testament l’amenait à nier l’humanité du Christ puisqu’il ne s’était jamais agi de sauver « Israël », le peuple choisi par Dieu.

La doctrine de Marcion a au contraire pousser l’Eglise à expliciter son rapport à l’Ecriture qui avait précédé le Christ. Si je traduis cela en termes modernes, je dirai que la Bible est un étonnant témoignage. A-t-on jamais vu, avant les Hébreux, un peuple étaler, dans son « livre national » les turpitudes, faiblesses, cruautés de ses dirigeants; les erreurs commises génération après génération? Avait-on jamais les Egyptiens, les Chinois, les Grecs attribuer les malheurs qui tombaient sur eux à des causes internes, au lieu de se retourner contre des boucs émissaires ou d’accuser le destin?

C’est bien pour cela que l’Eglise, dans sa sagesse, a gardé l’intégralité des Ecritures: témoignage de la lucidité d’un petit nombre, les fidèles et ceux qu’on appelle les « prophètes ». Les Netanyahu de l’époque ont toujours trouvé sur leur route des hommes de Dieu pour leur dire la vérité. Le prophète Jérémie, par exemple, s’il revenait aujourd’hui, se ferait traiter de « Juif antisioniste », accusé par les dirigeants israéliens de trahir « sa nation ».

L’histoire du peuple hébreu, telle qu’elle nous est racontée dans le Premier Testament est emblématique dans la mesure où elle montre la voie à toute communauté humaine, lui enjoignant de rester fidèle aux principes qui l’ont fondée et de reconnaître ses erreurs. Supprimez l’Ancien Testament et il vous manquera l’histoire de la sortie progressive de la violence d’une communauté humaine qui fait de plus en plus de place à la responsabilité et à la piété personnelles.

« Spirituellement nous sommes des Sémites » (Pie XI)

En 1938, en pleine persécution des Juifs par les nazis, le pape Pie XI déclara à un groupe de pèlerins belges: « Spirituellement nous sommes des Sémites ». C’était bien entendu une dénonciation de l’antisémitisme nazi – Pie XI comme son successeur Pie XII anticipent, dès la fin 1938, ce que va être la persécution des Juifs par les nazis dans les années de guerre et ils commencent à mettre en place des filières d’émigration des persécutés, dont témoignent aujourd’hui les archives ouvertes du Saint-Siège.

Mais l’expression « spirituellement nous sommes des Sémites » pourrait avoir une nouvelle portée aujourd’hui. Elle pourrait nous rappeler que la Révélation divine a eu lieu dans trois langues sémitiques; l’hébreu, pour le peuple de l’Ancien Testament et pour les disciples du Christ (à qui Jésus s’adresse indifféremment en hébreu ou en araméen); l’arabe pour l’Islam. Le grand savant Louis Massignon, arabisant hors pair, décédé en 1962, a insisté sur ce phénomène historique: la révélation divine a eu lieu dans des langues sémitiques.

Cela nous ramène aux limites du concept de « judéo-christianisme ». Juifs, chrétiens et musulmans croient au même Dieu qui a créé l’univers sans nécessité mais pas pur amour. Adonaï, Dieu le Père ou Allah est le même Dieu. La philosophie fondamentale des trois monothéismes est la même: celle d’une création ouvre d’un Dieu plein de bonté. Ensuite, les trois monothéismes diffèrent sur les modalités de la relation entre l’homme et Dieu. Mais Juifs, chrétiens et musulmans, nous sommes bien les trois descendances spirituelles d’Abraham, comme aimait à le répéter Massignon.

Voilà pourquoi les sionistes chrétiens ont tort – autant que les soutiens de Netanyahu ou les islamistes. Dresser les enfants d’Abraham les uns contre les autres, comme le souhaitent les porteurs de millénarismes, qu’il soit chrétien, juif ou musulman, consiste à nier la volonté du Dieu miséricordieux qui est à l’origine des trois révélations.

Rein ne sert, non plus, de vouloir allier deux de ces millénarismes contre le troisième comme le font les défenseur du sionisme chrétien. Juifs, chrétiens et musulmans peuvent coexister en paix – à condition que chacun s’affaire à dépolitiser la religion.

Le Courrier des Stratèges