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élections présidentelles, Genocide, imperialisme, l'impérialisme américain, Normaliser le génocide
Samir Saul – Michel Seymour

Silencieux la plupart du temps face à l’impérialisme américain et à ses ravages, les éditorialistes occidentaux du mainstream se sont soudainement mis à parler de l’élection américaine. Chacun y va de son opinion et de ses pronostics. Comme dans le cas du débat sur le foulard, tous s’expriment. La connaissance géopolitique, en revanche, était absente de l’esprit des citoyens, alors qu’il s’agissait de l’éléphant dans la pièce.
Certains pensent que la question des relations de l’État américain avec le reste du monde relève uniquement de la « politique étrangère » américaine. C’est certes une question importante, mais ce n’est qu’un des nombreux sujets de débat entre les deux candidats. Ils estiment également que la politique étrangère n’est rien d’autre que l’ensemble des positions idéologiques et diplomatiques adoptées par l’administration américaine à l’égard de tel ou tel gouvernement ou mouvement. Ce soutien peut apparemment être justifié, surtout lorsque le mouvement ou le gouvernement que l’on soutient s’oppose à ce que l’on considère comme un « tyran », qu’il soit russe, chinois ou iranien.
Ces personnes admettront que les Américains sont responsables de certaines bavures passées. La guerre du Vietnam et l’invasion de l’Irak viennent à l’esprit, mais il ne s’agirait que d’erreurs du passé. Nos analystes de salon ne voient pas la responsabilité américaine dans le désastre libyen. Ils ne voient pas la présence américaine en Irak et l’occupation d’un tiers de la Syrie. Ils ne voient pas le machiavélisme américain responsable de l’escalade en Ukraine, et ils rejettent la responsabilité de la guerre à Gaza sur Netanyahou, le Hamas et le lobby israélien. Ils ne remettent pas en cause la présence américaine en mer de Chine.
Pourtant, de nombreuses questions se posent. Pourquoi les États-Unis sont-ils toujours en guerre ? Pourquoi s’ingèrent-ils autant depuis au moins 2014 dans ce qui se passe en Ukraine ? Pourquoi financent-ils et arment-ils à ce point l’État israélien ? Pourquoi sont-ils intervenus 250 fois dans le monde depuis 1991 ? Pourquoi ont-ils 750 bases militaires dans 80 pays ? Pourquoi dépensent-ils 900 milliards de dollars par an pour leur complexe militaro-industriel ? Pourquoi imposent-ils des sanctions à un tiers de la population mondiale ? Pourquoi prétendent-ils être les seuls à pouvoir diriger le monde ?
Ces questions restent sans réponse ou sont ignorées. Ceux qui cherchent à y répondre sont considérés comme développant des théories du complot. L’important, c’est l’événement qui remplit les journaux télévisés pendant quelques heures. Le reste n’a aucune importance. Résultat : on ne voit pas le monstre aux mille tentacules imposer sa puissance économique par la force, combattre ses concurrents perçus comme des ennemis, qu’il s’agisse de la Russie, de la Chine ou de l’Iran.
Un diagnostic nécessaire
D’un point de vue géopolitique, il fallait se méfier de Kamala Harris, car elle a cautionné, soutenu et financé le génocide des Gazaouis. Elle a du sang sur les mains et est directement responsable de la mort d’au moins 15 000 enfants. La conclusion logique aurait dû être de voter pour Jill Stein et les Verts. C’est une candidate progressiste qui ne reçoit pas d’argent de l’AmericanIsrael Public Affairs Committee (AIPAC). Mais à quelques jours de l’élection, il était bien sûr trop tard pour espérer quoi que ce soit.
Malheureusement, les « non engagés » n’ont pas voulu s’engager en faveur d’un candidat tiers comme Stein. Son colistier était d’ailleurs un illustre inconnu. Et puis Bernie Sanders et l’escouade ont capitulé. Le sempiternel débat entre les Rouges et les Bleus, typique de l’anglosphère, reprend de plus belle et domine à nouveau les médias.
A l’origine du mal qui a contraint les Américains à choisir, il y a le bipartisme dans lequel s’enferment les partisans des deux camps, mais il y a aussi une incapacité chronique à intégrer les deux dimensions essentielles de la vie politique américaine : ce qu’ils sont sur le plan intérieur et ce qu’ils sont sur la scène internationale. Si tous les progressistes avaient mieux intégré la dimension internationale dans leur analyse, ils auraient migré du côté d’un tiers parti au lieu de rester bloqués sur une candidature génocidaire souriante.
Sans la manipulation du Democratic National Committee (DNC) en faveur de Hilary Clinton en 2016 et de Joe Biden en 2020, Bernie Sanders aurait pu faire une percée. Un tiers parti serait né sous la vieille carapace du parti démocrate. Les Américains ont une tradition progressiste qui remonte au 19e siècle et qui était présente au moins en partie chez Frank D Roosevelt. Sanders avait le vent dans les voiles en 2020, porté par des millions d’appuis issus des classes populaires.
À l’occasion des élections de 2024, une majorité d’Américains étaient favorables à un medicare for all, mais aussi au cessez-le-feu et à l’interruption de la vente d’équipement militaire à Israël et à l’Ukraine. Sanders et le Squad ont échoué, mais d’autres Sanders et d’autres Squads finiront peut-être par suivre leur pas sans capituler.
L’explication incontournable : L’impérialisme américain
Comment l’agent orange a-t-il pu gagner les élections ? Les Américains ont voté pour un candidat toxique, criminel et narcissique. Nous avons affaire à un leader populiste de droite, erratique, impulsif, qui attise les passions xénophobes, faute de solution à quoi que ce soit, et qui, entre autres, favorise ceux qui veulent contraindre ou interdire la pratique de l’avortement. Les Républicains sont également majoritaires à la fois à la Chambre des représentants et au Sénat.
Comment expliquer cela ? Peut-on faire plus que de blâmer les citoyens américains ? Commençons par noter que la jeunesse américaine a été consternée par le soutien apporté à un État génocidaire, ce qui a conduit à des questions plus générales sur les États-Unis en tant que faiseurs de guerre. Se pourrait-il que les stratèges américains aient ignoré l’opinion publique critique et bouleversée par le génocide en cours à Gaza ? Se pourrait-il que les démocrates aient permis ou approuvé la politique impérialiste américaine en Ukraine et, surtout, au Moyen-Orient ? Ce serait la cause ultime de l’échec du Parti démocrate.
Cette analyse peut paraître surprenante, dans la mesure où Donald Trump n’est pas moins belliqueux. Certes, de nombreux citoyens ont pu vouloir sanctionner la politique américaine en Ukraine et croire que Trump pouvait y mettre fin en 48 heures. Contre toute évidence, certains ont aussi pu croire que Trump pourrait imposer davantage sa volonté au Moyen-Orient, alors même qu’il se proclame un chaud partisan d’Israël et du carnage de Gaza. Quoi qu’il en soit, une chose est sûre. Les démocrates ont perdu le vote de nombreux jeunes, le vote des citoyens d’origine arabe et, plus généralement, le vote des musulmans. Mais ces électeurs ont-ils eu un impact décisif sur le cours des choses ? Trump n’est-il pas encore plus belliqueux au Moyen-Orient que Biden, et la différence ne réside-t-elle pas dans les nuances de sa rhétorique ?
N’y a-t-il pas d’autres raisons à la défaite ? Que peut-on dire, par exemple, de l’inflation vécue par les citoyens ? L’inflation est en grande partie le résultat de la hausse des prix des produits importés. Cette dernière est en partie le résultat des « sanctions » imposées à la Russie, et surtout de l’arrêt des ventes de pétrole et de gaz russes à l’Europe et de la destruction du gazoduc Nordstream. Les entreprises européennes ont toutes subi des augmentations importantes de leurs dépenses de fonctionnement, ce qui a entraîné une hausse des prix des produits exportés vers les États-Unis. Cette fois-ci, c’est la belligérance du gouvernement américain à l’égard de la Russie qui est en cause. Les Américains ont exprimé leur juste exaspération face à l’inflation et à la dégradation de leur niveau de vie, même si Trump n’a pas plus de solution à ce grave problème que Biden-Harris.
Mais qu’en est-il de l’immigration ? La question se pose de savoir pourquoi tant de citoyens d’Amérique latine tentent de revenir aux États-Unis. Mais il est difficile d’exclure les nombreuses interventions américaines. Les « sanctions » qu’ils imposent, leur soutien à des États corrompus et leurs interventions militaires répétées ont contribué à l’instabilité chronique et ouvert la voie aux narcotrafiquants, incitant de nombreux Latino-Américains à émigrer aux États-Unis.
En somme, que l’on explique la défaite démocrate par la guerre, l’inflation ou l’immigration, toutes ces raisons renvoient à une seule et même cause ultime : l’impérialisme américain et les désordres qu’il engendre : L’impérialisme américain et les désordres qu’il provoque dans le monde.
Normaliser le génocide
Que s’est-il passé pour neutraliser la prise de conscience du caractère belliqueux, dévoyé et génocidaire de l’État américain ? Quelle a été la fuite en avant dans l’autocritique ? Comment la résistance des étudiants sur les campus n’a-t-elle pas réussi à susciter un soutien massif de l’opinion publique ?
Les administrations universitaires ont progressivement ressenti le besoin de faire taire les voix dissidentes sur les campus. Il y a bien sûr les manifestations de citoyens dans la rue, qui sont tolérées parce qu’il est politiquement délicat de les interdire. Cela est d’autant plus facile qu’après plusieurs mois, il n’en restait plus que quelques milliers dans les rues.
Deuxièmement, que ce soit par opportunisme, par indifférence, par prudence calculée ou par désintérêt pour ce qui n’est pas immédiatement dans son intérêt, le milieu intellectuel dans son ensemble, y compris les centres de recherche dont l’« expertise » est la politique internationale, a eu tendance à rester sur son propre terrain et à penser « carrière ». Il faut dire aussi que ceux qui ont élevé la voix ont souvent été suspendus, voire licenciés, ou ont vu leur contrat non renouvelé. Le site Scholars at risk a fait état de cette répression visant le personnel des établissements universitaires.
Les médias mainstream adoptèrent ensuite des politiques éditoriales qui cherchaient à ne pas publier les propos jugés trop critiques, ce qui eut pour effet d’aseptiser le contenu des pages Idées ou Opinions, et de les limiter aux sujets apolitiques, voire carrément anodins.
On n’oubliera pas le rôle joué par les oligarques propriétaires des grands médias et l’appui des commanditaires. Un média mainstream digne de ce nom a donc le bon réflexe de faire attention à ce qu’il publie. Il exige «à bon droit» que soient expurgés les textes véhiculant de la «désinformation» (c’est-à-dire les faits plutôt que le récit officiel). Ils réservent un même sort à ceux qui véhiculent des propos «haineux» ou «incitant à la violence» (alors même que se déploient crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocide à grande échelle). Ils visent alors ceux qui, voulant se porter à la défense du peuple palestinien, ont l’audace d’appuyer le «groupe terroriste» du Hamas. Peu importe si, du point de vue du droit international, un peuple faisant l’objet d’une occupation illégale a le droit de se défendre par les armes et peu importe si, en dehors de l’Occident, le reste de la communauté internationale reconnaît aussi ce droit.
C’est ainsi que les voix discordantes qui se sont élevées à gauche ou à droite au sein des médias de l’anglosphère firent l’objet d’une répression croissante. La Grande-Bretagne s’est occupée de Julian Assange, Sarah Wilkerson, Tony Greenstein, Richard Medhurst, Craig Murray et Asa Winstanley (le co-fondateur de The Electronic Intifada). Aux États-Unis, Mark Lamont Hill a été licencié de CNN. Mehdi Hasan a été licencié de MSNBC. Candace Owens a été licenciée du Daily Wire. Katie Halper et Briahna Joy Gray ont été licenciées de The Hill. Scott Ritter a fait l’objet de perquisitions à son domicile. Chris Hedges a été invité à quitter The Real News Network.
Ceux qui ne vivent que du pain et des jeux, quand ce n’est pas d’amour et d’eau fraîche, et qui regardent dans leur caverne défiler les images sur leur petit écran, peuvent bien se demander où nous trouvons tous ces noms et tous ces faits. Il s’agit bien souvent d’un monde qu’ils ignorent car il est composé, tenez-vous bien, de personnes qui osent transmettre des informations véridiques.
C’est dans ce contexte qu’il faut se placer pour apprécier ensuite le comportement des partis politiques à la Chambre des représentants ou au Sénat. Même si certains ont osé élever la voix, il ne fallait pas compter sur la mise aux voix d’une résolution dénonçant le génocide présentement en cours à Gaza. Et pourtant, c’est pour la première fois dans l’histoire mondiale un génocide auquel on assiste en direct!
Les citoyens médusés qui voient cette horreur et qui ont de la rage au fond du cœur se sentent impuissants. Ils se disent qu’il n’y a probablement rien qui puisse être fait pour renverser la vapeur, arrêter la marche infernale vers une très grande guerre et changer l’ordre des choses. Même s’ils sont très majoritaires aux États-Unis à vouloir un cessez-le-feu et à proposer l’interruption de l’aide militaire, les autorités politiques américaines savent qu’elles peuvent aller de l’avant. Elles n’ont qu’à faire croire qu’elles travaillent jour et nuit à un cessez-le-feu. La population n’y verra que du feu.
On peut ainsi comprendre pourquoi les citoyens sont frustrés et amers avec de la tristesse restée coincée en travers de la gorge. Que ce soit sur les campus ou dans la rue, dans les journaux ou sur les réseaux sociaux, jusqu’au Congrès, les citoyens n’avaient pas de porte-parole. Ils avaient le droit de vote, mais ils n’avaient pas de voix.
C’est ainsi que l’on parvint enfin à normaliser le génocide. Et c’est aussi de cette façon qu’a pu être interrompue, alors qu’elle était à peine entamée, une réflexion auto-critique au sujet de l’impérialisme américain.
Conclusion
Sanders et le Squad ont capitulé devant la belligérance du duo Biden-Harris et du trio des Neo Cons Anthony Blinken, Victoria Nuland and Jake Sullivan. C’est là que le bât blesse.
Qu’y a-t-il de « démocratique » dans un système où les candidats n’ont aucune chance s’ils n’ont pas levé des milliards auprès des grosses fortunes (16 milliards de $ en 2024) ?
Au final, les Américains sont les otages d’un système à parti unique portant des masques démocrate ou républicain, mis au service d’un État impérialiste et relevant de la même oligarchie. Le reste n’est que spectacle pour leurrer le public.
Samir Saul est docteur d’État en histoire (Paris) et professeur d’histoire à l’Université de Montréal. Son dernier livre est intitulé L’Impérialisme, passé et présent. Un essai (2023). Il est aussi l’auteur de Intérêts économiques français et décolonisation de l’Afrique du Nord (1945-1962) (2016), et de La France et l’Égypte de 1882 à 1914. Intérêts économiques et implications politiques (1997). Il est enfin le codirecteur de Méditerranée, Moyen-Orient : deux siècles de relations internationales (2003). Courriel : samir.saul@umontreal.ca ____________________________________________________________________________________________________
Michel Seymour est professeur retraité du département de philosophie à l’Université de Montréal, où il a enseigné de 1990 à 2019. Il est l’auteur d’une dizaine de monographies incluant A Liberal Theory of Collective Rights, 2017; La nation pluraliste, ouvrage co-écrit avec Jérôme Gosselin-Tapp et pour lequel les auteurs ont remporté le prix de l’Association canadienne de philosophie; De la tolérance à la reconnaissance, 2008, ouvrage pour lequel il a obtenu le prix Jean-Charles Falardeau de la Fédération canadienne des sciences humaines. Il a également remporté le prix Richard Arès de la revue l’Action nationale pour l’ouvrage intitulé Le pari de la démesure, paru en 2001. Courriel : seymour@videotron.ca site web: michelseymour.org
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